Crise alimentaire mondiale : se souvenir de la taxe Tobin-Spahn
Au cours des dernières semaines, le monde occidental - quand son attention n’était pas captée par le parcours de la flamme olympique - a eu à se souvenir que des centaines de millions de personnes ne mangeaient pas à leur faim. Les objectifs du Millénaire pour le développement (dont celui consistant à réduire de moitié le nombre de personnes souffrant de la faim entre 1990 et 2015) n’ont jamais semblé si désespérément loin. La flambée des prix a été d’une telle ampleur que la Banque mondiale recense une trentaine de pays où la situation est devenue critique (Haïti, Egypte, Mexique, Sénégal...). Cela a suscité un branle-bas de combat à la Banque mondiale qui évoque un New Deal alimentaire, au Programme alimentaire mondial de l’ONU qui réclame urgemment 500 millions de dollars supplémentaires pour continuer à nourrir ses 73 millions de bénéficiaires et même au FMI qui appuie ces demandes. Les Européens - du moins quand ils s’expriment - restent fidèles à eux-mêmes en réagissant en ordre dispersé. Cependant, alors que tous s’offusquent de la situation, la Commission européenne nous apprend que l’aide publique au développement versée par les Etats membres en 2007 a été inférieure d’un milliard d’euros à celle de 2006 (0,5 % du PIB alors que l’objectif pour 2010 est fixé à 0,56 % et 0,7 % en 2015) et que les finances publiques des pays de la zone euro n’ont jamais été aussi bonnes depuis... 1973 ! Les fortes augmentations de prix ont été mises sur le compte des tensions entre l’offre et la demande (stocks au plus bas depuis 30 ans, sortie de la pauvreté de 400 millions de Chinois depuis 1979), des aléas du climat (Australie, Ukraine) et la réorientation de la production pour assouvir les besoins en biocarburants (cf. l’objectif européen de 10 % de biocarburants d’ici 2020).
Corriger la spéculation financière comme accélérateur du malthusianisme
Mais une explication a systématiquement été occultée : la spéculation financière qui a amplifié toutes ces frictions. Or, quand la crise du subprime a éclaté en août 2007, les fonds d’investissement (hedge funds, fonds de pension) ont « retiré leurs billes » de ce marché pour réinjecter leur argent là où il y a un fort potentiel de croissance : l’énergie (l’AIE prévoit une hausse de 55 % de la demande énergétique mondiale d’ici à 2030) et l’alimentation (avec le décollage de la Chine et de l’Inde qu’il faut mieux et davantage nourrir) [1]. Le président de l’Association générale des producteurs de blé (France) « chiffre la part de la spéculation dans le cours du blé à 20 % » [2]. L’activité sur les marchés à terme conforte cette hypothèse car ils ont été stables pendant la décennie qui a précédé l’été 2007. Dès lors, si la Chine était responsable de la montée des prix, ceux-ci n’auraient pas grimpé subitement ; l’augmentation aurait été graduelle, lissée. Aussi, les hausses des prix du lait (et donc de ses nombreux dérivés), du café et du riz ne peuvent être attribuées aux biocarburants qui sont produits à partir de soja, maïs et colza. Une telle inflation des produits alimentaires ne semble pas prête de retomber : la puissance de feu des hedge funds qui avait triplé entre 2000 et 2007 pour atteindre 6 000 milliards de dollars (à titre de comparaison, l’ensemble des entreprises cotées en Bourse avait une capitalisation boursière de 51 400 milliards $) devrait encore fortement augmenter au cours des prochaines années (9 et 12 000 milliards d’ici 2012) [3]. Partant du principe qu’entre 5 et 15 % spéculent sur les matières premières, les devises, etc. et/ou les intègrent dans leur portefeuille d’investissement à des fins de diversification des risques, c’est beaucoup d’argent qu’ils vont encore déverser sur ces marchés sans qu’ils en accroissent la capacité productive et, par conséquent, élèvent leur cours. Et de se remémorer les jours où, suite à la crise asiatique (1997) et à ses débordements dans d’autres régions du monde, la taxe Tobin-Spahn était régulièrement évoquée. Pour rappel, cette taxe du nom d’un ancien Prix Nobel d’Economie et d’un économiste allemand visait à prélever un pourcentage sur les mouvements spéculatifs portant sur les devises de manière à les dissuader et à stabiliser le système monétaire international. Par la suite, les milieux progressistes avaient imaginé d’affecter cette recette ainsi collectée (estimée à 50 milliards de dollars par an) au développement des pays les plus pauvres. En 2004, les parlementaires belges avaient adopté une loi instaurant cette taxe qui n’entrerait en vigueur que lorsque tous les partenaires de la zone euro suivraient cette voie [5]. Au vu du « tsunami humanitaire » vers lequel on s’achemine, le principe de la taxe pourrait être élargi pour englober la spéculation sur les denrées de première nécessité comme les céréales, le maïs, le riz... (Dans un souci de prévoyance, ajoutons déjà l’eau à la liste...) Cette initiative ne peut évidemment être portée que par une union monétaire et pas par la seule Belgique qui, seule, ne pèse rien. Voilà un nouveau challenge pour la zone euro qui soufflera ses dix bougies l’année prochaine et un sujet qui pourrait devenir un motif de campagne à l’occasion des élections européennes de juin 2009. Se doter d’un tel projet renforcerait la représentation de la zone sur la scène internationale et concrétiserait la volonté inaboutie de redorer « la dimension sociale de la mondialisation »[5].
Ensuite - et ce serait une autre histoire -, il faudrait s’assurer que les produits de la recette soient dirigés prioritairement vers la production pour les marchés domestiques plutôt que vers l’exportation. Car on ne peut s’étonner avec le FMI du paradoxe selon lequel certains des pays les plus frappés affichent des taux de croissance très élevés (celle-ci étant dopée par les exportations de leurs matières premières). In fine, cela pose la question de la distribution des ressources que le même FMI avait poussées à la concentration dans les mains de quelques grands propriétaires terriens et multinationales à travers ses aides financières conditionnées à la libéralisation de ces marchés... Bref, face à la gravité de la crise, les institutions internationales se réveillent. Espérons que les Européens feront de même.
(article publié dans La Libre Belgique, 30 avril 2008)
[2] Le Monde, 24 avril 2008
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