De Tchernobyl à Fukushima – Réflexions autour du livre de Jean-Pierre Dupuy, Retour de Tchernobyl
A l’heure ou les liquidateurs japonais dans une course contre la montre, et au péril de leur vie (1), tentent de refroidir les réacteurs éventrés de la centrale nucléaire de Fukushima, le monde s’affole.
Comment l’impossible a-t-il pu survenir ?
Cette succession d’évènements, qui chacun pris individuellement étaient hautement improbables, se sont néanmoins produits et nous ont conduits sur les franges d’une catastrophe sans précédent. Car ne nous y trompons pas, n’en déplaise aux séides de l’atome, Fukushima c’est potentiellement quatre Tchernobyl réunis, si ce n’est pire. Au Japon, "on parle d'apocalypse et je crois que le mot est particulièrement bien choisi", a déclaré lucide dans la semaine le commissaire européen à l'Energie, Günther Oettinger.
Il aura fallut, pour en arriver là, un monstrueux séisme d'une magnitude de 8,9 suivi d'une forte réplique de 7,4. Le Japon n’avait jamais connu, ni anticipé, un tremblement de terre d’une telle ampleur. Et personne n’avait prévu qu’une telle secousse tellurique puisse produire un tsunami avec des vagues hautes de près de 10 mètres. Mais les mots sont abstraits ; il est très difficile, sauf à y être confronté, de se représenter véritablement la puissance de tels phénomènes, même au travers de vidéos telles celles circulant actuellement sur la toile.
Nul n’avait non plus cru possible un tel enchaînement d’accidents graves sur une même centrale nucléaire. Pour rappel, il y a tout juste une semaine se produisait une explosion dans les bâtiments du réacteur N°1. Deux jours plus tard survenait une autre déflagration, cette fois dans les locaux abritant le réacteur N°3. Ensuite, il se produisit mardi dernier une nouvelle explosion dans le bâtiment du réacteur N°2, occasionnant deux brèches de huit mètres de large dans l'enceinte extérieure du bâtiment. Comme si cela ne suffisait point, une autre déflagration d’hydrogène déclencha un incendie dans le réacteur N°4, alors à l’arrêt pour maintenance.
Une telle conjonction d’événements, tous plus improbables les uns que les autres, font immanquablement songer aux Cygnes noirs décrits par Nassim Nicolas Taleb, concept qui existe au moins depuis l’antiquité romaine, et qu’il a repris et développé avec succès dans son essai éponyme. En bref, le Cygne noir consiste en une théorie selon laquelle un événement imprévisible a une faible probabilité de se dérouler. Mais s'il se réalise, les conséquences qu’il engendre ont une portée considérable et exceptionnelle. Pour reprendre la terminologie de N.N Taleb, le domaine du Cygne Noir se situe dans une zone située dans le quatrième cadran d’une matrice qui conjugue Extrêmistan et complexité de l’exposition. Jean-Pierre Dupuy ne dit pas autre chose, lorsqu’il écrit : « Le problème des coûts et des avantages à quoi se résume la leçon principale de la théorie en question (théorie économique enseignée dans les écoles d’ingénieurs) n’est d’aucun secours lorsqu’il s’agit de multiplier une probabilité infinitésimale par des conséquences infinies » (2). On encore : « Il existe des actions ou des faits qui ont une probabilité extrêmement faible de produire un effet considérable. Parce qu’elles sont insignifiantes, un calcul moral ou rationnel devrait-il tenir ces probabilités pour nulles ? » (3).
(Source N.N Taleb "Force et Fragilité, 2010 les Belles Lettres, page 114)
Mais au-delà des apparences, à propos du nucléaire et des risques qu’il fait courir au vivant, peut-on véritablement parler de Cygne noir lorsque survient de telles catastrophes (nous en sommes tout de même au troisième incident majeur) ? Force est de répondre par la négative.
En France, on voit depuis une semaine nos politiques (ceux aux commandes de nos destinées) s’agiter en tout sens ; et de promettre sur le vif, la main sur le cœur et la mine grave, des contrôles et des mesures de sécurités renforcées sur nos vieilles centrales. Et de nous assurer au passage qu’un tel événement est impossible en chez nous. Ils communiquent et rassurent. Bref désinforment tant qu’ils peuvent, particulièrement en France, le pays le plus nucléarisé au monde avec les Etats-Unis et le Japon précisément. La cohorte des experts autorisés - jamais indépendants - déferle sur les médias, tant ceux du domaine public, assujettis à l’oligarchie que ceux inféodés aux amis du pouvoir, pour s’adonner à l’art de la paraphrase, sophistique éprouvée les faisant faire du commentaire de texte autour des dépêches Reuters, rafistolant au passage leurs conjectures, hypothèses et autres élucubrations, à l’aune de l’évolution du réel.
Mais plus que ces gesticulations prévisibles, c’est le cynisme ambiant qui est révoltant ; cet espèce d’utilitarisme de bazar visant à la minimisation de l’importance morale de la catastrophe doublé d’une incapacité à tirer les leçons du passé. Que n’ai-je donc point entendu ces jours derniers… Ces antiennes chantées sur tous les tons, par des gens qui pourtant, a priori, n’ont aucun intérêt personnel dans l’énergie nucléaire, ni n’ont rien de particulièrement « monstrueux ». « Tu veux t’éclairer à la bougie peu être ? » ; « Le risque zéro n’existe pas… ».
C’est dans cet état d’esprit que j’ai exhumé de ma pile de livres en attente de lecture, et que j’ai lu, le témoignage de Jean-Pierre Dupuy, « Retour de Tchernobyl, journal d’un homme colère », paru en 2006 à la suite d’une mission qu’il a effectué sur le site de Tchernobyl en août 2005. Toutes les questions essentielles sont posées et l’analyse est imparable… Et comment ne pas lui donner raison lorsqu’il écrit : « C’est à tort que l’industrie nucléaire se félicite que Three Mile Island ne soit pas devenu un Tchernobyl, et que Tchernobyl n’ait pas fini en explosion atomique. Ces catastrophes majeures qui n’ont pas eu lieu à un near miss près sont la seule garantie que nous ayons que l’industrie trouve la sagesse et la volonté de les éviter. L’industrie est la première à reconnaître qu’elle prend le chemin opposé, malgré Three Mile Island, malgré Tchernobyl. Ce qui ne signifie qu’une chose : ce pire que le sort lui a évité, elle ne le tient pas pour réel, simplement parce qu’elle n’a pas eu lieu. C’est une faute gravissime » (4). Le plus effarant c’est que « dans son livre ‘Hiroshima est partout’, Anders nous fait voir la vision la plus accomplie du mal, un mal qui n’est le produit d’aucune intention de faire le mal (…) si ces catastrophes se présentent comme quelque chose qui nous dépasse et que nous refusons de voir, ce n’est pas qu’elles sont une fatalité ; c’est qu’une multitudes de décisions de tous ordres, caractérisées davantage par la myopie que la malice ou l’égoïsme, se composent en un tout qui les surplombe. » (5) Pour dire court, et selon la leçon d’Ivan Illich qui fut l’un des maîtres de Jean-Pierre Dupuy : « les plus grandes menaces viennent aujourd’hui moins des méchants que des industriels du bien » (6).
Sur le cynisme pratique dont font preuve d’ordinaire moult de nos contemporains, animés par le soucis d’éviter à tout prix les questions dérangeantes susceptibles de remettre en cause leur routine confortable, Jean-Pierre Dupuy s’y est naturellement trouvé confronté à son retour de Tchernobyl. En voici un mince aperçu : (tel) « fait remarquer qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Cette stratégie a ses lettres de noblesse philosophiques : ce que nous appelons le mal relève du domaine de l’apparence car, pour celui qui sait voir, ce prétendu mal contribue à la maximisation du bien dans le meilleur des mondes possibles. La civilisation technologique ne peut pas se passer du nucléaire et les risques qui pèsent sur celui-ci sont le prix que nous devons payer pour nourrir la croissance ». (Tel autre) « relativise l’importance quantitative. Qu’est-ce donc, dit-il, que ces quelques dizaines de milliers de morts au passif de la seule catastrophe nucléaire de l’histoire si on les compare au nombre total des victimes des catastrophes minières ? » (Un autre) « va beaucoup plus loin. Acceptant pour les besoins du raisonnement que Tchernobyl est bien responsable de 40.000 morts, il n’hésite pas à les comparer aux 2 millions de cancers mortels que la nature aura provoqués dans la population des zones contaminées, pour conclure que les conséquences de l’accident sont négligeables. Sur sa lancée, il ose même mettre en rapport les victimes de Tchernobyl avec les 6 millions de paysans ukrainiens que Staline a délibérément condamnés à mourir de faim. Ne sachant quoi lui répondre, je l’abats d’une balle de revolver : quelle importance puisque après tout il faut bien mourir de quelque chose » . Il y a de quoi susciter la nausée. Mais, constate Jean-Pierre Dupuy, aucune de ces personnes n’arrive néanmoins à la cheville des technocrates onusiens. Et voici ce qu’un comité d’expert scientifiques, parlant au nom du Commissariat à l’énergie atomique a rédigé, « sans que personne, semble-t-il, s’en émeuve : ‘l’accident de Tchernobyl n’a eu aucune conséquence statistiquement observable sur la santé dans notre pays’. Pour bien saisir l’imposture que représente cette assertion, il suffit de transposer dans le domaine du vote. On obtient : ‘Lors du référendum français sur le projet de Constitution européenne, 29 millions de votants n’ont par leur vote produit aucune conséquence statistiquement observable sur le résultat final’. Vraie de chacun des votes pris individuellement, cette proposition devient absurdement fausse lorsqu’on l’applique au niveau collectif. On s’esclafferait si le tour de passe-passe n’était pas aussi révoltant » (7).
Sur la science, Jean-Pierre Dupuy, fait remarquer que loin d’être neutre, elle est au contraire porteuse d’un projet. Mais, s’interroge-t-il avec justesse, « la science doit-elle être une arme dans la concurrence féroce que se livrent les peuples à l’échelle de la planète ? » (8). Et de se souvenir « des cris d’admiration obscène des officiels et des journalistes devant le premier champignon atomique réussit par la France. Il n’était question que de valeurs républicaines, de patriotisme et de respect pour le pouvoir de la science » (9). Il note d’ailleurs que la spécialisation à outrance dans le domaine scientifique conduit à une « profonde inculture scientifique de la plupart des scientifiques », les rendant souvent incapables d’un retour réflexif sur ce qui dépasse leur spécialité, voire ce qui constitue même leur cœur de métier. « La science hyper-concurrentielle, donc hyper-spécialisée, est tout sauf une activité culturelle » (10).
« Nous savons, mais ne croyons pas ce que nous savons » (11), pourrait être l’amère conclusion de ce livre tant visionnaire que d’une brûlante actualité. Ce témoignage est à méditer en profondeur. Et s’il se dégage à la lecture de l’ouvrage un légitime sentiment colère, loin de se résoudre cependant à un pessimisme désespéré, l’auteur escompte bien nous dessiller les yeux avec le concept de « catastrophisme éclairé » qu’il a développé avec bonheur dans l’essai éponyme paru en 2002 ; et il faut entendre ici le « catastrophisme éclairé comme posture métaphysique à faire sauter ce verrou que constitue le caractère non crédible de la catastrophe » (12).
Nous n’en prenons, hélas, pas pour l’heure le chemin. Et si, quelque soit l’issue de Fukushima il est à craindre que l’apprenti sorcier prométhéen qui sommeille en la plupart d’entre-nous prenne le dessus, lorsque l’impensable devient possible il n’est plus temps de renoncer à tenter de renverser ce qui semble prendre l’allure d’un destin collectif.
L’ennemi c’est nous.
Reste à voir, pour reprendre les termes d’un article d’Ernest Partridge de 2008, si l’être humain est réellement capable d’utiliser son savoir ainsi que sa capacité à se projeter dans l’avenir pour choisir, parmi les options se présentant à lui, celles assurant sa pérennité. Jarred Diamond, dans « Effondrement » a montré qu’il n’en était parfois rien, en témoigne les exemples bien connus des habitants de l’île de Pâques, ou celui des vikings du Groenland. Désormais nous sommes tous embarqués sur le même navire et les vents radioactifs ne s’arrentent pas aux frontières, sauf évidemment dans les songes des thuriféraires du Progrès à tout prix ou dans les discours de la propagande politique. L’avenir dira si nous valons finalement mieux que la levure ou les mouches à fruits.
============================
(1) Il s’agit plutôt ici d’un sacrifice.
(2) Retour de Tchernobyl, journal d’un homme en colère, Seuil 2006, p 78-79
(3) Op cité p 66
(4) Op cité p 84 - 85
(5) Op cité p 31 –32
(6) Op cité p 61
(7) Op cité, citation situées ente les pages 69 et 73
(8) Op cité P 89
(9) Op cité p 46
(10) Op cité p 94
(11) Op cité p 33
(12) Op cité p 33
Documents joints à cet article
5 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON