Habeas corpus Brasil
Pas à pas, le Brésil est en train de sombrer dans une des pages les plus noires de son histoire. À peine 24 heures après le refus de la Cour Suprême de lui accorder un ‘habeas corpus’, un mandat de dépôt a été lancé à l’encontre de l’ex-président Lula. Avec lui, les 54 millions de Brésiliens ayant porté Dilma Rousseff au pouvoir en 2014, et déloyalement destituée en 2016, se sentent prisonniers d’un pouvoir qui tourne à la dictature.
De nombreux analystes parlent de guerre hybride concernant la situation du Brésil aujourd’hui. Il est vrai que les dénonciations conjointe d’Edward Snowden et de Wikileaks font abonder les pensées vers la théorie complotiste qui impliquerait aussi le ‘grand frère du Nord’. Cependant, je m’en tiendrai seulement à la notion de lawfare (guerre juridique) qui, depuis la mise en scène de l’impeachment de Dilma Rousseff ne cesse d’être employée pour servir les fins du gouvernement putschiste.
En effet, il s’agit bien d’un complot qui a destitué la présidente élue et qui s’achève maintenant avec l’emprisonnement de Lula. Ce complot a été mis à jour par une conversation enregistrée entre deux sénateurs, Romero Jucá et Sérgio Machado, ce dernier visé dans l’affaire ‘Lava-Jato’ impliquant l’entreprise Petrobras dont il était l’un des directeurs. Pour une meilleure compréhension, je reproduis ici la traduction de certains extraits de leurs conversations enregistrées* en mars 2016, quelques semaines avant la session d’impeachment du 17 avril.
SÉRGIO MACHADO – Mais tu vois, Romero, je trouve la situation très grave.
ROMERO JUCÁ – Moi, hier, j’ai été très clair. [...] Moi, je pense la chose suivante : avec Dilma ce n’est pas possible, avec la situation comme elle est. [...]
MACHADO – Il faut qu’il y ait impeachment.
JUCÁ - Il faut qu’il y ait impeachment. Il n’y a pas d’autre issue.
MACHADO - Et qui prendra [les choses en mains], devra tenir. [...]
MACHADO – Voilà de qui se passe. Objectivement, avec ce que la [Cour] Suprême a fait [elle a autorisé l’emprisonnement après les décisions de seconde instance judiciaire], tout le monde va dénoncer.
JUCÁ - Exactement, et il va y en avoir pour tous. Marcelo [Odebrecht] et Odebrecht [l’entreprise] vont le faire.
MACHADO - Odebrecht le faire.
JUCÁ - Selectivement, mais il va le faire.
MACHADO - Queiroz [Galvão] je ne sais pas s’ils vont le faire ou pas. La Camargo [Corrêa] va le faire ou non ? Je suis très préoccupé parce que... Janot [procureur-général de la République] veut vous choper et il pense que je suis le fil conducteur. [...]
JUCÁ – Tu dois voir avec ton avocat comment est-ce qu’on peut t’aider. [...] Ça doit être par la politique, un avocat ne trouve pas [inaudible]. Si c’est politique, quelle doit être la politique ? Il faut résoudre ce bordel... Il faut changer le gouvernement pour pouvoir arrêter cette saignée. [...]
MACHADO - Mec, la solution la plus facile c’est de mettre Michel [Temer]. [...]
MACHADO – C’est un accord, mettre Michel. Un grand accord national.
JUCÁ – Avec la [Cour] Suprême, avec tout.
MACHADO – Avec tout, et comme ça tout s’arrête.
JUCÁ – C’est ça. Ça reste délimité où ça en est, point. [...]
JUCÁ - [À voix basse] J’ai discuté hier avec certains ministres de la [Cour] Suprême. Les mecs disent que « il n’est possible de [inaudible] que sans elle [Dilma]. Tant qu’elle sera là, la presse, les mecs veulent l’évincer, ce bordel ne va jamais s’arrêter ». Tu comprends ? Alors, je suis en train de discuter avec les généraux commandants militaires. Tout est calme avec eux. Les mecs disent qu’ils vont assurer. Ils surveillent le MST, je ne sais pas pourquoi, pour éviter des perturbations. [...]
MACHADO – Une issue possible c’est de trouver quelqu’un qui ait des liens avec Teori [Zavascki, alors ministre de la Cour Suprême, rapporteur de l’affaire Lava‑Jato, qui est décédé 9 mois plus tard dans un accident d’avion très opportun], mais il paraît qu’il n’y a personne.
JUCÁ – Non, personne. C’est un mec très fermé. C’est elle [Dilma] qui l’a nommé, un mec ... Un bureaucrate de ... Ex-ministre du STJ [Tribunal Supérieur de Justice].
* Transcriptions publiées dans le journal Folha de São Paulo le 23/05/2016.
Le cirque était ainsi monté. L’impeachment a eu lieu, prononcé le 17 avril 2016 par l’Assemblée législative, et le vice-président Michel Temer a pris le pouvoir début mai. L’instruction du « procès » de Dilma Rousseff s’est déroulée au cours des mois suivant pour aboutir à sa destitution officielle en août 2016, après un battage de presse ignoble, d’incessantes campagnes de diffamation via internet et des manifestations qui ont réuni d’immenses foules galvanisées par ces campagnes de presse.
Parallèlement, et depuis lors, une véritable chasse à l’homme a été entreprise contre Lula car, comme dit Maurice Lemoine chez Gérard Miller : « Lula est un symbole. Il faut le faire tomber parce qu’il faut casser l’espoir dans le clan progressiste ». Alors tous les moyens sont bons et c’est par le biais de la ‘justice’ qu’ils vont y parvenir après un procès hyper médiatisé et une condamnation sur ‘convictions’ en guise de preuves.
Il faut aussi noter que, contrairement à toutes les autres affaires, le procès de Lula est rondement mené. En appel, son dossier est passé avant plus d’une centaine d’autres restés en souffrance et en moins d’un mois et demi le recours était déjà accueilli par le tribunal. Un record absolu pour la justice brésilienne, y compris pour tous les autres cas liés à l’affaire ‘Lava-Jato’. Mais il faut l’empêcher de se présenter aux prochaines élections de 2018. Malgré l’absence de preuve, la sentence est confirmée en appel et c’est pourquoi, restant une instance à laquelle recourir, la Cour Suprême a été saisie d’une demande d’habeas corpus (institution juridique qui garantirait l’attente en liberté du jugement de son recours contre les décisions des tribunaux ayant prononcé sa condamnation), dûment refusée ce 4 avril.
Sur ce point, parlons des pressions et autres ‘avertissements’ visant les ministres de la Cour Suprême. D’abord il y a le cas du procureur de l’opération ‘Lava-Jato’, qui a été la risée de tous, en déclarant qu’il allait prier et jeûner pour que la Cour Suprême vote contre l’habeas corpus. Bien lui en a pris, il a été exaucé. Drôle de justice !
Dans quelques grandes capitales on a assisté à des rassemblements en faveur de la prison pour Lula organisés par des groupes de droite.
Beaucoup plus inquiétant, cependant, a été la déclaration* via Twitter du chef d’état-major des armées dont je reproduis ici la traduction :
GÉNÉRAL VILLAS-BOAS – J’assure à toute la Nation que l’Armée Brésilienne pense partager l’attente de tous les bons citoyens quant à la répudiation de l’impunité et pour le respect de la Constitution, de la paix sociale et de la Démocratie, tout en restant attentive à ses missions institutionnelles.
Ce à quoi plusieurs autres généraux ont promptement répondu présent, dans des termes tout à fait éloquents.
GÉNÉRAL FREITAS – Une fois encore le Commandant des Armées exprime les préoccupations et les attentes des citoyens brésiliens qui revêtent l’uniforme. Nous sommes avec vous, Commandant.
GÉNÉRAL MIOTTO – Commandant ! Nous sommes ensemble dans la même tranchée ! Nous pensons de la même façon ! Brésil avant tout ! Acier !
GÉNÉRAL CHAGAS – J’ai l’épée au côté, la selle équipée, le cheval au travail et j’attends vos ordres !
* Tweets publiés dans la revue en ligne Forum le 03/04/2018.
Ces déclarations ont aussitôt reçu un tollé de la part des plus divers secteurs de la société encore traumatisée par la récente dictature qui a maintenu le pays pendant 21 ans sous le joug de l’armée, mais le président en exercice n’a pas daigné commenter l’incident.
La tension monte et l’escalade vers l’autoritarisme augmente avec la bénédiction du gouvernement putschiste qui a compté sur la non-intervention des militaires, comme le signalait Jucá dans les propos relatés plus haut, un gouvernement qui ouvre toujours plus d’espace à des militaires de carrière aux postes-clés de l’État (Chef de cabinet de la Présidence, Défense, Affaires indiennes).
Par ailleurs, l’autoritarisme est plébiscité par les secteurs d’extrême-droite, notamment liés à l’agrobusiness, ce qui approfondit la fracture sociale entre ce qu’on peut appeler la droite et la gauche, mais plus exactement entre une classe sociale minoritaire très privilégiée autour de laquelle gravite toute une myriade d’intéressés à divers degrés, et une classe sociale largement majoritaire et historiquement discriminée, notamment les afro-descendants, qui avait réussi à se hisser quelque peu sur l’échelle sociale avec l’arrivée au pouvoir du Parti des Travailleurs.
Et c’est ainsi que depuis le coup d’État parlementaire, on assiste à une escalade de la violence, notamment envers les défenseurs des plus défavorisés dans le pays. Une violence depuis toujours larvée au sein des groupes les plus réactionnaires de la société brésilienne, mais qui s’exprime sans retenue depuis la destitution de la présidente élue, destitution que ces personnes ont vu comme le signal d’une nouvelle donne sociale dans le pays dans laquelle les nantis retrouveraient leurs privilèges face à une classe sociale n’ayant historiquement jamais eu droit à la parole. D’aucuns y voient un retour à une société esclavagiste encore profondément enracinée dans la culture brésilienne.
Au‑delà de l’assassinat emblématique de Marielle Franco dont les répercussions sont encore à venir, ce sont des dizaines de leaders de la lutte pour les droits de l’homme qui ont été assassinés au cours des deux dernières années. Syndicalistes, leaders communautaires, écologistes, dirigeants associatifs et même des religieux engagés auprès des plus défavorisés sont victimes de cet arbitraire. Et quand ils ne sont pas assassinés, ils peuvent être agressés, menacés, intimidés ou calomniés.
C’est pourquoi l’assassinat de Marielle Franco, qui luttait justement pour la défense des plus démunis dans les favelas, mais plus avant contre la violence qui va de pair avec la pauvreté, a soulevé un cri de détresse face à la violence de l’État représentée par l’intervention militaire en cours à Rio.
Pour conclure sur la dernière farce du procès Lula, il faut revenir sur l’outrage qu’a constitué la visite du chef de l’exécutif Michel Temer - usurpateur du pouvoir par coup d’État interposé et lui‑même objet de deux dénonciations distinctes du Ministère public pour corruption, blanchiment et association de malfaiteurs et bientôt rattrapé par une troisième affaire - à la présidente de la Cour Suprême, visite officieuse du chef de gang à la présidente d’un des trois Pouvoirs de la République, justement la Justice, qu’elle reçoit chez elle, sans cérémonie ni témoins.
C’est pourquoi une voix uni sonore, dont je me fais ici le porte-parole, s’élève dans tout le Brésil, clamant haut et fort qu’il s’agit ici d’un cas de lawfare, que le Brésil est engagé dans une de ces nouvelles modalités de guerre où le complot soutenu par les principaux médias prend des couleurs de justice pour se justifier auprès d’une population leurrée et manipulée. Et je cite ici Carol Proner, professeur de Droit international à l’université de Rio de Janeiro et organisatrice du livre qui dénonce « le procès Lula », à propos de la condamnation : « Elle ne se soutient pas par des preuves suffisantes pour être convaincante quant à la responsabilité de l’ex-président dû à la pratique d’une conduite indue de sa part ». Le livre est disponible en PDF ici.
Avec Lula, c’est le Brésil tout entier qui veut retrouver sa liberté de vivre, d’agir et de penser. L’habeas corpus n’est pas seulement celui de Lula, c’est celui de tout un pays qui n’attendait que le moment de pouvoir mettre son bulletin de vote dans l’urne et élire à nouveau celui qui avait rendu possible le rêve d’un pays souverain, à la hauteur de ses richesses naturelles et de la diversité de son peuple.
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