De Sim City à Sin City
Le tragique viol d’Alexandre Robert par trois natifs des Emirats (deux anciens détenus dont un porteur du HIV)* ne fait qu’ajouter à un profond malaise : en essayant de se faire chaque jour plus belle, la nouvelle perle du Moyen-Orient parvient régulièrement à faire ressortir les éléments les plus disgrâcieux de son vrai visage.
Un vol de nuit pour Dubai offre d’entrée ces saisissantes images : fendant la nuit noire du désert, d’interminables autoroutes rectilignes, vides de tout trafic et jalonnés de puissants éclairages tous les vingt mètres. Ici, on ne regarde pas vraiment à la dépense pour l’énergie. Ici, des infrastructures ne se jugent pas sur des critères de rentabilité.
Il est minuit, et c’est l’heure de pointe : l’aéroport bondé d’une foule cosmopolite s’avère un "mall" assez quelconque... n’était cette noria de limousines rutilantes s’activant pour recueillir des touristes dont on recherche moins le portefeuille que quelques heures d’attention et la promesse de revenir gonfler les statistiques du tourisme. Car Dubai a l’ambition de devenir un hub et une destination en soi, pas le simple Anchorage des temps modernes ; cette étape forcée et sans grand intérêt des voyageurs au long cours.
Le pari est d’ores et déjà gagné sur les mers : tous les porte-conteneurs de la terre connaissent ce carrefour entre Orient et Occident où le pirate côtoie l’armateur, le raider, le trader et l’infidèle l’intégriste. La partie semble également bien engagée sur le front touristique grâce aux investissements colossaux consentis par la famille régnante et ses bras armés (il en faut pour porter des chéquiers en or). La compagnie Emirates, au départ la danseuse d’un grand voyageur désireux de circuler sur sa propre flotte, s’est imposée comme le fer de lance de l’ouverture au monde ; une formidable machine à drainer l’étranger vers une destination caméléon s’adaptant à tous ses désirs. Plus besoin d’aller faire son shopping à Paris, Londres ou New York, plus besoin de pousser jusqu’au Pacifique pour profiter des cocotiers, plus besoin de gagner Vegas pour se voir proposer toute une palette d’hôtels à thème...
Alors que l’élite redécouvre le vrai sens du mot "luxe" dans des sites authentiques et préservés du tourisme, Dubai réinvente le luxe pour les masses en se lançant dans une course au superlatif : premier hôtel sept étoiles au monde (le Burj Al-Arab, une voile futuriste dressée sur la mer mais une décoration intérieure à vomir), premier hôtel sous les mers (Hydropolis), premiers paradis artificiels (The Palm, The World...), premier désert parc d’attractions (Ski Dubai, circuit de F1, Universal Studios...), et bien sûr première véritable tour de Babel (Burj Dubai et ses presque huit cents mètres).
Si le modèle économique convient parfaitement aux grands noms du luxe qui ont depuis longtemps élargi leur base de clientèle, l’Emirat lui-même n’est pas certain de s’y retrouver à terme. Bien sûr, la stratégie de diversification fait totalement sens compte tenu de l’assèchement de la rente pétrolière (désormais 10% des richesses), et le nouveau hub financier draine suffisamment de capitaux et de voyageurs haut de gamme pour amorcer la pompe... mais la logique de masse repose toujours essentiellement sur du sable**, et les cohortes de nouveaux riches Chinois ou Russes finiront bien par se lasser des robinetteries en or. Par ailleurs, les fantaisies architecturales commencent à sérieusement dégrader l’environnement : personne ne se plaint de l’air conditionné glacé à tous les étages, mais quand une plage s’affaisse de deux mètres en une nuit, ça finit par se voir.
Les recettes à venir ne sont donc pas encore acquises. Et question dépenses, il convient de revoir l’image d’Epinal de l’émir jetant les rouleaux de billets verts par la fenêtre : ce beau rêve se construit par des petites mains importées d’Inde ou du Pakistan, privées de leur passeport à l’arrivée, parquées dans des dortoirs sordides et payées au lance-pierres... des centaines de milliers de bons musulmans dont certains contribuent depuis des décennies au succès national sans espoir d’obtenir la nationalité.
Difficile de croiser un "local" d’ailleurs. A part cette vieille sous sa tente avec ses deux chèvres loin de la ville, à part ce quadra exhibant ses trois épouses dans un grand restaurant (deux trentenaires fusillant du regard la troisième, la quinzaine à tout casser), à part ces fantômes couverts de noir des pieds à la tête rasant les murs dans quelques beaux quartiers. Et même ces clichés ont vécu : la Vegas du Moyen-Orient investit désormais dans la Mecque de la débauche occidentale (Dubai World vient de prendre 20% du MGM Mirage).
Il y a quelque chose de pourri au royaume de Dubai, et cela rejaillit même dans la presse anglophone locale, pourtant surveillée de près. Si les rubriques petites annonces et chiens écrasés reflètent la vie quotidienne, alors celle des communautés étrangères les plus démunies donne froid dans le dos : les appartements se refilent uniquement d’hommes à hommes, de la même communauté et même de la même région, les victimes de délits se font plus sûrement expulser que leurs auteurs, et précarité comme désespoir invitent régulièrement la violence aux réjouissances. Ne cherchez pas plus loins les prochains foyers du fondamentalisme.
La ville de Dubai existe-t-elle vraiment ? Est-elle un mirage, une partie de Sim City qui a dérapé ? Tout sonne faux, à part peut-être ce vieux port plein de vie où les marins de la région vous accueillent avec un sourire non feint. Leur embarcation bleue a visiblement essuyé quelques coups de tabac, mais elle a plus d’âme que ces colosses de verre poussant comme des champignons alentour.
Les dirigeants de l’Emirat l’ont prouvé : il ne sont pas dépourvus de vision stratégique. Ils seront bientôt condamnés à prendre des décisions structurantes autrement plus complexes que celles qu’ils ont prises jusqu’à présent. Il y sera question d’humains plutôt que de béton, mais au final on parlera bien du ciment de la nation.
* boycottdubai.com, nytimes.com/2007/11/01/world/middleeast/01dubai.html.
** Abu Dhabi jouant une carte sensiblement plus haut de gamme (cf. universités et musées)
Article original : "Dubai - de Sim City à Sin City"
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