Israël comme thermomètre des évolutions mondiales vers le conservatisme et l’économisme

Simon
Peres a dit un jour qu’Israël est un thermomètre du monde, signalant sans doute
une sorte de synchronicité entre les tensions au Proche-Orient et celles dans
d’autres zones à risques géopolitiques. Mais Israël n’est pas uniquement le
théâtre d’un affrontement entre deux populations. C’est aussi un laboratoire expérimental
des évolutions humaines. Un pays aussi petit qu’il est fascinant et innovant
par ce qu’il révèle sur les tendances sociales. Un théâtre de multiples
expériences menée par des déracinés venus s’enraciner dans cet Etat et chercher
sans doute des réponses qui n’existent pas. Israël, c’était à l’origine le seul
Etat qui vive une épopée au XXe siècle comme disait Moshé Dayan.
Bref, un Etat qui en 1948 est entré de plain-pied dans son Histoire, pas comme
l’Afrique dirait Sarkozy. Un Etat à cheval sur les temps modernes de la Belle
Epoque, de l’Allemagne de Guillaume II, de
l’Angleterre colonialiste, mais façonné avec l’appui de la technique la
plus actuelle, les chars, les avions, les laboratoires, les universités, la
grande culture. Et donc les conditions d’une modernité sociale qui arrivera. Israël dans les années 1960-70, ça ressemblait un peu à Woodstock.
Avec les kibboutz, ces structures économiques collectives rappelant les
communautés hippies. Et puis des villes modernes, festives, foisonnantes,
Jérusalem, alors traditionnelle mais rebelle, moins que Tel Aviv, et ouverte
aux expériences nouvelles. En 2008, tout a changé. Alors qu’Israël se prépare à
fêter ses 60 ans, quelques billets écrits là-bas et traduits dans Courier
International méritent un détour car on y perçoit quelques traits
contemporains assez marqués pour qu’on y porte une attention méritée. Deux
phénomènes sociaux sont emblématiques des tendances contemporaines.
En
premier lieu, la fin des kibboutz et de l’esprit collectif, éthique et
humaniste sur lesquels ils se sont construits voici presque un siècle, dans le
sillage des pensées fouriéristes et marxistes. Puis développés dans le contexte
des années enchantées, surfant avec les expériences hippies, la contestation
gauchiste, le souci de partager le fruit d’un labeur et de diriger ensemble une
activité économique dans une structure pratiquant la cogestion. Cette époque
est maintenant révolue et les derniers kibboutzim votent une rupture avec le
passé qui n’est pas sans rappeler celle de Sarkozy. Fini ceux qui, selon les
juges sur le terrain, passent pour des individus à la traîne se laissant porter
par ceux qui bossent. La rémunération au mérite et les principes de l’économie
de marché ont été décrétés. Celui qui travaille plus gagne plus. C’est, comme
on dit, très tendance. A lire donc dans CI cette traduction du journal Ha’aretz
où est raconté l’épopée du kibboutz Degania Aleph, en voie de privatisation
pour en faire une structure adaptée au marché, sur fond de délestage des
anciens idéaux inspirés du marxisme et de l’espoir de faire prospérer un homme
nouveau. Un anthropologue darwinien dira que cet homme n’est plus adapté au
milieu contemporain bâtit avec les règles et les principes du marché et du
travail érigé en marchandise. Ce qui semble raisonnable. Avec un PIB par
habitant dépassant les 16 000 euros, Israël peut être considéré au même rang qu’une
des 27 nations de l’Europe, mieux placée que la Pologne ou la Slovaquie.
En
second lieu, un autre phénomène social à interpréter sur deux axes. La
tradition, le retour aux sources culturelles et religieuses, l’intransigeance
et ses relents d’intégrisme. La partie juive de Jérusalem est en passe de
devenir entièrement occupée par des juifs orthodoxes. Une brève à lire, encore
dans Ha’aretz (équivalent du Monde). En à peine dix ans, Givat
Hamivtar, un petit quartier du nord de Jérusalem, a changé de peau maintenant
que la plupart de ses habitants laïcs et « aisés » ont été remplacés
par des familles orthodoxes. Les écoles laïques ont perdu peu à peu leurs
élèves. Fini le temps ou un samedi on pouvait démarrer sa voiture sans se vouer
à la vindicte des voisins respectueux du shabbat. Le billet raconte l’histoire
d’une famille laïque qui n’a pas pris la décision de migrer vers Tel-Aviv, mais
est parti dans le dernier quartier encore laïc, qui semble-t-il, est promis à
tomber d’ici quelques années sous le joug des religieux faisant de Jérusalem
une cité quasiment théocratique.
Ces
deux tendances méritent d’être analysées. D’un côté, les membres du kibboutz
moderne épris d’aventure libérale, entraînés à liquider une tradition
collectiviste et autogérée pour que les plus actifs produisent et soient
récompensés et ça marche en plus. De l’autre, les intégristes orthodoxes
prenant un essor sans précédent alors que la nation israélienne affiche une
santé économique enviable (mais inégalitaire au possible). N’est-ce pas un
miroir de cette Amérique prospère (et inégalitaire), mais avec un fond religieux
et traditionnel ayant porté GW Bush au pouvoir ? Israël reste quand même
spécial. L’ascension des orthodoxes dans Jérusalem ne traduit pas forcément une
tendance générale C’est peut-être un effet de regroupement communautaire de
population partageant des valeurs et obsessions communes (à souligner, un effet
démographique, les familles juives orthodoxes comptant plus de quatre enfants). Mais
le fait est que le progrès économique ne produit pas un essor des tendances
laïques. On pourrait parler de stabilisation et de dislocation intra-nationale
entre des populations laïques plus ancrées sans doute dans l’économie et des
populations archaïques trouvant dans l’orthodoxie un refuge, comme les Amishs
aux Etats-Unis ou, mieux encore, les Mormons.
Les
signes sociologiques produits par Israël se retrouvent partout dans le monde,
avec des expressions plus marquées dans les nations où les traditions et la
religion imprègnent puissamment le tissu social. C’est notamment le cas de la
Turquie et de l’Anatolie avec ses métropoles marquées par l’Islam et se
mesurant à la capitale laïque Ankara comme Jérusalem s’oppose à Tel-Aviv. On
lira dans le même numéro de CI un billet traduit du journal Taraf
où est évoquée la métropole Kayseri de plus d’un million d’âmes. Une ville
pourvue d’un indéniable dynamisme économique, l’un des poumons industriels de
la Turquie exportatrice, mais pourtant bien ancrée dans ses traditions et
fidèle à une orthodoxie islamique souple certes, mais n’ayant peu de goût pour
la laïcité radicale. La population de Kayseri souhaite que la polémique
concernant l’interdiction de l’AKP s’achève, afin qu’elle ne trouble pas les
affaires. Mais, dans la majorité, l’offensive menée au nom de la laïcité contre
l’AKP n’est pas approuvée. Ce conservatisme modéré et ouvert est exposé à
travers la figure du président de la Chambre de commerce locale, M. Boydak,
grand exportateur, priant cinq fois par jour, une épouse portant le voile, mais
pas ses filles.
A
travers ces trois reportages, deux en Israël et un en Turquie, on voit se
dessiner un signe très fort de l’évolution du monde. Et, pour les sociologues,
une matière des plus précieuses pour interroger l’évolution du monde à travers
ce qui paraît à première vue comme un paradoxe. Le progrès des sciences,
communication, techniques, la croissance économique, tout cet ensemble aurait dû
pousser les sociétés vers l’ouverture et la modernité culturelle qu’on croyait être
un passage obligé par lequel l’homme évolue et franchit les portes du temps
dans un sens du progrès que la sociologie a identifié. Notamment Nisbet qui
dans les années 1960 croyait irréversible le déclin de la tradition, tout comme
Toffler qui lui était plus prudent dans sa conception du choc du futur. L’Histoire
donnait des signes « positifs ». En 1970, on pouvait voir des filles
en minijupe à Kaboul et Téhéran. Mais, en 2008, en dépit de cette incroyable croissance,
ce développement technique, les traditions persistent et même se renforcent,
dans des nations pourtant relativement riches. Ensuite, les différences
observées dépendent de la culture et la géographie. En Israël, on sent que des
regroupements entre gens de culture similaire se produisent. Acceptation du même,
rejet de l’autre. Mais, en Italie, le succès de la ligue du Nord montre aussi
ces comportements « archaïques » dans cette partie industrielle très
riche, mais propres à l’Histoire et la culture de ce pays. Et, aux States, le
fondamentaliste rural mais aussi pratiqué par les élites blanches bien insérées
participe d’un même phénomène mondial dont il faudra bien tenir compte.
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