Le conseil des ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne doit se réunir le mardi 12 avril pour traiter de la Libye. Le principe d'une intervention militaire occidentale est soutenu à juste titre par les Français et l'ensemble de la classe politique. Le rôle d'impulsion de la France a également été souligné. Toutefois, dans une note publiée le 22 mars dernier, Terra Nova avait pointé les incertitudes en matière d'objectifs et de stratégie de l'intervention française en Libye. Après deux semaines et demie de frappes de la coalition puis de l'OTAN, ces incertitudes n'ont pas été levées et deviennent critiques. Un débat sur les objectifs et le calendrier de l'intervention en Libye s'impose de manière pressante.
SYNTHÈSE
La participation de la France à l’intervention en Libye a été soutenue dans son principe par les Français et l’ensemble de la classe politique. A juste titre : face au risque d’un massacre à grande échelle de populations civiles, la communauté internationale se devait de réagir et de porter secours aux forces populaires du « printemps arabe » libyen. A cet égard, l’implication rapide de la France, tout comme sa capacité d’entraînement, ont été bienvenues.
Toutefois, dans une
note publiée le 22 mars, au lendemain des premières frappes de la coalition, Terra Nova avait souligné les incertitudes concernant les objectifs et la stratégie de l’intervention française. Deux semaines après le début des frappes de la coalition puis de l’OTAN en Libye, il devient pressant de répondre à ces questions.
L’objectif de l’intervention est-il le « changement de régime », ainsi que l’a déclaré Barak Obama ? Si c’est le cas, notons qu’un tel objectif ne correspond pas à la résolution de l’ONU qui donne son cadre légal à l’intervention militaire, et qui la limite au secours humanitaire des populations civiles. Sa légitimité, aux yeux des gouvernements arabes, deviendrait ténue.
La stratégie de frappe aérienne est-elle suffisante pour aboutir au renversement de Kadhafi ? Ainsi que vient de l’affirmer le général Ham, commandant des forces américaines en Afrique, il est très peu probable que les rebelles prennent Tripoli : essentiellement constituée de civils non formés, sous-équipés, non coordonnés, la rébellion n’est guère capable de mener un combat militaire. S’agit-il dans ce cas de créer un rapport de forces suffisant pour pouvoir négocier le départ de Kadhafi et de ses fils ? Sinon, envisageons-nous d’armer et de former les rebelles, voire d’envoyer des troupes de l’OTAN au sol pour les épauler ?
En cas de renversement de Kadhafi, la question de la transition démocratique se pose. L’échec de la construction de la démocratie dans les précédents afghan et irakien incite à la prudence. Au centre de ce questionnement, il y a la vraie nature du Comité de Transition National libyen (CNT). Le gouvernement français s’est empressé de le reconnaître comme l’instance politique légitime de représentation de la rébellion. Mais est-ce bien le cas ? Composé d’anciens membres de la junte de Kadhafi arrivés après le début du soulèvement, à forte composante ethnique, le CNT ne semble pas avoir une légitimité solide au sein de la population libyenne.
Face à ces incertitudes, le risque grandissant est celui d’un enlisement. Le scénario le plus probable serait alors la partition de la Libye. La situation militaire y conduirait : la partie Est du pays contrôlée par les rebelles et protégée par l’ombrelle aérienne de l’OTAN, la partie Ouest toujours dominée par les troupes de Kadhafi, et que les rebelles ne parviennent pas à conquérir. Les divergences ethnico-linguistiques aussi : la Libye est coupée entre la Tripolitaine à l’Ouest et la Cyrénaïque à l’Est (la troisième province du Fezzan étant située en zone désertique très peu peuplée). Les choix politiques, enfin : l’envoi d’une mission militaire de l’Union européenne pour sécuriser l’aide humanitaire dans le seul Est de la Libye, et non dans l’ensemble du pays, constituerait un jalon supplémentaire. Allons-nous ainsi nous inscrire dans la perspective d’une partition de la Libye avec la création d’un Etat « client » à l’Est, sur le modèle du Sud Soudan, mettant ainsi en cause pour la seconde fois en un an l’un des principes structurants de l’ère post-coloniale et pilier de l’Union africaine, à savoir l’intangibilité des frontières ?
Il est désormais urgent qu’un débat sur les objectifs et sur le calendrier de l’intervention se tienne, y compris devant le Parlement, faute de quoi l’incompréhension et les désaccords vis-à-vis de cette politique interventionniste vont progresser.
NOTE
La Communauté internationale engagée en Libye semble ne pas avoir su éviter une nouvelle chausse trappe que des références historiques récentes auraient dû nous aider à éviter :
- l’exemple iraquien a montré qu’une action militaire ne pouvait être fondée sur des renseignements biaisés sur le potentiel militaire des deux parties et sur les rapports de forces politiques au sein des populations ;
- celui de l’Afghanistan aurait dû nous apprendre qu’il faut une connaissance fine et pragmatique des structures politiques complexes (combinaison d’intérêts tribaux, régionaux et personnels protéiformes) si l’on veut éviter l’enlisement ;
- au Kosovo enfin, nous avons vu que des frappes aériennes permettent certes de régler le problème militaire stricto sensu, mais qu’il faut ensuite un engagement lourd, coûteux et long pour soutenir un Etat dépendant dont les ambitions démocratiques et socio-économiques sont loin d’être matérialisées.
Ces expériences – notamment celle du Kosovo – ne doivent évidemment pas justifier par principe l’inaction face à la barbarie. Mais nous devons en tirer les leçons nécessaires pour être efficaces. Les premières semaines de l’opération libyenne montrent que si notre instrument militaire peut être (relativement) efficace, il ne peut être pleinement opérationnel que dans le cadre d’une stratégie politique claire et pertinente. C’est sur ce point que nous avons aujourd’hui des doutes, dans le silence assourdissant du pouvoir pour expliquer aux Français ce qui se passe et ce que nous voulons obtenir en Libye.
1 – Deux semaines et demie de frappes inefficaces ?
Si l’on en croit le Pentagone, le potentiel militaire de Kadhafi détruit au cours des deux premières semaines serait à ce jour de 30%, ce qui équivaut à avouer que les partisans du Guide disposent toujours de 70% de ce potentiel, soit environ 10 fois plus de combattants, avec une puissance de feu 20 fois supérieure à celle des rebelles. Ils font preuve d’une meilleure coordination tactique, d’une mobilité importante et d’un système de communications robuste. Les difficultés et les mouvements de retraite de la rébellion à Misrata, Ajdabia et Brega, malgré le soutien de la coalition, sont la cruelle illustration de cet écart bien réel.
Dans ce contexte, la baisse d’intensité des frappes de l’OTAN de la semaine dernière - qui va s’accentuer par la mise en réserve de tous les appareils américains engagés – ne laisse rien présager de bon. Les forces de la rébellion, essentiellement constituées de civils mal formés, mal équipés, incapables de se coordonner, ne serviraient-elles que des objectifs médiatiques (cris de victoires sur fond de chars calcinés, tirs en l’air, convois de pick-up sur les routes etc.) ? Les forces qui au sein de la rébellion ont réellement une valeur combattive sont composées en majeure partie de déserteurs de l’armée libyenne et d’islamistes durs, dont la mission principale est de maintenir le moral parmi les combattants civils armés et de contrôler les populations des villes libérées. La tentation du CNT, réelle mais pas encore matérialisée, de recourir aux autorités religieuses locales pour faire du « liant social », peut poser un sérieux problème, tout vide risquant d’être occupé par les plus radicaux.
Il est donc permis aujourd’hui de douter de la convergence entre les intentions démocratiques affichées par la communauté internationale et celles du Conseil National de Transition dont les voies et moyens semblent s’en éloigner de jour en jour.
Les conséquences politiques potentiellement désastreuses de la prise de commandement de l’opération par l’OTAN étaient pressenties par la diplomatie française. Elles risquent malheureusement de devenir réalité. La subordination de l’action militaire à une institution dont le bilan en matière d’opérations extérieures est négatif, en particulier en Afghanistan, est une erreur. Comme Terra Nova l’avait souligné il y a deux semaines, l’Alliance atlantique n’est pas le bon instrument politico-militaire pour conduire des opérations extérieures hors de la sphère occidentale.
Il a certes été difficile de résister au lobbying intense de certains pays membres de la coalition (Norvège, Danemark, Belgique, Italie…) pour que l’opération libyenne passe sous commandement otanien. Ceux-ci ont fait valoir des raisons opérationnelles (ces pays n’ont pas les capacités de projection de force nécessaires pour une telle opération et dépendent totalement des infrastructures de l’OTAN). Mais on ne doit pas sous-estimer les motivations politiques avouées (ne pas s’engager trop visiblement à titre national) ou non (conserver une indépendance de façade pour les opinions publiques). Ces dernières nous renvoient à nos propres comportements. Il s’agit pour ces pays de contrôler la France. Le comportement du chef de l’Etat français, perçu comme un partenaire peu fiable et peu collectif, irrite nos partenaires. L’action du ministre des Affaires Etrangères, Alain Juppé, ne suffit pas à le contrebalancer.
2 - La grande Inconnue : le Comité de Transition National
Le Conseil National de Transition a été formé trois semaines après le début de la contestation populaire, partie de Ben Ghazi et qui s’est rapidement étendue à l’ensemble du pays. Est-ce une tentative d’une partie de l’élite de pouvoir libyen de récupérer et canaliser cette contestation ? Sans aucun doute. La reconnaissance hâtive du CNT par la France, qui a envoyé auprès de lui le 30 mars un diplomate de liaison, résultat d’une diplomatie de perron, a eu pour effet pervers d’occulter la dimension populaire de la rébellion portée par la jeunesse et une grande partie de la classe moyenne libyenne. Il n’est pas sûr que les objectifs du CNT correspondent à ceux des initiateurs du mouvement. Car ni la composition, ni les orientations politiques du Comité de Transition Nationale (CNT) ne sont aujourd’hui claires.
Composé de 31 membres, présidé par Moustafa Mohamed Aboud Al Djeleil, ancien ministre de la Justice de Kadhafi de 2007 à 2011, le CNT est organisé à la fois par portefeuilles fonctionnels et géographiques (chaque « ville » y possède cinq représentants). Le véritable organe décisionnaire est un sous-comité de crise, beaucoup moins médiatisé. Il est présidé par « l’intellectuel » Mahmoud Djebril (économiste formé au Caire et aux Etats-Unis qui a dirigé depuis 2007 le « National Economic Development Board » institué par Kadhafi pour procéder à la réforme et la libéralisation de l’économie libyenne). Le responsable des opérations militaire est Omar Hariri (un officier supérieur qui a participé aux côté du Guide libyen au coup d’état de 1969). Ali Al Issawi, ancien Ambassadeur de Libye en Inde, est en charge des relations internationales. Ces trois personnages, tout comme le Président du CNT, ont rejoint l’insurrection après qu’elle a été lancée.
C’est ce triumvirat très occidentalisé qui aujourd’hui prend toutes les décisions en liaison constante avec la coalition – et non pas l’OTAN. Il faut s’interroger sur sa représentativité et sa légitimité au sein de l’ensemble de la rébellion et de la population libyennes.
Selon des sources diplomatiques occidentales, le CNT ne serait légitime qu’aux yeux de moins de la moitié de la population libyenne, compte-tenu des alliances actuelles, structures ethnolinguistiques aidant.
L’incapacité du CNT et de l’OTAN à reprendre l’initiative militaire avec succès, si elle se confirme, ne laissera d’autre porte de sortie qu’une négociation entre les deux parties. La définition des modalités de cette négociation sera ardue (notamment au sujet du départ éventuel du Colonel Kadhafi ou de ses fils). Il faut du moins qu’elle soit conduite, du côté de la rébellion, par une équipe apte à proposer une réelle transition démocratique en Libye et un processus de réconciliation nationale. Cela doit se préparer dès maintenant.
3 – Les difficultés du processus de décision politique des alliés et les absences de l’Europe
Du fait établi que les frappes n’ont que peu réduit le potentiel des forces pro-Kadhafi, on peut déduire aujourd’hui que les opérations de la coalition puis de l’OTAN ont été planifiées sur des bases partiellement erronées.
Dans l’euphorie du printemps arabe, pressés aussi par la volonté d’effacer leurs compromissions passées en se rachetant face à un régime unanimement honni, les décideurs politiques occidentaux n’ont cherché à recueillir auprès de leurs services de renseignement et de leurs états-majors que ce qui permettait de justifier leur politique – évincer Kadhafi. On s’est peu soucié de savoir ce qu’était dans les faits le CNT, présenté immédiatement comme incarnant un soulèvement démocratique.
Quand a-t-on réfléchi à la légitimité du CNT au sein des populations hors Cyrénaïque ? à son inclusion dans les systèmes de pouvoirs informels (tribus, régions, loyautés personnelles) ? aux moyens les plus efficaces de soutenir la rébellion en amont ? au moment opportun pour la soutenir ? Toute cette improvisation se ressent dans la phase initiale de définition des buts de guerre, d’évaluation et de planification des voies et moyens autorisant leur obtention, et de détermination du contexte institutionnel et politique. La politisation du renseignement – n’exposer que ce qui corrobore les intentions politiques en écartant toute compréhension exhaustive d’une situation susceptible de nourrir un large débat – est à la source de bien des débâcles. La guerre du Vietnam et la seconde guerre d’Irak sont là pour nous le rappeler.
Plombée par ses bavures en Afghanistan, l’Alliance atlantique dispose d’une marge d’erreur négligeable dans le ciblage et le traitement des cibles sur le théâtre libyen. Les deux incidents de tirs fratricides de ces sept derniers jours ont provoqué un concert de protestations et des condamnations fermes au plus haut niveau militaire de la rébellion. Assisterait-on à l’effondrement de la crédibilité de l’OTAN, déjà très affaiblie dans le monde arabo-musulman ?
Plus inquiétant encore dans ce contexte sont les décisions de l’Union européenne. Paralysée et dépassée politiquement dans la première phase du conflit, elle court désormais derrière une légitimité politique une nouvelle fois écornée. Elle est ainsi en train de mettre la dernière main à une mission militaire dans le cadre de la Politique de Sécurité et de Défense Commune pour assurer de bonnes conditions sécuritaires pour permettre l’aide humanitaire. L’opération pourrait être engagée sous demande de l’OCHA (Bureau de Coordination pour les Affaires Humanitaires de l’ONU). Sa localisation est incertaine : dans l’Est de la Libye ou dans l’ensemble du pays ? Allons-nous nous inscrire ainsi dans la perspective d’une partition de la Libye, avec la création d’un Etat client à l’Est sur le modèle du Kosovo ou du Sud Soudan (ce qui s’avérera coûteux, inefficace et avec un impact nul pour les populations) ? Allons-nous risquer de mettre ainsi en cause pour la seconde fois en un an un des principes phares inhérent au processus de décolonisation et pilier de l’Union africaine, à savoir l’intangibilité des frontières ? Enfoncés dans le bourbier afghan, où la faillite des Equipes de Reconstruction Provinciales de l’OTAN (dont le rôle est officiellement la « livraison » de l’aide humanitaire et le soutien au développement en assurant de « bonnes » conditions sécuritaires) est patente, allons nous une nouvelle fois tenter ce mélange militaire/humanitaire ? Pouvons-nous garantir que la présence de l’UE sur le terrain ne va pas conduire à court terme à un rejet d’une partie des populations libyennes qui n’y verront qu’une forme occupation militaire ? La rébellion a d’ores et déjà manifesté son opposition à une telle mission.
Conclusion
Le Général Ham, commandant de l’Africom (commandement des forces américaines en Afrique), auditionné en fin de semaine dernière par le Sénat américain, a déclaré très faible la probabilité que les rebelles prennent Tripoli et déposent le Colonel Kadhafi. Cela renforce le sentiment que la France s’est engagée en Libye sans objectifs clairs et crédibles, du moins à court terme, mise devant l’obligation de réagir à un risque de massacre de populations civiles. La stratégie de la guerre aérienne montre, une nouvelle fois, ses limites. Avant de décider d’une nouvelle stratégie, il serait plus que temps de procéder aux analyses qui s’imposent et de tenir le langage de la vérité au peuple français. Que souhaitons-nous faire en Libye ? au profit de qui ? avec quels moyens ? pour combien de temps ? Ce débat s’impose d’urgence, y compris devant le Parlement.