En Chine, le pouvoir est libre de faire ce que toutes les lois permettent...
(Du 60ème anniversaire de la République Populaire de Chine, suite)
Michael Shoenhals, co-auteur de La dernière révolution de Mao, histoire de la Révolution culturelle (1966 - 1976), répond aux questions de Dorian Malovic dans le journal La Croix du 30 septembre 2009. Ses compétences historiques l’entraînent dans une analyse de l’actualité qui prête pour le moins à discussion. « Que reste t-il du régime communiste ? » lui demande en effet le journaliste. Son postulat « Si Mao revenait... » ne résonne pas comme une formule rhétorique. Si tel était le cas, on s’attendrait à une deuxième partie de phrase passe-partout, du genre : « il ne reconnaitrait pas la République Populaire de Chine. »
Michael Shoenhals envisage sérieusement - non une résurrection du dirigeant chinois - mais l’hypothèse d’une critique sur les bases d’un raisonnement maoïste. Par ce procédé, il attribue à Mao les mérites reconnus par le régime communiste, ceux d’un homme volontariste et visionnaire. Compte tenu de l’histoire de la Chine entre 1949 et 1976, je ne cache pas mon scepticisme et garde en mémoire que le fondateur de la Chine moderne est Sun Yat-sen.
« Où est le véritable danger pour le parti ? » Dans une logique purement révolutionnaire, il faudrait rétorquer du tac au tac. Le parti doit écarter tout ce qui nuit à sa pérennité, tout ce qui sape son pouvoir. Ses membres incarnent l’avant-garde du prolétariat. Michael Shoenhals part quant à lui du principe d’une autorité morale, dans une confusion entre les faits - le parti communiste détient le pouvoir - et la norme valable dans un Etat droit (un dirigeant œuvre dans l’intérêt de la nation).
« Les dirigeants s’inquiètent du changement climatique, du manque d’eau, de la désertification, de la crise alimentaire… qui pourraient déstabiliser 1,4 milliard de Chinois. Le régime est conscient de ces écueils, il anticipe, prévoit, analyse, mais le défi est énorme. Au fond d’eux-mêmes, en dépit des affichages glorieux et optimistes qui doivent doper l’opinion publique, les cadres du Parti n’ont pas tant confiance que cela. Pour autant, personne ne peut faire de prédiction certaine avec la Chine. N’oubliez jamais qu’elle a une très, très longue histoire et une énorme population. Le régime ne raisonne pas comme les dirigeants d’un petit pays européen.
» [Michael Shoenhals]
Le changement climatique, le manque d’eau ou encore la désertification ne résultent-ils pas justement d’une politique économique menée par le parti communiste au cours des soixante dernières années ? Qui d’autre doit rendre des comptes ? Les dirigeants du PCC estiment sans doute que la Chine subit les contrecoups d’une crise environnementale mondiale venue d’on ne sait où. De fait, ils ne craignent pas la sanction des urnes. L’historien ne présente pas ce manque comme regrettable, loin s’en faut.
« Pour autant, personne ne peut faire de prédiction certaine avec la Chine. N’oubliez jamais qu’elle a une très, très longue histoire et une énorme population. Le régime ne raisonne pas comme les dirigeants d’un petit pays européen. [...]
En privé, les leaders chinois sourient lorsqu’ils voient ce qui se passe en Occident avec la crise financière et économique. [...] Pour le reste, je ne vois pas s’installer en Chine une démocratie à l’image des nôtres. Pékin regarde loin dans l’avenir. Et avec son système politique sans élections, le régime peut prendre aujourd’hui des décisions structurantes sans avoir à demander son avis au peuple. Ce n’est certes pas politiquement correct, mais c’est la réalité.
» [Michael Shoenhals]
Michael Shoenhals exprime une opinion banale, qui oscille entre la fascination pour la puissance et le mépris pour la petitesse. D’un côté, la Chine représenterait l’immensité et le peuple-monde, de l’autre l’Occident incarnerait la décrépitude et la pusillanimité. Peu ou prou, il reprend à son compte les arguments des nationalistes chinois, ce qui en soit justifierait un débat.
Depuis la disparition de la démocratie athénienne, l’effondrement de l’empire romain, la prise de Byzance par les armées ottomanes ou encore la transformation de l’Europe en champ de bataille par les armées françaises, l’Occident se délecte avec l’idée de décadence [Une Poignée de Noix Fraîches]. Les lamentations ne datent pas d’aujourd’hui. Il faut garder en mémoire les regains, renaissances et résurgences avant de juger hâtivement. A l’époque de Brejnev, Raymond Aron - esprit des plus éminents - a lui même considéré l’Union Soviétique comme une puissance parfaitement adaptée aux faiblesses d’une Europe qualifiée de décadente [archives INA]. Cela étant, Raymond Aron rappelle de quel côté se trouve la liberté, à l’ouest et non à l’est du rideau de fer. Il suggère que les grandes démocraties occidentales peinent à s’accorder autour d’un consensus. Elles peuvent même parfois se déchirer, comme dans une France bipartite. Raymond Aron s’en attriste mais fustige toute présentation positive du système soviétique, qui enferme les citoyens dans des frontières hermétiques.
La longue synthèse d’Objectif liberté peut aisément servir de réponse à l’interviewé de La Croix. S’il ne l’exprime pas aussi clairement, Vincent Bénard détaille les conséquences de l’ouverture de l’économie chinoise décidée à la fin des années 1970 par pragmatisme et non par conviction idéologique. Avant même Gorbatchev en URSS, Deng Xiaoping a voulu sauver le parti. L’économie chinoise, poussé dans l’impasse de l’autarcie par Mao, ne parvient pas à subvenir aux besoins de la population ; il y a urgence. Deng Xiaoping donne donc des gages. D’une part, les paysans obtiennent le droit d’exploiter un lopin de terre, les plus ambitieux - en particulier citadins - peuvent d’autre part créer leur propre entreprise et garder pour eux l’essentiel des bénéfices.
Mais le parti garde la haute main sur des leviers essentiels, et au premier chef, sur la monnaie. Ainsi a-t-on arrimé le yuan au dollar, avec un taux de change fixe, afin d’empêcher une réévaluation progressive de la monnaie chinoise par rapport à la monnaie américaine au gré des échanges commerciaux entre les deux rives du Pacifique. En maintenant la sous-évaluation du yuan, Pékin a en même temps stimulé l’industrie nationale et empêché la majorité de la population d’améliorer son pouvoir d’achat : les salaires augmentent peu, et la possibilité d’acheter des produits étrangers est exceptionnelle. Les entreprises qui produisent ou échangent avec l’extérieur dépendent d’une banque centrale qui reçoit des dollars et redistribue des yuans. « Voilà donc un pays où une jeune classe d’entrepreneurs co-optés par le parti est priée de faire du business pour sortir le pays de la pauvreté, et où produire ne coûte rien, car les salariés y sont dociles, intelligents, et mal payés. » [Vincent Bénard].
Je ne sais ce qui définit un salarié docile, mais je note en revanche l’existence d’une main d’œuvre non rémunérée (laogai), ou mal payée parce qu’elle provient du monde rural et doit payer un passeport intérieur. Pour limiter la mobilité professionnelle, les autorités exigent même des mingongs un renouvellement de leur passeport à chaque changement d’employeur. Cet esclavage déguisé constitue la donnée principale du miracle économique chinois [Thierry Wolton]. Les cadres supérieurs en retirent surtout les bénéfices, même si la situation de l’ensemble des actifs s’améliore ; tout vaut mieux finalement que l’abime maoïste.
De la même façon que l’Etat impose un taux de change fixe, il contrôle très étroitement les mouvements de capitaux. Il a de surcroît sévèrement réglementé l’achat de terres ou d’entreprises. Dans ces conditions, qu’ils soient privilégiés ou non, les Chinois ne disposent que d’un faible choix pour investir leurs bas-de-laine : la bourse et l’immobilier. [1] Géographiquement, les provinces les plus orientales, maritimes et urbanisées raflent la mise. Vincent Bénard s’interroge en outre sur l’absence d’investissements dans des secteurs non attractifs. Il pourrait évoquer plus précisément le secteur agricole souvent peu productif, mais destructeur en terme d’équilibres écologiques.
A Pékin, l’air est irrespirable. A l’amont des Trois Gorges, on perçoit à peine les dégats produits par la montée des eaux [Channel 4]. La Mongolie intérieure se transforme en steppe aride [source]. Les fleuves déversent dans les mers littorales des eaux saturées de pollution [source]. Ce documentaire de France 5 donne quelques pistes de réflexion : embellissement artificiel de la capitale lors des J.O., reboisement factice, surpâturage, colonisation forcée, sécheresse grandissante, etc. [Premier, et second extraits]. Les désastres sont innombrables...
Alors observera t-on une accumulation des invendus (dans l’acier, par exemple), un assèchement du crédit (credit crunch) ? L’économie chinoise administrée présente en tout cas de profonds déséquilibres. La Banque centrale chinoise a accumulé des réserves en dollars (2.000 milliards) difficilement échangeables, sous peine de glissement de la valeur de la monnaie américaine : des milliers d’années de travail transformables en simples bons de papier. Les Américains se retrouvent donc sous pression, mais comparativement moins gênés que la Banque chinoise. Vincent Bénart trouve dans cette situation matière à disserter sur les mérites de la fluctuation monétaire. [2] L’exercice ne me séduit qu’à moitié, car réduit considérablement la perspective.
« La liberté est le pouvoir de faire tout ce que les lois permettent. » [L’Esprit des lois] A quoi sert-il d’extraire la sphère politique du champ de réflexion ? Un Chinois n’est pas libre, parce que les lois ne lui donnent aucun droit en tant qu’individu. En Chine, le pouvoir est libre de faire ce que toutes les lois permettent... On comprendra qu’en souvenir de Raymond Aron je continuerai à me méfier du modèle chinois tout en me réclamant joyeusement de la vieille Europe décadente !
PS./ Dernier papier de Geographedumonde : On a trouvé le clown du parc à thème.
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[1] « Beaucoup de riches ont du capital en excès, et la Chine ne manque pas d’épargne mobilisable pour financer du crédit artificiellement rendu bon marché. Il en résulte la formation de bulles. Bulles d’actifs (la bourse de Shanghaï est connue pour sa volatilité), et surtout une bulle immobilière qui est en train d’éclater. Car dans les grandes cités d’affaires aussi, des immeubles pharaoniques ont été construits massivement, et ces espaces peinent à trouver preneur (vidéo). Selon le LA times, dans la seule ville de Pékin, il y aurait plus de 10 millions de m2 vacants, alors que seuls 700 000m2 ont trouvé preneur en 2008. 14 ans de stocks ! A Pékin, le phénomène a été amplifié par les jeux olympiques (vidéo). Mais des vidéos peuvent être trouvées observent le même phénomène à Shanghaï ou Ghuangzou, et selon des professionnels de l’immobilier, dans plusieurs autres villes d’affaires. Et cela laisse présumer de larges surcapacités dans l’industrie du bâtiment et de l’équipement du bâtiment (ascenseurs, chauffages, etc...). Rien de réjouissant.La situation ne serait pas meilleure dans le domaine du logement. En Chine, le sol est toujours la propriété de l’état, et la gestion des droits à développer par cet état favorise les bulles immobilières, selon M. Yasheng Hueng, auteur de ’Capitalism With Chinese Characteristics’. Le ratio prix médian sur revenu médian des logements ’middle class’ dans les grandes villes d’affaire atteindrait un facteur 10, soit celui des grandes villes de la côte ouest des USA avant l’éclatement de la crise, selon l’interview de M. Cheng citée en début d’article, qui reconnaît l’existence de cette bulle. Résultat : les ventes de logements ont chute de 40% en 2008. Mais ni le gouvernement chinois, ni l’appareil statistique du pays, ne semblent trop expansifs sur cette bulle. » [Vincent Bénard]
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[2] « Tout cela ne serait pas arrivé si le gouvernement chinois avait accepté de voir sa monnaie fluctuer au gré des variations de ses excédents commerciaux, et si la petite main de la chaîne n°18 de l’usine de fabrication de Jeans du quai 5 du port de canton avait pu négocier en meilleure position sa juste part des profits engendrés par les exportations, celle déterminée par les forces du marché libre.
S’il est une loi à retenir de cette crise, elle pourrait s’énoncer ainsi : Trichez avec le marché libre, tentez de le plier à votre volonté politique, et vous serez toujours encore plus fortement exposé à la loi des conséquences inattendues, qui, à la proportion de la Chine, prennent l’allure d’une loi de Murphy au carré.
Car rappelez-vous : les entrepreneurs chinois n’ont pas modernisé autant qu’ils l’auraient pu leur appareil de production, puisqu’ils pouvaient maintenir leurs salaires assez bas. Ils travaillaient et travaillent encore sur un modèle de production de très gros volumes avec des marges faibles.
De fait, lorsque la consommation s’est effondrée aux USA, que les bateaux fantômes sont restés à quai faute de commandes à transporter, ces entrepreneurs n’ont pu s’adapter en douveur à un choc d’une telle rapidité : Les licenciements et les faillites ont été nombreuses, et la Chine a vu son chômage s’accroître de 20 millions d’unités (!) depuis le début de la crise, selon les propres termes de M. Cheng Siwei. Là bas, la loi des grands nombres (la population active est estimée entre 700 et 800 millions...) transforme vite 2 à 3% en pourcentage en un problème majeur d’adaptation de l’économie. » [Vincent Bénard]
Incrustation : Montesquieu, seigneur de la Brède...
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