Crise iranienne : le chant du cygne de la non-prolifération nucléaire
Imaginons les États-Unis, sans armes nucléaires, entourés du Mexique et du Canada qui la possèderaient. Ou bien la France encerclée par des pays possédant la bombe atomique sans l’avoir elle-même… Voilà exactement le contexte de la crise iranienne.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH176/Map_Nuclear_Powers-d3248.jpg)
Combien de temps faudrait-il pour que Washington et Paris refusent un traité de non-prolifération et se lancent au plus vite dans la construction d’un arsenal nucléaire ? Très certainement moins de temps qu’il n’en faut pour évoquer un tel scénario !
Et Paris, comme Washington, invoquerait l’exigence de sécurité nationale pour se justifier et se dégager de tout traité.
Voilà exactement le contexte de
la crise iranienne. Téhéran est entouré de puissances nucléaires (Russie,
Israël, Pakistan et peut-être l’Arabie saoudite) ; et, cerise sur le
gâteau, depuis trois ans, certains de ses plus proches voisins, comme l’Irak,
l’Afghanistan ou le Koweit, ont été transformés en bases militaires US. Alors,
même sans un fou provocateur à sa tête, comme l’actuel président Mahmoud
Ahmadinejad, il n’est pas surprenant de voir l’Iran essayer par tous les
moyens, et au plus vite, de se doter de l’arme nucléaire. Le contraire eût été
étonnant, surtout au vu de la formidable leçon de « real politik »
donnée par l’administration Bush, qui a prouvé au monde entier qu’un dictateur
avec l’arme nucléaire (Corée du Nord) était intouchable, alors qu’un dictateur
sans arme nucléaire (et avec du pétrole comme en Irak) était une cible de
choix. La leçon, l’une des pires qui aient pu alimenter la réflexion
internationale ces dernières décennies, car évacuant tout autre élément que le
simple rapport de puissance brute, a porté. Et l’Iran va donc avancer désormais
à vitesse grand V dans la voie de la maîtrise de l’arme atomique, afin de
« sanctuariser » son territoire, ainsi que l’a fait
Soyons clair. C’était une évolution certainement inéluctable. Mais c’est l’administration Bush qui, par son indigence intellectuelle et son avidité pétrolière, a accéléré ce processus. Le monde est devenu infiniment moins sûr depuis que Washington est dirigé par des gens qui pensent avec leur fusil ; et donc ce monde s’adapte. L’Iran fait de même aujourd’hui.
En effet, avec l’invasion de l’Irak et ses conséquences, l’administration Bush et le gouvernement de Tony Blair ont privé l’ONU de tout moyen sérieux d’influence.
D’une part, les mascarades américano-britanniques au Conseil de sécurité sur les armes de destruction massive lors des débats sur l’Irak empêchent désormais le Conseil de sécurité de suivre ce chemin. On a en effet du mal à imaginer l’opinion publique mondiale prêter foi, ne serait-ce qu’une seconde, à un remake du show de Colin Powell avec ses photos-montages. Et ce n’est pas une éventuelle prestation d’Angela Merkel ou de Jacques Chirac qui améliorera le taux d’écoute.
D’autre part, grâce à la crise irakienne en particulier, le marché pétrolier reste très orienté à la hausse. La seule mention d’une aggravation de la crise iranienne a fait bondir à nouveau le pétrole vers les 70$ le baril. Il est donc évident pour tout le monde qu’une crise ouverte avec l’Iran (embargo économique, attaque militaire, bombardement d’installations sensibles) aboutirait en premier lieu à un baril flirtant avec les 100$ dans les jours et semaines qui suivraient. Et peut-être même pour une durée beaucoup plus longue, car l’Iran tient la clé du détroit d’Ormuz, et donc de l’essentiel du ravitaillement pétrolier de l’Occident. Quelles que soient les flottes militaires occidentales déployées dans la région, un « petit missile » ou deux tirés sur des pétroliers géants lorsqu’ils passent ce détroit, et c’est l’essentiel du flux de l’or noir du Golfe qui est bloqué.
Enfin, n’oublions pas que la grande clairvoyance des stratèges washingtoniens et londoniens a également offert sur un plateau plus de 150 000 « otages » potentiels américains et anglais (et accessoirement, surtout en Afghanistan, des Français, Allemands... ) aux Iraniens. Téhéran n’a pas besoin de fournir un immense effort pour enflammer le sud chiite de l’Irak et y prendre au piège les troupes britanniques et américaines qui s’y trouvent. Et il ne lui serait pas très difficile d’attraper quelques centaines de soldats de l’OTAN en Afghanistan quand ils patrouillent dans les régions frontalières.
Alors, pour ce qui est de l’option « dure », on voit qu’elle a peu de chances de dépasser le stade de la gesticulation. Surtout que le monde n’est pas peuplé uniquement d’Américains, d’alliés, de méchants et de spectateurs, comme certains think-tanks américains (et responsables gouvernementaux) voudraient bien le croire, et le faire croire.
D’une part,
D’autre part, Moscou joue un jeu
très « poutinien », consistant à ne suivre que son intérêt direct qui
peut conduire
Enfin, et ce n’est pas le moindre détail pour ce qui est de l’impuissance à venir au Conseil de sécurité, pour les Européens, l’Iran n’est pas l’Irak.
Quelles que soient les opinions
sur les dirigeants actuels du pays, c’est un pays qui fonctionne avec des
composantes démocratiques certes limitées, néanmoins réelles. Le pouvoir
des religieux y reste immense et souvent hors de contrôle des urnes, mais c’est
aussi le cas du pouvoir des militaires en Turquie, par exemple, sans que
personne ne classe Ankara dans la catégorie des dictatures, puisqu’au contraire
nos dirigeants pensent que
Les Européens savent aussi que si l’Iran a en effet financé des actes terroristes, surtout dans les années 1980/1990, elle n’a en revanche agressé aucun autre État. Et toute tentative de connecter l’Iran à Al Quaeda, comme doivent certainement y penser actuellement de nombreuses officines spécialisées dans la manipulation, se heurtera en Europe à une incrédulité totale. Tout ceci explique qu’il y a cette fois-ci sur l’Iran une vraie vision européenne (incluant Londres) des choses face à une vision américaine (en tout cas de l’administration Bush).
On peut toujours envisager que Tony Blair in fine suive son ami Bush et adopte une position « guerrière », mais l’opinion publique et l’appareil d’État britanniques ne suivront pas. Cela marquerait essentiellement la fin politique de Tony Blair.
En conclusion, on se retrouve face à un dilemme prévisible, que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer dans les colonnes de Newropeans-Magazine : la non-prolifération nucléaire ne fonctionne plus une fois qu’un trop grand nombre de pays ont atteint le niveau de possession (avérée ou potentielle) de l’arme nucléaire. Pratiquement, cela implique que la disponibilité des informations pour construire ces armes devient trop importante pour qu’on puisse prévenir sa dissémination. Moralement, cela interdit de pouvoir justifier le fait d’empêcher un peuple de se protéger contre des voisins inquiétants qui la possèdent. Politiquement, cela revient à multiplier les crises sur ce thème sans pouvoir les régler. Ce qui accroît encore l’obsolescence de la doctrine de non-prolifération.
Par ailleurs, comment peut-on prêcher la non-prolifération, quand on contribue directement au désordre du monde par sa propre politique, et qu’on entreprend de développer hors traité de nouvelles armes atomiques ? C’est une question que G.W. Bush pourrait utilement méditer.
En l’occurrence, la question objective n’est pas de savoir si, mais bien de savoir quand et dans quelles conditions l’Iran se dotera de l’arme nucléaire. Soit cela se passera dans le cadre d’une grave crise mondiale, si une tentative d’action brutale est déclenchée, que ce soit par Washington ou par Tel Aviv[3], qui générerait notamment un effondrement de l’ « axe transatlantique »[4], soit cela évoluera avec des alternances de tensions et de répits (comme c’est le cas depuis deux ans) vers une solution encadrée et pacifique.
Il serait alors utile d’essayer de faire du cas iranien un cas d’école et de transformer le traité de non-prolifération nucléaire en un nouveau traité dit de « prolifération contrôlée »[5].
Au lieu d’essayer d’empêcher l’inévitable[6], il est plus constructif de l’encadrer. Permettre le développement de ces armes aux pays qui sont prêts à offrir les garanties démocratiques de leur contrôle et le caractère pacifique de leurs objectifs, offrir à ces mêmes pays des alternatives de sécurité sérieuse, par exemple l’adhésion à l’OTAN[7], est plus porteur d’avenir qu’essayer vainement de les faire renoncer à leurs désirs de sécurité.
Comme on le voit, derrière la crise iranienne, se profile une étape majeure de la transformation du monde déclenchée après la chute du mur de Berlin. Nous sommes toujours en train de sortir du monde créé après 1945. Pour trouver le chemin, nous, Européens, avons le choix entre l’arrogance aveugle d’Achille et l’intelligence affûtée d’Ulysse.
Personnellement, je recommanderai à Newropeans qui va élaborer dans les mois qui viennent son programme en matière de relations extérieures et de défense, de choisir la voie incarnée par Ulysse, dont je crois que les Européens de ce début de XXIe siècle se sentent plus proches ; et donc, en matière nucléaire, de travailler à l’élaboration d’une proposition traitant de « prolifération contrôlée », plutôt que de « non-prolifération ».
[1] Dont vous remarquerez qu’on ne parle plus beaucoup ces derniers temps. Ils existent toujours dans les couloirs de Washington, ou dans la tête de quelques politiciens européens quinquagénaires produits dans leurs laboratoires « intellectuels » (think-tanks) au cours des années 1990.
[2] qui relevaient essentiellement de la justification intellectuelle de deux idées infantiles et très « babyboomers » : « je fais ce que je veux » et « je prends ce qui me plaît ».
[3] Mais la maladie de Sharon semble pour l’instant éloigner cette possibilité, car à part lui, seul un gouvernement très agressif dirigé par Netanyahou, peu probable électoralement, pourrait se lancer dans une telle aventure, dont même les militaires israéliens reconnaissent qu’elle se solderait probablement par un échec étant donné la dispersion des installations nucléaires iraniennes.
[4] Cf. “A
US unilateral military move concerning Iran will break NATO in pieces” (Newropeans-Magazine, 14/12/2004)
[5] Cf. « La politique de prolifération a-t-elle encore un avenir ? » (Newropeans-Magazine, 20/10/2004)
[6] Et il ne s’agit pas ici de se résigner devant l’évolution des choses. Bien au contraire, dans la vie, pour pouvoir réellement changer les choses, il ne faut pas se tromper sur ce qui est possible et sur ce qui ne l’est pas. Ce n’est pas en fouettant la mer qu’on modifie le cours des batailles navales. C’est au contraire en sachant identifier les moments, les points qui sont modifiables et altèrent ensuite les évolutions.
[7] Car en effet, il faudra bien un jour prochain choisir
entre envoyer des troupes de l’OTAN partout sur la planète à partir d’une base
uniquement euro-américaine, ou bien en faire le fondement d’une organisation
internationale de sécurité.
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