Génocides
La loi mémorielle adoptée le 22 décembre dernier par les députés français sur une proposition de l’UMP, pénalisant la contestation de tous les génocides qu’aura reconnus la loi française, est une étrangeté bien hexagonale. Si les historiens peuvent se sentir légitimement "floués"[1], il est insensé que les crimes du passé soient désormais laissés à l’entière discrétion du parlement français. Triste avancée démocratique en période pré-électorale. Et apparemment en ce moment particulier de la vie politique, il semblait important pour nos dirigeants actuels de montrer leurs muscles à certains et leurs servilités à d’autres. Car évidemment c'est la Turquie qui est en première ligne de visée, pays musulman dont la possibilité d’entrer dans l’Union Européenne est simplement inconcevable pour certains politiques français, en accord, réel ou fantasmé, avec une partie non-négligeable de sa société civile. Je ne suis pas persuadé que la non-reconnaissance du génocide arménien de 1915-1916 ait été le raison de cette loi, comme il est généralement admis, mais une simple opportunité.
La réaction du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, ne s’est bien sûr pas fait attendre. Elle a sans doute été un peu violente voire caricaturale, en évoquant des pseudos fours crématoires pendant la guerre d’Algérie, mais finalement elle n'a pas été plus ridicule ou hystérique que les gesticulations politiques françaises sur ces sujets. Sujets souvent sensibles, évidemment.
Selon moi, Erdoğan aurait été bien plus inspiré de parler du génocide rwandais et de se demander à voix haute si cette énième loi mémorielle n’était pas juste une manière d’anticiper toute question trop pressante sur la possible implication du pays des droits de l’Homme dans les évènements rwandais de 1994. Histoire de rendre la monnaie de sa pièce aux démocrates français. J’aurais aimé lui souffler cela lors de son discours du 23 décembre 2011.
Car au moment (à peine un mois plus tard) où enfin des conclusions judiciaires[2] sur le génocide rwandais ne se bornent pas uniquement à présenter un seul aspect des choses, à savoir la version officielle de l’Etat français, il ne serait sans doute pas superflu de faire du bruit autour de cette affaire afin qu'elle sorte enfin de son duel de spécialistes, bien gentils certes, mais un peu trop vertueux et utopistes. Du moins c'est ainsi qu'ils sont souvent considérés.
Le juge antiterroriste Marc Trévidic semble ne pas être impressionné par la vérité qui vient d’en haut ni par les petits et grands secrets qui protègent la raison d’Etat, et son récent rapport pourrait ouvrir des tiroirs que l'on croyait fermés à jamais. Bien sûr son travail ne plait pas à tout le monde. Nicolas Sarkozy pense sans doute qu’il fait tout de travers et qu’il ne comprend rien. Il n’est qu’à voir l’affaire Karachi : Lui chercher des poux pour une sombre histoire de rétro-commissions, c’est "ridicule"[3]. Et que ce même juge s'obstine avec cette affaire rwandaise où, comme Juppé et d’autres de son camp, il est également concerné[4], doit commencer à "l’emmerder" sérieusement. Pas étonnant que ce "petit" juge se sente persécuté[5]. Et que tout soit fait pour qu'il quitte son poste.
Pour en revenir à l’attentat contre l’avion du président Juvénal Habyarimana du 6 avril 1994, qui a coûté la vie à ce dernier, le rapport d’expertise demandé par Trévidic met fin à près de dix-huit ans de propagande d'Etat. Propagande menée par l'Etat français, qui soutenait une thèse opposée et non-prouvée. A savoir que les tutsi étaient obligatoirement coupables d'avoir détruit l'avion présidentiel rwandais, entrainant par là le génocide qui suivit. Et comme ils furent principalement les victimes de ce génocide, ils n'avaient qu'à s'en prendre à eux-mêmes. Thèse officielle française à peine caricaturée.
Evidemment François Mitterrand, comme presque toute la classe politique de l'époque (et d'aujourd'hui !) ne souhaitait pas que l'on regarde de trop près les relations qu'il avait entretenu avec un autre Etat qui allait se rendre coupable de génocide. Tout y est passé, du double génocide à la légitime défense en passant par le complot anglo-saxon. Ou plus cyniquement encore, en relativisant l'importance d'un génocide en Afrique[6]. Le pouvoir français, de droite comme de gauche, a été en cela bien épaulé par la justice[7] et par les médias[8].
Il est non moins évident que les Jean-Louis Bruguière (voir note 7) et autres Pierre Péan[9], porte-drapeau de ce négationnisme en accord avec la raison d'Etat, ne vont pas beaucoup se faire entendre pour le moment. Car pour eux aussi il était prouvé que l'attentat du 6 avril était l'œuvre des tutsi du FPR de Paul Kagamé, l'actuel président du Rwanda, accréditant en cela la légitime défense.
Les conclusions du récent rapport ne dit pas qui a tiré le missile qui a détruit l'avion, mais montre d'où il est manifestement parti, du camp militaire de Kanombe, importante base des Forces armées rwandaises (FAR, loyalistes).
Les nouveaux chiens de garde[10] veillent et il est probable que les médias, soit enterreront cette affaire une fois de plus, soit comme le dit Colette Braeckman[11], allègueront de possibles infiltrations de combattants du FPR à l’intérieur même du camp Kanombe.
Ce qu'il reste vraiment à découvrir et qui restera sans doute à jamais secret, ce sont les auteurs de ce tir de missile. Non pas du fait que cet attentat aurait été le déclencheur du génocide (cette thèse m'a toujours parue farfelue. Il en a été un évènement, le premier certes mais pas plus), mais parce qu'il révèlerait peut-être des alliances criminelles[12], expliquerait sans doute l'attitude de déni de l'Etat français et si la présence au Rwanda, lors des évènements, de Paul Barril[13], ancien du GIGN et travaillant en 1994 à son compte (?), n'est que fortuite et le hasard de son planning.
Et bien d'autres points troublants, qu'il serait long de rappeler (voir certains de mes articles), dont l'opération turquoise n'en est pas le moindre.
La raison d'Etat pèsera-t-elle longtemps devant l'horreur de près d'un million de morts ? Notre pays n'a pas un passé très glorieux sur le continent africain, et pour certains il est même la cause du sous-développement démocratique de nombre de nos anciennes colonies. Si ce n'est pire peut-être. Le cas rwandais pourrait aussi le révéler. Il est temps de savoir si ce passé est aboli ou alors pourquoi nous le cautionnons par notre silence.
SylvainD.
[1] Pierre Nora, historien travaillant sur la mémoire historique est bien sûr de ceux-ici. Voir ici.
[2] http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/01/11/genocide-rwandais-le-camp-kagame-innocente_1628213_3212.html#ens_id=1265770
[4] Il était alors Ministre du Budget (de 1993-1995) et de la Communication (de 1994-1995).
[6] Edouard Balladur : « Ils se sont toujours massacrés ainsi ! Pourquoi voulez-vous que cela cesse ? », François Mitterrand (-) : "Dans ces pays-là un génocide ce n'est pas trop important".
[7] Le prédécesseur de Trévidic, le juge Jean-Louis Bruguière, chargé de l'affaire depuis plus de 10 ans, ne s'est jamais déplacé au Rwanda. Voir ici.
[8] Le Monde, considéré comme le journal de référence en France, au moins dans les années 1990, en est une triste caricature. Lire notamment les livres de Jean-Paul Gouteux sur ce sujet ("Un génocide secret d'Etat" et "Le Monde, un contre-pouvoir ?"). Le 1er de ces livres lui a valu un procès de la part du journal en mai 1999. Le Monde a perdu ce procès et a été condamné à payer 10000 francs à JP Gouteux et aux éditions sociales qui ont édités le livre incriminé.
[12] Le missile qui a détruit l'avion où se trouvait Habyarimana était un SA-16 et comme le dit Me Meilhac, l'avocat d'Agathe Habyarimana, la veuve du président rwandais "Les SA-16 sont faciles à transporter et on les tire à l'épaule, mais leur maniement requiert une grande expertise que ne possédait personne au sein des FAR [les Forces armées rwandaises, fidèles au pouvoir]"…
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