Islamisation de la Turquie : ne pas se voiler la face !
Le voile islamique a fait de nombreuses polémiques en France. Mais, d’autres pays s’enflamment aussi pour la même cause, celle de la laïcité. La Turquie par exemple.
Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis le 11 mars 2003, est à la tête d’un gouvernement dit islamiste modéré démocratiquement élu.
Un démocrate-musulman
Au moment de prendre le pouvoir, Erdogan avait voulu tempérer l’islamisme de sa mouvance politique et rassurer les observateurs étrangers en disant que son parti (AKP, le Parti de la justice et du développement) était à l’islam ce que les démocrates-chrétiens (en Allemagne ou en Italie) étaient au christianisme. Une sorte de mouvement démocrate musulman.
Son but, éviter d’être confondu avec des islamistes fondamentalistes.
Cela ne l’avait pourtant pas empêché de proposer une loi sur l’adultère pour criminaliser l’infidélité conjugale, projet qu’il avait vite abandonné après de nombreuses protestations.
Un pays à la laïcité pointilleuse
La Turquie, depuis le 10 décembre 1937, vit sous un régime laïc. Sa Constitution indique dans son article 2 : « L’État turc est républicain, nationaliste, populiste, étatiste, laïc et réformateur ». Pays donc musulman à pouvoir très fortement laïc. L’armée, la magistrature, les universités sont très majoritairement laïques et partisanes de cette laïcité institutionnalisée. Quitte, pour l’armée, à se montrer menaçante.
À l’instar de l’Égypte. À la différence près que la Turquie est une démocratie. Mieux, une démocratie qui cherche à s’occidentaliser notamment en demandant (depuis 1959) son adhésion à l’Union européenne.
La Turquie de Mustafa Kemal (devenu Atatürk) fut toujours en "avance" sur la laïcité dans le monde musulman et avait pris modèle sur la France de Jules Ferry.
Cela a abouti notamment par l’accession au poste de Premier ministre d’une femme, Tansu Ciller, du 25 juin 1993 au 6 mars 1996, lors de l’élection de son prédécesseur (Suleyman Demirel) à la présidence de la République (elle n’était cependant pas la première femme dans ce cas à diriger un gouvernement dans un pays musulman).
Une crise institutionnelle secouée par des considérations laïques
Ceux qui s’intéressent à la vie politique turque avaient observé une véritable crise institutionnelle à l’occasion de l’élection du président de la République turque du 27 avril 2007.
Le président est désigné par les parlementaires, majoritairement membres de l’AKP. Le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, un des leaders de l’AKP, était donc leur candidat (Premier ministre du 18 novembre 2002 au 11 mars 2003, le temps qu’Erdogan, condamné pour incitation à la haine, ait retrouvé son éligibilité). Mais la classe politique craignait une crise politique et, même, l’intervention de l’armée (il manquait dix voix pour Gül).
En effet, on reprochait notamment à l’épouse de Gül d’être voilée, alors que Gül lui-même a toujours été considéré comme un modéré, notamment par l’Union européenne, car il a lancé des réformes de démocratisation du pays pour son éventuelle adhésion à l’Union européenne. L’épouse d’Erdogan aussi est voilée.
Finalement, au troisième tour, Gül a été élu le 28 août 2007 et, surtout (c’est l’important), accepté par tous les acteurs de la Turquie (y compris l’armée).
Depuis cette date, l’AKP occupe donc les deux principales fonctions à la tête de l’État turc.
Le voile de nouveau autorisé à l’université ?
La nuit du 6 au 7 février 2008, certains se sont peut-être mordu les doigts d’avoir laissé à l’AKP le champ libre.
Malgré la grande manifestation du 2 février 2008 à Ankara (ayant réuni 125 000 personnes), un amendement constitutionnel a été adopté par le Parlement turc (par 404 députés), qui va permettre aux jeunes filles voilées d’étudier dans les universités.
Cette mesure, nécessitant la majorité des deux tiers, a été confirmée le samedi 9 février 2008 par 411 députés sur 500 malgré le déroulement d’une nouvelle grande manifestation de protestation (de 100 000 personnes), et devra être approuvée par le président Gül.
En fait, le texte est plus anodin et dit : « Personne ne peut être privé de son droit à l’éducation supérieure. ».
Et évidemment, dit comme cela, il est difficilement contestable.
C’est d’ailleurs toute l’argumentation d’Erdogan qui explique que cette volonté d’accès inconditionnel aux universités est une réponse pour se mettre en conformité avec les attentes de l’Union européenne qui rejette toutes les discriminations (encore que la France ait adopté elle-même une loi contre le port du foulard dans les écoles) et également un élément majeur de la liberté de religion.
Un voile jusqu’à maintenant interdit à l’université
Le port du voile est strictement interdit dans la fonction publique depuis 1980 et dans les universités depuis 1989 (interdiction renforcée en 1997 par les militaires ayant renversé le premier gouvernement islamiste dirigé par Necmattin Erbakan).
Notons qu’en France, s’il est interdit dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire, le port du voile est autorisé dans les universités françaises (et d’ailleurs fréquemment observé).
Deux tiers des femmes turques portent le voile islamique, ce qui leur interdit actuellement de suivre des études supérieures.
Des observateurs peuvent ainsi remarquer que permettre aux jeunes femmes voilées de s’instruire leur empêchera de sombrer dans une sorte d’inculture qui fait le lit aux fondamentalismes religieux (quels qu’ils soient).
Un risque d’islamisation de la Turquie ?
Mais beaucoup de pro-laïcs considèrent que le foulard est le symbole de l’islam politique et estiment que cette réforme est une véritable provocation, servant à « éroder la laïcité », à « défier la République laïque » et, finalement, à ériger « un État islamique ».
L’un des meneurs de l’opposition, Gokhan Gunaydin, a scandé samedi 9 février 2008 : « Ce qui se passe aujourd’hui au parlement consiste à éliminer le régime républicain et à le remplacer par la bigoterie. Ils veulent détruire la République démocratique laïque. ».
Une mesure très fortement polémique qui n’arrange personne
Ils redoutent aussi que la pression du voisinage encourage à se voiler les étudiantes qui ne portaient pas de voile dans les campus. Et les responsables des universités craignent des affrontements dans les campus et un boycottage des cours.
Le Parti républicain du peuple (CHP), d’opposition, soupçonne, quant à lui, que l’AKP veuille exploiter les sentiments religieux pour gagner les élections municipales qui se profilent en 2009.
« Le voile divise le pays. (...) Il réduit les femmes en citoyens de deuxième classe », a protesté Nur Serter, une parlementaire du CHP.
Kemal Anadol, le président du groupe CHP du Parlement, avait demandé en vain à ses collègues, avant le vote, d’avoir du bon sens, « pour qu’ils évitent de prendre une décision qui provoquera le chaos ».
Étrangement, les autorités religieuses ne sont pas non plus favorables à cette mesure, car l’amendement n’autorise que le fichu traditionnel noué sous le menton et pas le "turban" qui enveloppe la tête et le cou.
Une situation complexe difficile à apprécier sans nuance...
Mais... il vaut peut-être mieux un gouvernement AKP (qui apaise le fondamentalisme islamiste) qu’une prise de pouvoir islamiste par la force comme l’Iran en a connu, ou une anarchie due à des opposants islamistes qu’a connue l’Algérie et que connaissent encore aujourd’hui l’Irak, l’Afghanistan, le Pakistan et le Cachemire (entre autres).
Petit à petit, Erdogan donne des arguments à ses partenaires européens pour... ne pas accueillir la Turquie au sein de l’Union européenne.
À la grande joie de certains.
Pour aller plus loin :
La laïcité en France et en Turquie.
Turquie : le Parlement légalise le port du voile à l’université, le pays reste divisé
Le Parlement turc autorise le voile à l’université
Turquie : feu vert au voile à l’université, grande manifestation
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