Irak : un Guernica par semaine
Une dépêche d’agence est arrivée ce 21 janvier dernier. On y apprend, via le Los Angeles Times, qu’un bombardement américain a eu lieu en Irak. Banale affaire pour certains, qui ont emboîté le discours de G. W. Bush sur la nécessité faisant loi là-bas. Le bombardement aérien répondait à une attaque suicide de kamikazes contre les nouvelles forces sunnites de l’AnBar Awakening Council, ces forces supplétives intégrées à l’armée irakienne lors d’un enterrement, à Fallujah.
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Le lendemain, avait lieu un autre bombardement de représailles contre une bombe de bord de rue (roadside bomb) à Arab Jabour, à 10 miles au sud de Bagdad, où un soldat américain avait été également tué. C’est cet attentat qui avait réussi à retourner un des nouveaux véhicules blindés envoyés en remplacement des Humvees jugées trop fragiles. Cette seconde réponse aérienne avait été à la hauteur des colossaux investissements atteints par l’explosion : "100 000 pounds", précise l’armée américaine, soit environ 45 tonnes de bombes larguées en plusieurs vagues. La semaine précédente c’était 40 tonnes "seulement". Les Américains restent les mêmes en état d’esprit : un véhicule à 500 000 dollars de détruit (c’est le prix faramineux d’un seul de ces nouveaux MRAP) équivaut pour eux au même prix en bombes de représailles, ou a peu près : c’est le sinistre donnant-donnant du système. A Arab Jabour, ce 10 janvier, ce sont 18 tonnes qui ont été larguées... en 10 minutes. La veille, six soldats américains étaient morts dans l’explosion d’une maison qu’ils fouillaient.
Au final, les avions américains délivrent 45 tonnes de bombes en une seule attaque globale menée à plusieurs avions arrivés par vagues successives : c’est le retour des opérations type Linebaker II de la guerre du Vietnam. Copié-collé, plus de trente-six ans après. Comme s’il fallait dépenser autant que le prix de l’appareil détruit : un raisonnement aberrant, qui démontre l’inanité de la réflexion qui pourrait prévoir dans la conduite de ce qui n’est déjà plus une guerre depuis longtemps. On écoule les stocks, là, plutôt que de répondre efficacement à une guérilla de plus en plus efficace. Le tapis de bombes n’avait rien donné en 1972, on le recommence pourtant. Les chefs de guerre américains s’entêtent et s’enferrent, pour la deuxième fois de leur histoire. A croire qu’ils n’ont rien retenu d’autre que l’usage de la force brute.
Le chiffre du poids de bombes larguées est d’autant plus impressionnant qu’il rappelle, comme le souligne l’excellent article du TomDispatch, celui de... Guernica. Le premier exemple du tapis de bombe comme arme de représailles de l’Histoire, le 27 avril 1937. Une ville avec près de 10 000 réfugiés, sur laquelle les Allemands déversèrent... 45 tonnes d’explosif avec 1 500 morts au final. Pendant la Seconde Guerre contre l’Irak, une seule mission avait fait de même en deux jours, en 69 vols au-dessus de Bassora et Bagdad, les Américains avaient déversé le même volume à l’aide de 27 Hornets et de 14 Tomcats, tous partis du porte-avions Kittyhawk qui avait tenu les comptes précis de l’opération. Tous les jours, l’USAF tient en effet un registre des sorties aériennes. Ce sont ces fiches Excel qui la trahissent. On y trouve de tout, comme cette mission en Afghanistan de mirage 2000 "in the vicinity of Musa Qala". Un "succès", sans qu’on n’en sache plus sur l’objectif ou les dégâts occasionnés. On y apprend aussi que les B-1B sont de retour... avec leurs 20 tonnes de bombes en soute... tous les jours c’est la même litanie : "missions were successful". Et c’est tout, pas de photos, pas de journalistes, pas de Pujadas en direct le lendemain, juste un simple communiqué "successful". Combien de civils tués derrière cette dénomination ? On n’en saura jamais rien. Les Français ne sont pas inactifs dans le genre : rien que pour le 20 janvier, 45 missions aériennes ont été menées par les avions tankers français et anglais au-dessus de l’Afghanistan, pour fournir 270 appareils différents. Près de 300 avions en vol ce jour-là... le jour des 45 tonnes de bombes larguées en Irak.
Les journaux américains et mondiaux évoquent chaque jour les attentats et les attaques de "roadside bombs", devenues en moins de deux ans la bête noire de leurs opérations terrestres. Mais jamais le décompte des morts après leurs Guernicas hebdomadaires. Dans le langage militaire, déverser un tel tapis de bombes, que l’on peut juger dispendieux et inutile, s’explique par le fait de neutraliser ainsi l’avancée des troupes américaines à pied sur l’endroit. "The purpose of these particular strikes was to shape the battlefield and take out known threats before our ground troops move in. Our aim was to neutralize any advantage the enemy could claim with the use of IEDs and other weapons", dit en substance le colonel Terry Ferrell, responsable de l’opération de janvier. Il est clair qu’après un tel déluge, il ne doit pas rester grand-chose comme opposition ennemie, qui se résumait au départ à quelques insurgés. Des frappes parties de l’immense base aérienne de Balad Air Base, à 68 kilomètres au nord de Bagdad, ancienne base d’Hussein qui y stockait ses Migs 23. Les F-16 US utilisent aujourd’hui les abris en dur construits par Saddam Hussein : à croire qu’on avait pris soin de les laisser intacts, au cas où... Sur la base, on trouve de tout : des C5-A Galaxy, des F-16, des Predators et même des oiseaux plus rares tel que les Beechcrafts RC-12P GuardRails "Common Sensor", dont la présence ici n’étonne pas. C’est un appareil spécialisé en contre-mesures, pouvant servir de relais radio aux drones ou à détecter les appels téléphoniques des insurgés.
On y dénombre ce jour-là 550 vols, pour un total de 27 500 décollages et atterrissages dans le mois. 140 000 tonnes de matériel y transitent en un an. Une base qui dispose de tout, de fast-foods et d’électricité 24 heures sur 24 (pour les vols de nuit il vaut mieux !), alors que la capitale irakienne n’en dispose pas toute la journée. Un superbe article écrit par un pilote décrit le quotidien de la base, où on se préoccupe plus de savoir ce qu’on va mettre comme musique dans son i-Pod que des objectifs à bombarder. A côté de la base, de drôles de bâtiments cachés aux yeux même des soldats par de hauts murs : c’est là qu’est la Combined Joint Special Operations Task Force, autrement dit les opérations spéciales, qui ne veulent pas dire leurs noms ni montrer leurs visages (sauf à leur décès). Selon le pilote, pas un seul des 20 000 soldats sur place n’a de contact avec les Irakiens : la base tourne en vase clos complet. Le meilleur moyen de ne pas créer de liens et de ne pas avoir d’arrière-pensée quand on presse sur le bouton pour libérer les bombes de son Hornet. Le soir venu, au mess, on mange dans son plateau, genre plateau télé, servi par des personnels provenant du Sri Lanka, du Bangladesh, de l’Inde ou du Nepal, attirés par le salaire proposé par la firme américaine ayant obtenu le contrat de fournitures en repas : Halliburton. Une firme où siège au conseil d’administration Dick Cheney, le vice-président américain. Un Burger-King est ouvert 24 h/24 sur la base, un Pizza-Hut est là également. A Bagdad trouver de la viande fraîche devient pendant ce temps mission impossible pour les familles irakiennes, qui ne pourront de toute façon pas la garder faute d’électricité dans leur réfrigérateur. A Balad Airport, le burger est cuit à point, et la pizza livrée plus rapidement qu’à New York. A Al Khalis, à 30 km à peine de là on crève de faim. Le 5 octobre 2007, des soldats en goguette s’y font tirer dessus par des patrouilles irakiennes amies. Les tirs ne sont pas encore finis que les avions décollent de la base, bombardant la zone instantanément sans distinction. Bilan : "Seventeen people were killed, 27 were wounded and eight are missing including women and children," dit un officiel du gouvernement irakien à l’ AFP. Les hélicoptères appelés en renfort finissent le travail des avions : "US helicopters attacked the village of Al-Jaysani, near the mainly Shiite town of Al-Khalis, around 2 am (2300 GMT), destroying at least four houses and killing up to 25 people, witnesses said." 25 morts, tous villageois. Les sorties en goguette, là-bas, ce n’est pas très commun, disons.
Des bases américaines dans le Golfe décollent régulièrement 361 drones pour surveiller toute la région : quand on connaît le prix de l’heure de vol,
on se dit que le contribuable américain peut se poser des questions sur
le rapport qualité-coût de la traque au Ben Laden. 30 millions de
dollars pièce le Predator, avec les pièces détachées, l’addition est plutôt salée. Pour un usage devenu tellement intensif qu’on a dû y affecter des pilotes de F-16 ! Les pilotes de Predators ne sont même pas sur place, mais à Nellis, en Basse-Californie. Ils jouent à un jeu vidéo à distance, avec au bout une arme réelle : "I
go from the gym and step inside Afghanistan, or Iraq... It takes some
getting used to it. At Nellis you have to remind yourself, ’I’m not at
the Nellis Air Force Base. Whatever issues I had 30 minutes ago, like
talking to my bank, aren’t important anymore." On parle à son banquier et après on lance un ou deux missiles Hellfire. Et le midi, on mange à la cantine de la base : "alors comment vont tes enfants ?"... après
en avoir ratiboisé d’autres au nom des inévitables dommages
collatéraux. Avec un pareil système, même plus besoin d’envoyer de
troupes au sol sur place. Les Guernicas pourront se faire de Nellis.
Comme sur un jeu vidéo de vente récente qui proposait de refaire la même chose, avec un goût plus que douteux. Vivre sous les bombes réelles, c’est autre chose. Mais les Américains s’en fichent (enfin pas tous), ce ne sont pas eux qui sont en dessous. L’Irak, en opérations militaires, c’est un Guernica par semaine. En moyenne.
Documents joints à cet article
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