Être en Égypte en fin janvier 2011 : petit témoignage
25 janvier 2011, une nouvelle révolution ? Déjà cent vingt-cinq morts, près de deux mille blessés et des manifestants de plus en plus déterminés à en finir avec le système Moubarak.
Depuis une semaine, la situation politique en Égypte est de plus en plus tendue. La révolution tunisienne a sans doute créé un précédent dans le monde musulman des régimes laïques autoritaires qui arrangeaient bien les démocraties libres comme rempart aux républiques islamistes. Le cas du Président Zine Ben Ali, 74 ans, arrivé à la suite d’une révolution de palais le 7 novembre 1987 et qui a fui comme un voleur en Arabie Saoudite vingt-trois ans plus tard le 14 janvier 2011, peut légitimement donner des espoirs à d’autres peuples.
Le Caire, Alexandrie et Suez sont les villes les plus touchées par les émeutes et la répression violente.
2011, l’année de tous les dangers en Égypte
Indépendamment de la crise tunisienne, l’Égypte devait passer une année 2011 très délicate pour le pouvoir. En effet, après des élections législatives très contestées, le Président Hosni Moubarak, 82 ans et demi, très affaibli par la maladie et probablement en fin de vie, allait fêter le 14 octobre prochain ses trente années de pouvoir absolu. Vice-Président d’Anouar El-Sadate, Moubarak a été élu Président de la République égyptienne le 13 octobre 1981 à la suite de l’assassinat de Sadate (Prix Nobel de la Paix 1978) du 6 octobre 1981. Il a été par la suite constamment réélu, avec des scores très staliniens, le 5 octobre 1987, le 4 octobre 1993, le 26 septembre 1999 et enfin le 6 septembre 2005, première élection multipartite où il a obtenu ...88,5% des voix.
Dans tous les cas, une élection présidentielle doit se tenir d’ici septembre 2011 et tout portait à croire que Moubarak n’aurait pas l’intention de solliciter un nouveau mandat. Selon beaucoup de supputations, régulièrement démenties, son fils Gamal Moubarak, 47 ans, semblerait bien placé pour lui succéder, ce qui ferait un scénario à la syrienne peu satisfaisant d’un point de vue démocratique. Gamal Moubarak aurait cependant déjà fui le pays à Londres.
Impression de campagne…
J’étais présent en Égypte en cette fin janvier 2011 et voici quelques impressions très personnelles que je souhaiterais faire part à propos de ces événements qui viennent endeuiller le peuple égyptien (plus d’une centaine de morts et plusieurs milliers de blessés depuis le début de la semaine selon certaines sources d’information). Deux momies ont même fait les frais de pilleurs, défendues stoïquement par des manifestants très soucieux de préserver les trésors des pharaons qu’ils considèrent comme les leurs (et dont ils sont fiers).
Les manifestations du mardi 25 janvier 2011 ont suscité diverses réactions de la part de la population. Ainsi, parmi les "possédants" (qui ont donc des choses à perdre), on pouvait même sentir une certaine condescendance avec des phrases prononcées la veille du type : « Nous ne sommes pas des Tunisiens, tout de même ! ».
Le lendemain de cette première journée, le bilan était de trois morts parmi les manifestants, quatre avec un policier tué. Des Égyptiens expliquaient que c’étaient les données officielles, dans les journaux du pouvoir, mais que les journaux d’opposition remettaient en doute ce bilan qui aurait été plus grave.
D’après certains témoignages, la police était assez violente. Elle a ainsi chargé dans le hall même d’un hôtel touristique en plein centre ville du Caire, près du siège des syndicats des journalistes et des avocats d’où sont parties les manifestations, s’en prenant même à des guides qui n’avaient rien à voir et qui ont reçu des coups de matraque.
Il est clair que les forces de l’ordre sont partout. Elles étaient environ de deux pour un manifestant. Et en période habituelle, on retrouve des policiers à chaque carrefour, chaque bâtiment un peu officiel, chaque site touristique, chaque musée, chaque banque etc.
Apparemment, les manifestations ont eu lieu sans haine et sans réelle violence contre des boucs émissaires (rien contre "l’Occident", par exemple). Comme en Tunisie, ceux qui protestent le font sur le plan à la fois économique (les prix sont trop élevés) et politique ("nous voulons la démocratie").
Vendredi 28 janvier 2011, c’était le jour de la grande prière. On pouvait entendre partout sortant des haut-parleurs des prêches assez vindicatifs. Cependant, les islamistes paraissaient assez dépassés par les événements et les Frères musulmans, même s’ils ont rejoint les manifestants, n’en étaient pas du tout les organisateurs.
Après seize heures, beaucoup d’incendies ont été provoqués. À Louxor, par exemple, ce sont la mairie (le palais du gouverneur) et la poste centrale qui ont brûlé. Les autorités ont regroupé les nombreux bateaux de croisière à une dizaine de kilomètres au sud du centre ville afin d’en éloigner les touristes.
Dans la soirée du vendredi 28 janvier 2011, la plupart des habitants avaient les yeux tournés vers les téléviseurs pour suivre la situation politique, que ce soit dans les magasins, dans les bars ou dans d'autres lieux publics etc.
La plupart des tours operators ont d’ailleurs annulé les circuits. Ainsi, ces touristes à Assouan (où des violences ont aussi eu lieu) qui ont dû écourter de cinq jours leurs vacances et rattraper en vitesse par la route l’un des rares avions qui s’envolaient d’Égypte. Egyptair en effet avait décidé d’annuler tous les vols en direction du pays.
Les rares avions qui ont atterri en Égypte le samedi 29 janvier 2011 étaient quasiment vides (certains ne transportaient qu’une quinzaine de voyageurs, comme celui de la filiale du groupe Air France-KLM).
Alors que c’est la meilleure époque touristique (car il ne fait pas encore trop chaud en hiver), ces annulations risquent d’enfoncer le pays dans une crise économique colossale.
En réaction, dès le jeudi 27 janvier 2011, le gouvernement égyptien a coupé les liaisons Internet et de téléphonie mobile, un fait sans précédent dans le monde qui a plongé le pays dans une impasse autant économique que politique.
Différences entre la Tunisie et l’Égypte
Pour autant, si les crises en Tunisie et en Égypte paraissent similaires, la situation des deux pays est très différente.
D’une part, l’Égypte a toujours su laisser un peu de mou à la liberté d’expression et de presse, avec des journaux d’opposition, ce qui permet d’atténuer certaines rancœurs. Les violences faites aujourd’hui aux journalistes et l’interdiction très récente (du 30 janvier 2011) de la chaîne de télévision Al-Jazira ne font toutefois qu’envenimer la situation.
La hausse des prix des produits de base définis par le gouvernement a été stoppée très rapidement pour éviter toute flambée populaire (très rapidement mais sans doute trop tardivement quand même).
D’autre part, au contraire de la Tunisie qui est un petit pays, l’Égypte, avec ses plus de quatre-vingt-quatre millions d’habitants, est un pays d’une importance géostratégique capitale dans un Proche-Orient très instable. Son voisinage d’Israël en fait même le pays clef de toute solution dans le conflit israélo-palestinien, ce que les Accords de Camp David du 17 septembre 1978 avaient déjà reconnu.
Par ailleurs, deux autres différences font que la situation égyptienne diffère beaucoup de la situation tunisienne.
L’armée égyptienne reste loyale à Moubarak, comme sa police, alors que l’armée tunisienne avait dès le début refusé de s’opposer violemment aux manifestants.
Enfin, le niveau socioculturel de la population reste encore globalement très bas en Égypte. Alors qu’en Tunisie, le niveau universitaire est très élevé (un professeur de l’Université Paris-1 pourrait témoigner par exemple que le niveau en mathématiques des universitaires tunisiens est de même envergure qu’à Normale Sup.), l’analphabétisme est encore monnaie courante en Égypte. Or, un peuple peu instruit est beaucoup plus facilement manœuvrable.
Dernière donnée, l’industrie touristique, si elle produit un cinquième des richesses du pays dans sa globalité, fait vivre parfois jusqu’aux trois cinquièmes certaines villes phares de l’antiquité égyptienne, comme Louxor. Une crise politique qui durerait trop longtemps entraînerait une catastrophe économique majeure en Égypte.
La réponse de Moubarak
En réaction à ces manifestations de mécontentement, le Président Moubarak a réagi de manière totalement inadéquate : en changeant de gouvernement avec le général Ahmed Chafic (Ministre sortant de l’Aviation) pour nouveau Premier Ministre, et surtout, en nommant le 29 janvier 2011 un Vice-Président (poste qui n’avait plus été occupé depuis l’arrivée au pouvoir de Moubarak en 1981) en la personne du général Omar Souleimane, 74 ans et demi, directeur des services des renseignements généraux égyptiens depuis le 22 janvier 1993, qui a une réputation d’intégrité et qui pourrait faire figure de dauphin de Moubarak.
De telles mesures qui accroissent la militarisation du régime ne sont évidemment pas suffisantes et montrent un réel manque de lucidité de la part du pouvoir. Comme en Tunisie, la centaine de morts constituent un point de non retour et le peuple réclame maintenant le départ immédiat de Moubarak, un départ qu’avait même évoqué un membre du gouvernement français par excès de sincérité.
Dans une allocution télévisée le 28 janvier 2011, Hosni Moubarak montre son incompréhension en disant que « la ligne entre la liberté et le chaos est ténue ».
Parallèlement à cette timide réaction (peu convaincante), le Président de l’Assemblée du Peuple, Ahmad Fathi Sorour, envisageait de remettre en cause les résultats truqués des élections législatives des 28 novembre et 5 décembre 2010 qui auraient donné 95% des sièges au parti de Moubarak (un second tour boycotté par l’opposition et une très faible participation, de l’ordre de 35%).
El-Baradeï, espoir d’une succession tranquille ?
Au contraire de la Tunisie, l’opposition laïque peut se prévaloir désormais d’un leader qui serait largement acquis à la "communauté internationale". Mohamed El-Baradeï, 68 ans et demi, Prix Nobel de la Paix 2005, fut le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (du 1er décembre 1997 au 30 novembre 2009), et est candidat à l’élection présidentielle en septembre 2011 depuis plusieurs mois, mais sa candidature ne serait pas validée avec les règles constitutionnelles actuelles (article 76 de la Constitution).
Il est arrivé en Égypte le jeudi 27 janvier 2011 et a voulu prendre part aux manifestations des 28 et 29 janvier 2011 mais il en a été empêché et a été assigné à résidence. Il représenterait sans doute la meilleure sortie de crise en Égypte si Moubarak acceptait d’organiser rapidement une élection présidentielle en autorisant la candidature d’El-Baradeï. II a cependant bravé le couvre-feu le 30 janvier 2011 en rejoignant les manifestants de la place Tahrir au Caire.
Fondateur d’une organisation politique depuis 2008 (le Mouvement du 6 avril), El-Baradeï a su s’attirer le soutien de toute l’opposition, à tel point qu’il l’a fédérée au sein de l’Association nationale pour le changement qui inclut notamment les Frères musulmans et qui l’a chargé de négocier une sortie de crise avec Moubarak. L’objectif serait la mise en place d’un gouvernement de salut public sans le Parti national démocrate de Moubarak et l’organisation d’une élection présidentielle réellement libre.
La tension est telle que certains éléments (dont les Frères musulmans) réclament ouvertement la démission de Moubarak alors que ce scénario ne serait sans doute pas le plus pacifique.
Et la "communauté internationale" ?
La "communauté internationale" reste évidemment très prudente face à ces événements. L’enjeu est effectivement très grave dans le monde actuel de tensions politiques et religieuses.
Comme en Tunisie, le maintien d’un pouvoir fort laïque et pro-occidental en Égypte était une garantie pour circonscrire le fondamentalisme islamiste.
Ce fut certainement une erreur depuis la fin de la Seconde guerre mondiale de croire qu’il valait mieux une dictature laïque qu’un régime islamiste. Car c’était croire qu’il n’y avait pas une autre alternative avec une démocratie "libre". Cette erreur a coûté cher aux États-Unis avec le soutien à Saddam Hussein pendant une quinzaine d’années pour maintenir en Irak un rempart au fondamentalisme iranien.
La mollesse des réactions face aux événements tunisiens va sans doute contraster avec les exigences pour l’Égypte. Les États-Unis réclament à Moubarak déjà un peu plus qu’un simple changement de cartes. L’Allemagne est prête à réduire son aide au pays en cas de surdité prolongée. La France, peu à l’aise dans ce genre de crise qui remet en cause les longues traditions du quai d’Orsay, semble timidement rester neutre en encourageant surtout une solution pacifique.
Dans ce domaine, l’hypocrisie est de mise.
Mais il n’est jamais trop tard pour se ressaisir.
Avec El-Baradeï, il semblerait que l’issue politique et électorale de la crise égyptienne pourrait parvenir à un accord plus rapide qu’en Tunisie.
Et qui permettrait à Moubarak de sauver la face.
La deuxième semaine va être longue...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (30 janvier 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le Caire, 22 février 2009 : je n’oublie pas.
Le point sur les antiquités égyptiennes.
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