Qui n’a vu dans Octobre 88 qu’un chahut de gamin se trompe lourdement. C’était en fait le moment où les contradictions ne pouvaient plus être contenues. C’était l’hallali pour le retour à la vérité. C’était l’instant où le voile pudique, qu’avaient jeté les démagogues sur le pays s’était déchiré, laissant l’œuvre du populisme toute nue. Ce 10 Octobre 88, l’Algérie s’était réveillée avec une nouvelle conscience d’elle-même : elle s’était aperçue qu’un mal la rongeait de l’intérieur et qu’il avait pris de telles proportions qu’elle risquait d’être dissoute totalement. C’était l’instant où elle se révéla à elle-même, dans sa complexité, ses différences, ses excès, son désordre.
Vingt six années de populisme socialiste avaient fini par donner l’hégémonie de la nomenklatura, le parti unique, la dette et la faillite économique, l’exil de l’intelligentsia, l’appauvrissement généralisé, la pénurie, la haine entre concitoyens, la destruction du tissu social. Les thuriféraires du pouvoir promettaient l’avenir radieux, celui-ci prit la forme du terrorisme barbare !
Le peuple n’avait plus le temps ni, surtout, les moyens d’écouter quiconque sinon ses instincts. Le populisme s’était épanoui durant prés de trois décennies. Les valeurs en cours dans les sociétés civilisées étaient foulées au pied ici. La société algérienne ne fonctionnait pas dans une culture, dans un ordre civilisé, mais dans l’insensé, le désordre et le désarroi. Mais à quoi pouvait-on s’attendre lorsque les uns étaient spoliés pour que les autres soient assistés ? Quelle élite pouvait-on avoir lorsque les critères de succès étaient la soumission, la duplicité et l’absence de scrupules ? Quel peuple voulait-on former lorsque le politique éduquait l’Algérien dans la haine du beau, du bien, de l’élégance de l’esprit, de la rectitude et de l’effort ? La société éclatée, l’individu perdu, l’aventure avec ses malheurs, devenait l’issue naturelle.
Tous les groupes humains, tous les peuples du monde ont besoin d’un système d’interprétation commun de leur vécu auquel ils se réfèrent pour relativiser les évènements qu’ils subissent ou pour opérer des choix et des décisions. Depuis la nuit des temps, les sorciers, les gourous, les chefs spirituels ont constitué les nœuds du maillage de l’inconscient collectif et les relais de la symbolique sacré ou profane. Cependant, au fil du temps, les peuples se sont organisés en Etats modernes auxquels ils dévolurent le rôle de dépositaire des normes de la société. Depuis, l’essentiel de la « guidance » est produit par des institutions séculières, tutrices des relations sociales à travers des lois positives qu’elles font appliquer et respecter, au besoin par la force, au nom de la communauté.
Dans les pays modernes, c’est l’Etat qui définit le permis et l’interdit, le facultatif et l’obligatoire, le « bon » et le « mauvais ». Dès lors, la qualité des dirigeants politiques prend une importance capitale. Leur légitimité populaire devient essentielle pour le bon fonctionnement de l’édifice. Le pouvoir qui « occupe » l’Etat doit être à la hauteur de ses missions : maintenir la stabilité générale, créer les conditions de sécurité collective, assurer le développement de la société. Il doit alors être en harmonie avec son peuple, et en même temps cohérent dans ses démembrements.
En Algérie, le pouvoir, en plus de son manque flagrant de légitimité, était gravement incompétent. Il était lui-même une menace pour l’Etat et la société. Le peuple déjà profondément désorienté par le choc de sa tradition avec la modernité, ne trouvait plus de repères stables, de références crédibles, d’explications objectives. L’Etat algérien n’était pas pourvoyeur de sens. Comment dès lors s’étonner de la formidable expansion de l’idéologie islamiste ? Elle avait un sens à proposer. Et dans l’impossibilité de construire l’Etat moderne, le reflux psychologique était inévitable. Les anciens réflexes ressurgirent et avec eux, les sorciers, les gourous et les zaïms !
L’angoisse existentielle de l’homme ne s’apaise que lorsque celui-ci arrive à évoluer au sein d’un système de vie qu’il a mentalement admis et intégré dans sa propre vision du monde. Or, une vision du monde est une somme d’idées, de principes de vie, d’éléments explicatifs, de croyances… C’est aussi et surtout des choix opérés consciemment ou non, pour gérer sa nature d’homme et ses relations aux autres. Quels que soient le système politique et la doctrine que se donne un pays, il y a une base commune pour tous : l’homme est d’abord et avant tout l’expression d’un ensemble d’éléments de motivation, inscrit dans l’ordre biologique, dans la mémoire génétique de l’espèce. Pour avancer dans la vie, il a besoin des pulsions internes qui agissent en lui comme une source d’énergie pour lui insuffler la volonté nécessaire à sa lutte dans la vie. Ces pulsions sont donc constitutives de l’être biologique et sans elles, celui-ci sombrerait dans la dépression, l’inaction et … la mort. Cependant, lorsque ces énergies internes se trouvent bloquées, par des idéologies ou des Etats totalitaires, elles dégénèrent en expressions comportementales négatives. Leur exacerbation, souvent due à des frustrations de diverses origines mène aux excès condamnables. Or le populisme algérien véhiculait un discours de réfutations de l’élan vital humain. Il voulait l’anéantissement de l’individu au profit de la masse informe, fusionnée et surtout obéissante. L’idéologie populiste a horreur de l’individu identifié, elle le veut évaporé dans le vent de ses slogans pour faire tourner son moulin à illusions !
La créativité artistique, musicale, littéraire ; l’attrait pour l’accomplissement des œuvres d’art, l’esprit d’entreprise, le désir des exploits sportifs, la passion des découvertes scientifiques, en un mot toutes ces qualités qui font le soubassement des progrès multiformes de l’humanité ont une relation directe avec la puissance des motivations de l’individu et leur canalisation selon des modes élaborés. Le « bien » ne résulte pas de l’annulation des pulsions fondamentales de l’humain mais de leur délicat et fragile équilibre et de leur sublimation en actes créateurs grâce à la raison, l’intelligence et l’intuition. C’est donc de l’harmonie de ces pulsions, de leur équilibre final que dépend la sérénité des rapports humains et non pas de leur négation ou leur illusoire neutralisation. On n’arrête pas l’eau déferlante, il faut lui faire son lit ! Les grandes civilisations ont domestiqués les instincts. Elles les ont ordonnés, canalisés, sublimés grâce à un ordre religieux, moral ou éthique pour en faire une énergie positive et créatrice au profit de l’ensemble de la société, voire de l’humanité. Chaque être est le résultat d’une synthèse entre des composantes innées de sa personnalité et une vision du monde, une culture, qu’il a acquise. Celle-ci dépend de nombreux facteurs parmi lesquels le milieu social, le niveau d’instruction, les conditions de vie, le hasard des choses. Chaque être est unique. Les aspirations diffèrent, le goût est personnalisé, les espoirs multiples. La société grouille d’êtres dissemblables bien que les institutions, les discours, les médias, les modes tendent à les rapprocher, à les standardiser. Mais ces vérités sont antithétiques aux discours démagogiques et à la pensée unique.
Aucun système d’organisation politique, aucune doctrine, aucune idéologie ne peut convenir à tous les êtres à la fois et avec le même degré de satisfaction pour tous. La diversité de l’âme humaine est trop riche pour être contenue dans un seul moule. Non seulement la société est diverse mais l’individu lui-même est le plus souvent traversé par des sentiments, des convictions, des désirs, tous changeants, parfois contradictoires, au gré du temps, de l’humeur ou plus prosaïquement de l’intérêt. Voilà pourquoi les doctrines totalitaires, par essence réductrices, ne peuvent convenir à la nature humaine. Aucune volonté, aucun génie politique ne peut convaincre tout un peuple à croire en une même logique, à avoir le même objectif, à choisir le même chemin. Les hommes « uniques » comme les partis uniques, imposent à leur pays une rigidité qui ne permet aucune adaptation, ligotant l’intelligence et coupant la sève nourricière de l’initiative créatrice. Si cette explication se voulait plus convaincante, alors elle exposerait le cas du populisme algérien, de juillet 1962 à octobre 88 ! Le socialisme si généreux à première vue, a enfermé les sociétés qui l’ont pratiqué dans une dynamique mortelle car inflexible. L’islamisme, s’il venait à être au pouvoir arriverait, sans aucun doute, au même résultat.
L’Algérie est, espérons-le, définitivement sortie de l’ère de la pensée unique. Elle n’est cependant pas encore entrée dans l’ère de la démocratie. C’est pourtant par là qu’il faudra passer. La démocratie est le seul mode de fonctionnement qui ne soit pas en réalité un système. La démocratie permet l’expression de la variabilité et fait place aux idées contradictoires. Les différentes idées s’équilibrent entre elles. La société démocratique s’adapte continuellement au vu des nouveaux besoins, des nouvelles techniques, des nouveaux modes de vie. Une tendance politique, un courant d’idées, un discours politique peuvent être un jour majoritaires mais ils resteront composites et jamais hégémoniques ni définitifs. Le pouvoir « révolutionnaire » algérien n’a jamais compris les choses sous cet angle. Il avait trop de comptes à régler ; avec le colonialisme, avec l’histoire, avec ses frustrations, avec ses illusions. Si le nationalisme algérien ne s’était pas conçu dans les bras du populisme socialiste, le pays aurait eu, à n’en pas douter, un autre sort que celui d’avoir vécu Octobre 88 et la tragédie qui l’a suivi. Mais là, c’est une toute autre histoire…