Désastre archéologique en Irak : dommages collatéraux ou pillage planifié ?
Malgré de nombreux avertissements antérieurs à l’invasion de l’Irak par les États-Unis, les directives du gouvernement américain aux forces armées de la coalition n’ont pas pris en compte le risque élevé de voir les vestiges archéologiques de l’Irak saccagés par les trafiquants d’art occidentaux, dont certains représentants ont été accueillis à la Maison-Blanche pour d’obscures négociations. Sur le terrain, les troupes américaines semblent être restées passives devant le phénomène pour se concentrer sur la protection des sites économiques et pétroliers. Pire encore, elles auraient participé dans certains cas à la destruction de sites majeurs ou favorisé leur accès aux pillards. La question se pose donc de savoir si le gouvernement des États-unis avait d’autres intérêts en Irak que le pétrole.
La Mésopotamie, située dans l’actuel Irak et oubliée pendant 2000 ans avant d’être redécouverte au XIXe siècle, renferme peut-être les secrets des premières civilisations humaines. Leur reconstruction par l’archéologie et le déchiffrage des tablettes cunéiformes, première forme d’écriture connue, permettraient de mieux connaître nos lointains ancêtres et de peut-être faire des découvertes sans précédent à propos de notre histoire. Aujourd’hui, la majorité de la communauté scientifique s’accorde à reconnaître les vestiges assyrio-babyloniens d’Irak comme faisant partie du patrimoine de l’humanité. Mais alors, à qui revient le droit de propriété de ce patrimoine ? Il semble que les États-Unis se soient appropriés ce droit arbitrairement en Irak en violant les conventions de Genève qui stipulent clairement la souveraineté des Etats sur la propriété de leur patrimoine culturel. Pour mémoire, avant la seconde guerre du golfe, qui a débuté en 2003, ni la Grande Bretagne ni les États-Unis n’avaient ratifié la Convention de la Hague et son premier protocole de 1954 pour la protection du patrimoine culturel dans le cas des conflits armés [1], contrairement à 102 autres pays dont l’Irak.
En 1991 la première guerre du Golfe menée par George Bush et pleinement soutenue par les Nations unies à la suite de l’agression du Koweit par l’armée irakienne, avait déjà vu disparaître plus de 4 000 objets archéologiques des musées d’Irak et la destruction accidentelle de sites archéologiques majeurs sur son territoire comme les ruines de Ninive (lieu de naissance supposé de l’Abraham biblique) et d’Ur (dont le palais d’Assurbanipal et la ziggourat, restaurés dans les années 80 par le régime irakien et détruits par plus de 400 obus américains), l’arche de Ctésiphon (la plus vieille arche connue au monde) pour ne citer que quelques exemples parmi les 25 000 sites archéologiques présents sur le territoire irakien. Par la suite, l’embargo imposé à la fin du conflit entraîna, outre les souffrances de la population, la dégradation de nombreuses pièces anciennes par manque de produits chimiques nécessaires à leur conservation.
En 1999, Bill Clinton a transmis les textes de la Convention de la Hague au Congrès avec un avis très favorable à l’occasion de la sortie du deuxième protocole de la Haye [2] interdisant l’exportation des biens culturels et exigeant leur restitution en cas de fraude, en soulignant son importance dans un communiqué écrit par le Département d’état [3]. Celle-ci ne fut malheureusement jamais examinée et attend toujours de ressortir des cartons du Sénat américain pour être votée. Quel était son intérêt à ne pas le faire ? On peut bien sûr avancer que l’opposition républicaine du Congrès a logiquement empêché le projet d’un président démocrate d’arriver à terme. Malheureusement l’arrivée au pouvoir du républicain George W. Bush en 2001 n’a rien changé, et pire, le gouvernement s’est enlisé dans un second conflit en Irak deux ans plus tard. De nombreux scientifiques ont plaidé la cause du patrimoine culturel irakien - et parmi eux de nombreux érudits de nationalité américaine - pour mettre en garde le gouvernement Bush contre les dérives possibles d’un nouveau conflit et l’aggravation des pillages déjà effectués lors du premier conflit. La CIA a également averti la Maison-Blanche d’un danger à ce sujet [11].
Dès 2001, John Malcolm Russell, archéologue du Massachussetts College of Art de Boston, dénonça le sac de Ninive [5]. L’italien Antonio Calitri et le professeur McGuire Gibson de l’université de Chicago, directeur de recherche en Irak depuis 1964, ont publié dans la revue Science avec le soutien de plusieurs dizaines de confrères un plaidoyer exhortant le gouvernement américain et l’ONU à protéger à tout prix l’héritage culturel mondial de l’Irak. Leur voix ne seront pas entendues, d’autant que des accords visant à assouplir la législation concernant l’exportation des biens culturels étrangers vers les États-Unis avaient été signés avant même le début du conflit entre le gouvernement et l’ACCP (American Council for Cultural Policy) [6], organisation créée en 1994 et connue pour être composée d’hommes influents proches du marché international des oeuvres d’art et regroupant aussi bien des amateurs fortunés que des négociants et des directeurs de musées. De là à dire que l’ACCP est potentiellement en relation avec des individus d’origine douteuse, il n’y a qu’un pas que certains ont franchi, ce qui a provoqué un débat houleux sur la question [7]. Certes le marché d’art est cinquième au rang des activités génératrices de profit, mais l’ACCP avait-il un agenda plus obscur ? Tout ce que l’on peut dire est que la défense de l’ACCP est d’une légèreté stupéfiante en regard des accusations qui sont portées contre elles - ni plus ni moins que la violation des conventions de Genève par le détournement de la législation américaine à leur propre profit - malgré le manque de preuves tangibles et la quasi-immunité dont bénéficient les ressortissants américains en Irak. A ce sujet le site internet de l’organisation est assez éloquente [8]. Suite à la médiatisation des pillages, trois conseillers culturels de George W. Bush (Martin Sullivan, Richard S. Lanier et Gary Vikan) ont dû démissionner de leur poste pour prévenir les éventuelles attaques qui menaçaient la Maison-Blanche suite au pillage du musée de Bagdad. Pendant ce temps le marché mondial est saturé d’antiquités mésopotamiennes, selon les déclarations de plusieurs spécialistes comme l’Autrichien Walter Sommerfeld, professeur d’orientalisme, Donny George, directeur de recherche et d’études au Musée national irakien de Bagdad [12] ou le Français Richard Lebeau, spécialiste du Moyen-Orient [13], qui se retrouvent sur les marchés parallèles de Londres et de la Suisse qui a pourtant ratifié la convention de la Hague en 2003. Dès les premiers jours du conflit, les sept plus grands musées d’Irak ont été littéralement dépouillés [16] et le site de Babylone détruit par les troupes polonaises installées sur les lieux.
Que dire des multiples témoignages faisant état de pillages organisés comme celui du musée et de la bibliothèque de Bagdad, par des gens renseignés à l’avance, équipés avec du matériel dernier cri ou possédant les clés des coffres de façon à pouvoir s’emparer des originaux en laissant derrière eux des copies sans valeur laissées dans les salles d’exposition à la merci de pillards autochtones ignorants et affamés [10] ? Que dire des déclarations narquoises des officiers anglo-américains dont les chars stationnaient à l’entrée des musées pour justifier de leur inactivité alors que la convention de la Hague précise pourtant que l’agresseur doit prendre en charge la protection du patrimoine culturel de l’agressé ? Que penser de la décision du Royaume-Uni en 2004 (et de la Suisse un an plus tôt) de ratifier la Convention de la Hague et ses deux protocoles de 1954 et 1999 [4] alors que la guerre bat son plein, en laissant son plus proche allié isolé dans la liste des grandes puissances militaires défavorables aux accords de l’ONU pour la protection des patrimoines culturels ? Il s’agit peut-être de la crainte de poursuites du Tribunal pénal international de l’ONU, qui, du reste, menace le gouvernement des États-Unis et son État-major. Encore une fois, les lois internationales trouvent leur limites et les "Etats voyous" [15] leurs marques, car à travers l’Histoire les enjeux culturels et idéologiques ont toujours eu une place de choix dans les conflits occidentaux, même si les intérêts économiques ont tendance à prendre le pas sur le reste dans un contexte d’expansion du commerce mondial. Actuellement des procédures sont en cours pour forcer le Sénat américain à enfin ratifier la Convention de la Hague [9] alors que le mal est déjà fait en Irak et probablement irrécupérable, et que le mandat de George W. Bush arrive à son terme.
[1]http://portal.unesco.org/culture/fr/ev.php-URL_ID=8450&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html
[2] http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=15207&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html
[3] http://foreign.senate.gov/treaties.pdf
[4] http://www.culture.gov.uk/Reference_library/Press_notices/archive_2004/dcms053_04.htm
[5] http://www.archaeology.org/online/features/nineveh/
[6] http://en.wikipedia.org/wiki/American_Council_for_Cultural_Policy
[7] http://www.thenation.com/doc/20030616/webletters20030603
[8] http://www.culturalpolicycouncil.org/
[9] http://www.uscbs.org/events.htm
[10]http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/revuepresse/fiche.php?diffusion_id=13435
[11] http://www.unesco.org/webworld/ica_sio/docs/news_irak_fr.rtf
[12] http://www.voltairenet.org/article9534.html
[13] http://tf1.lci.fr/infos/sciences/2003/0,,1116278,00-antiquites-irakiennes-pillage-premedite-.html
[14] http://search.parlament.ch/f/cv-geschaefte?gesch_id=20033233
[15] http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tat_voyou
[16] Florence Gaillard, Le Temps 23 avril 2004
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