Démocratie face aux post-fascismes et post-communismes
Huntington, Fukuyama, des noms connus du grand public cultivé et, pourtant, d’autres analyses méritent le détour comme celle d’Amy Chua, auteur d’un livre servant de prétexte à ce billet mettant en scène quelques fragments du monde. Juste un billet hélas qui, modestement, tente d’aller à l’essentiel, sans détours.

Une parenthèse liminaire pour commencer. Quelle est la logique politique du monde ? Les grandes périodes de l’Histoire ont des caractéristiques permettant de les différencier. Art, technique, mode de vie et, surtout, exercice du pouvoir. Attention à éviter le leurre. La logique du pouvoir, si elle inclut le politique, ne se réduit pas uniquement à cette fonction sociale précise et, donc, le dépasse. La politique, c’est la gestion de la polis, la cité et dans une acception moderne, l’Etat. D’ailleurs, pour les Anglo-Saxons, la philosophie politique est la spécialité qui analyse et conçoit le fonctionnement de l’Etat moderne. Mais le pouvoir dépasse de loin les rapports sociaux encadrés par l’Etat. On parle du pouvoir des médias, de la rue, des pouvoirs économiques, financiers. Et puis, la guerre est aussi un champ d’expérimentation des pouvoirs. On parle de puissance des Etats, de puissance militaire et quand les armes sont entre les mains de groupes indépendants des Etats, on emploie les mots de guérilla, quand des combats sont menés, et de terrorisme, quand il est question d’actes isolés dans l’espace et le temps. Et, bien évidemment, l’argent et des enjeux économiques entrelacés avec les différents ordres de pouvoir. Dans quels types de société voulons-nous vivre et ces sociétés sont-elles réalisables ? A cette question, nous autres, Occidentaux, répondons sans hésiter que l’Etat de droit et la démocratie sont le meilleur des systèmes, même s’il y a beaucoup à redire et à améliorer. Les esprits les plus lucides et exigeants constatent des dérives policières et des inégalités illégitimes au sein même des démocraties. Mais, ailleurs, dans les pays qu’on dit émergents, c’est encore pire. L’occasion de tracer quelques lignes de partage montrant quelques ressorts orientant les régimes politiques dans ces pays peu démocratiques.
Observons quelques événements récents. En Bolivie, un président étiqueté à gauche, Evo Morales, vient d’être secoué par un référendum sur l’autodétermination de la région de Santa Cruz. Plus de 80 % ont approuvé la motion référendaire. Le motif ? Simple en vérité. Cette région est la plus riche du pays et ses habitants n’acceptent pas la politique de redistribution des richesses menée par le gouvernement. C’est la légitimité de l’avoir sur celle de l’être. La politique doit épouser les acquis économiques. Bientôt trois régions, elles aussi prospères, se préparent à en faire de même. Les intérêts privés priment sur la solidarité d’une nation. Ici, en France, on imagine mal les régions de Provence et du Rhône revendiquer une sécession fiscale pour ne plus alimenter le budget de l’Etat et financer le Centre ou le Limousin. Evidemment, l’Histoire de la France a rendu solidaires les Français depuis des lustres et le niveau économique est sans commune mesure avec celui de la Bolivie. Mais, près de chez nous, dans un pays presque aussi riche, l’Italie, on a assisté à ce genre d’aspiration vers une autonomie fiscale avec la ligue du Nord et son leader, Umberto Bossi, clamant depuis des années que les régions industrielles en avaient assez de payer pour aider le Sud moins bien loti. Sans parler des tensions en Belgique, mêlant aspirations communautaires et considérations économiques. Ces phénomènes ne sont pas isolés. La mondialisation, en valorisant les richesses produites localement, ne peut que renforcer un processus d’accaparation des profits dès lors que le contexte s’y prête et que la politique marque ses faiblesses face aux pouvoirs économiques.
Une grille de lecture de ces événements existe, mais leurs auteurs n’ont pas la notoriété d’un Fukuyama ou d’un Huntington. De quoi est-il question ? D’enjeux économiques et de conflits financiers situés dans toutes les zones de la planète. Des enjeux un peu trop vite contournés par les analystes. En une formule, les tensions économiques alimentent les tensions politiques et sociales. Et ce phénomène n’est pas près de cesser. C’est précisément de thème central d’une étude, publiée en 2003, portant sur l’antagonisme entre démocratie et économie de marché, intelligemment menée par Amy Chua, professeur à Yale. Il importe de bien différencier les deux points d’impacts économiques, sur les communautés, groupements ethniques a-étatiques et sur les Etats, institutions rationnelles et politiques. L’auteur est issu de la communauté chinoise aux Philippines, minoritaire, mais très influente dans le domaine économique, mais pas très bien vue. Même cas de figure en Indonésie avec cette fois des émeutes anti-chinoises ayant fait des centaines de victimes en 1998. Ce sont des « classiques » de sociologie. Similaires dans les ressorts, mais différentes dans la forme sont les tensions entre activités économiques et Etat, comme dans le cas de la Bolivie et de l’Italie. Il est question d’un territoire, d’une nation unifiée et d’un Etat censé être au service de tous, mais comme l’économie est gérée par des intérêts privés, alors, des solutions doivent être trouvées.
Selon Amy Chua, lorsque dans un pays des minorités, quelles qu’elles soient, ont un ascendant économique, engendrant une tension entre démocratie et économie de marché, une alternative se présente. Ou bien composer avec les minorités et sacrifier les populations ou du moins les contraindre dans la misère, ou bien tenter de dompter les intérêts privés pour assurer un minimum d’équité sociale. En d’autres termes, une logique oligarchique et autocratique contre une logique socialiste et démocratique. Entrent dans les régimes autocratiques les Philippines, l’Indonésie et bien des pays africains. Le Venezuela et la Bolivie ont opté pour un autre choix, mais la Colombie préfère soutenir les « clans économiques ». Voilà une grille intéressante dont a extrait Amy Chua les nations occidentales et la Chine parce qu’elles auraient résolu ce dilemme grâce à une histoire ayant permis d’éliminer les minorités économiques. On mesure là toute la portée de cette thèse autant que ses faiblesses car, qu’il s’agisse de l’Europe, des States ou de la Chine, de larges minorités économiques ont prospéré et influé sur la politique des Etats. Mais ce ne sont pas des « minorités ethniques ». Cette réflexion nous offre en vérité un miroir authentique de nos choix à venir, nous qui sommes Occidentaux, mais versons dans ce dilemme portant pas tant sur les minorités, mais l’économie. Doit-on soutenir les zones économiques performantes en laissant les autres se débrouiller ou bien jouer la carte de la solidarité nationale et intégrer les plus démunis vers un minimum de niveau matériel, avec des aides sous formes diversifiées, mais nécessitant une fiscalité appropriée ?
Deux traits importants se dessinent. D’abord, cette alternative analysée par Chua dans des contextes où économie et démocratie se combattent. Il semble que dans les pays pauvres, le choix s’oriente vers des options oligarchiques avec un pouvoir protégeant les minorités ayant fait main basse sur les systèmes de production. Alors que dans des pays plus avancés, Venezuela et surtout Russie, l’Etat pratique une politique de nationalisation économique. Notamment, lorsqu’il est question de ressources devenues indispensables et très convoitées, pétrole, gaz. Le cas de Gazprom est caractéristique. Cette entreprise dont la Russie détient la majorité des actions contribue pour le cinquième au budget de l’Etat. Si le gaz russe avait été laissé aux mains de capitaux privés étrangers, une fiscalité nationale n’aurait pas pu être envisagée.
Il faut se garder des schémas trop réducteurs qui apparaissent dès qu’on catégorise ou bien par dichotomie sans tiers inclus. Les processus sociaux sont plutôt composites et dans les économies (peu ou prou démocratiques) dites socialistes, nationales et même collectivistes, les minorités économiques apparaissent à travers des élites car les systèmes productifs sont centraux. Nul ne le crie sur les toits, mais les richissimes Russes ont acquis de splendides demeures en Suisse ainsi que sur la presqu’île du cap Ferrat. En fait, que le phénomène soit communautaire ou pas, dans tous les pays des minorités économiques se sont constituées, dans les dictatures comme dans les démocraties.
A un moment donné de l’histoire occidentale, les philosophes ont cru possible l’avènement d’une société équitable, capable d’offrir à tous de quoi subvenir aux besoins et s’épanouir. C’était sans compter la puissance des désirs insatiables, l’envie, la quête de l’avoir et du standing et pour alimenter ce processus, le formidable progrès technique qui, en dépit de la démocratie et de la politique, n’est pas accessible à tous et engendre des inégalités. Pire, des tensions pour les biens matériels. Ce qu’on peut comprendre dans les pays pauvres où les élites revendiquent un niveau de standing comparable à celles des pays avancés alors que les bourgeoisies locales veulent accéder au standing occidental. Mais les pays riches ne sont pas exonérés de cette conjoncture inégalitaire dont le reflet, la vérité et la caricature se trouvent dans les pays en développement. Pour le dire ouvertement, les démocraties émergentes et récentes sont sous la coupe de tendances post-communistes et post-fascistes. Le préfixe post signifiant un dépassement avec conservation de certains traits et ressorts. Quant aux démocraties consolidées, elles peuvent prendre ces mêmes teintes, mais sans que le principe républicain soit menacé, pas à court terme du moins.
(Juste une parenthèse sur la connivence entre les « mouvances de pouvoir non étatiques », islamisme, Farc, cartels de drogue, frères d’Egypte, Hezbollah et les populations miséreuses instrumentalisées et, de ce fait, rendues tributaires de ces intégrismes aux visées par forcément bénéfiques du point de vue démocratique et universel. Il fallait évoquer ce point, c’est fait)
L’état du monde n’est ni mieux ni pire qu’avant. Le progrès technique a fonctionné, mais l’homme n’a pas beaucoup progressé. Un homme « malade » de ses désirs et ses ambitions. La fascination pour les richesses et l’avoir domine le monde, mais le pouvoir sait aussi plaire à ceux armés pour jouer à ce jeu. L’homme est socialement une créature ratée. Techniquement, il est en net progrès de siècle en siècle. De là, découle cette situation qu’on peut imaginer comme celles d’une automobile qui accélère, mais qui n’a pas la tenue de route adéquate et, par conséquent, se crashe puis repart.
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