De l’évaluation à la domination (fin) - la méritocratie
De l’examen scolaire à l’évaluation des ministres sans oublier les tests d’été dans les magazines féminins, l’évaluation quantitative s’est imposée partout. Cette emprise a pour conséquences d’établir des normes mais aussi de sélectionner, donc se priver de l’apport de ce qui est hors normes. Les individus qui répondent aux critères de sélection en viennent à constituer une élite avec ses règles, ses codes, son langage. Le groupe initial composé, les critères se durcissent toujours plus, écartant les membres du groupe qui ne s’y adapteraient pas, tout en éliminant davantage de nouveaux candidats. Nos sociétés, basées sur ce modèle, se sont certainement passées de l’apport d’individus, de groupes et d’idées révolutionnaires. Combien d’Einstein, de Léonard de Vinci, ou de Chateaubriand n’ont pu éclore ? Si cette question n’emporte aucune réponse, nous découvrirons en revanche comment s’est construite la méritocratie américaine sous l’impulsion de quelques hommes ; modèle que nous importons progressivement !
Nous sommes le 28 octobre 1813. Alors qu’il n’est plus Président des Etats-Unis d’Amérique, Thomas Jefferson écrit une lettre à son prédécesseur, John Adams, dans laquelle il pose les bases d’une aristocratie naturelle fondée sur des gens talentueux et vertueux, qui s’opposerait à une aristocratie artificielle établie sur la naissance et la richesse. Les deux hommes se vouent un respect mutuel, une franche amitié, et leur correspondance fourmille de références érudites en latin et grec ancien.
Une centaine d’années plus tard, James Bryant Conant - président d’Harvard de 1933 à 1953 - trouve la lettre de Jefferson. Il partage avec ce dernier l’idée d’une méritocratie américaine, et cela le conforte dans son rejet d’une société aristocratique à l’anglaise, incarnée par les descendants des puritains. Pour Conant qui rêvait d’une société sans classe, l’aristocratie conduit inéluctablement au marxisme. L’Amérique doit être gouvernée par une élite vertueuse et méritante au service de l’Etat : tel était son projet !
Au début des années 30, Harvard n’est qu’un bon établissement parmi d’autres. La démocratisation de l’enseignement est en marche, ce qui contrarie Conant. L’homme souhaite restreindre l’accès aux universités. Il lui faut pour cela un outil capable de trier le bon grain de l’ivraie. Alfred Binet allait le lui donner !
Le Français Alfred Binet et son assistant Simon inventent le fameux test de Qi, en 1905. Une dizaine d’années plus tard, Lewis Terman, professeur de psychologie à Stanford, reprend le test en le modifiant. Ainsi dit-il sur la base de son test : « the average negro is vastly inferior to that of the average white man. ... The intelligence of the American Indian has also been over-rated, for mental tests indicate that it is not greatly superior to that of the average negro. Our Mexican population, which is largely of Indian extraction, makes little if any better showing. ». Bref, le test Binet-Stanford sera employé pour la première fois à grande échelle en 1917 pour évaluer les recrues, c’est-à-dire pour déterminer ceux qui méritaient d’être officiers. On leur demandait par exemple si Christy Mathewson était un écrivain, un joueur de baseball, un artiste ou un acteur. L’amateur de baseball était jugé intelligent et digne de devenir officier ; quant aux autres, on leur promettait le front.
Terman est aussi connu comme membre actif de la sympathique American Eugenic Society ; une association qui prônait la stérilisation de 2.5 millions d’Américains et le ségrégation de 5 autres millions. D’ailleurs, près d’une trentaine d’Etats adoptèrent des lois en faveur de la stérilisation dans les années 20-30. En 1929, rien qu’en Californie, environ 6000 personnes ont ainsi été stérilisées. D’après le sociologue Stefan Kuhl et l’historien Barry Mehler , l’American Eugenic Society et les lois sur la stérilisation ont directement inspiré Hitler et les Nazis. La responsabilité des familles Rockefeller (via
Carl Campbell Brigham, professeur de psychologie à l’université de Princeton en 1923 fut l’adjoint de Robert Yerkes, celui qui administra le test Binet-Stanford aux recrues durant
Brigham adapte donc le test Binet-Stanford aux lycéens en 1926 ; celui-ci devient alors le SAT (Scholastic Aptitude Test), une sorte de QCM. Durant les années 30, le SAT évolue pour devenir un outil de sélection des étudiants à l’entrée de la fameuse Ivy League, un groupe de 8 universités privées dont Harvard.
En 1948, devant le refus des universités publiques américaines d’adopter le SAT comme outil de sélection, Conant et son adjoint Chauncey créent ETS (Educational Testing Service), une association qui élabore et vend des tests (entre 1 et 1.5 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2008). En France, elle commercialise aujourd’hui le TOEIC et le TOEFL en attendant l’adaptation d’autres produits.
Mais tous les idéaux de Conant (société sans classe, sans privilège, au service du public, indifférente à l’argent et sélectionnée selon des critères scientifiques) ont été balayés. Le SAT, toujours employé comme outil de sélection, n’est qu’un simple test psychométrique auquel préparent des établissements privés aux coûts exorbitants. C’est devenu un outil de reproduction de l’élite sociale au lieu d’être un outil de détection du potentiel intellectuel indifférent à la classe sociale, comme le démontre Nicholas Lemann dans son livre The Big Test : The Secret History of the American Meritocracy. Une association américaine a étudié en détail les biais méthodologiques de différents tests, et leur rôle profondément néfaste sur la société américaine. Tout test psychométrique (PISA, SAT, tests de langue, tests d’embauche, etc.) appliqué à l’évaluation des compétences ou du savoir ne mesure que l’aptitude à passer un test, pas l’aptitude elle-même. On peut à la limite mesurer quelques compétences verbales par ce biais. Et ce type de test conduit toujours à des solutions eugéniques puisqu’il a pour objet de trouver des différences. C’est d’ailleurs son seul objet.
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