Israël, Etat superflux ?
Une conférence donnée à Jérusalem sur le thème de la menace démographique des Palestiniens (incarnée par les Jeunes hommes superflus) déclenche une polémique aux Etats-Unis. C’est pour de mauvaises raisons, et avec de bien faibles arguments contraires. Au même moment, l’Etat israélien persiste dans une stratégie de guerre sans concession et sans objectifs. Un Etat par ailleurs incapable de protéger ses citoyens d’une criminalisation croissante de la société.
Martin Kramer est chercheur associé à l’université d’Harvard. Il s’intéresse au Proche-Orient. Au début de l’année, il s’est rendu en Israël pour donner une conférence dont certains passages défraient la chronique depuis lors. La dispute enfle sur sa proposition de couper l’aide occidentale aux réfugiés palestiniens accusés tout bonnement de faire trop d’enfants. Martin Kramer transforme cette fécondité classée comme excessive en un facteur central d’insécurité pour Israël. S’inquiétant de la polémique et des appels à la démission, Martin Kramer a cru nécessaire de mettre en ligne une justification, puis des réponses à ses contradicteurs. On retrouve la première sous le titre Superfluous young men. Je m’étonne du principe général de ce texte.
L’auteur ne peut vraiment convaincre que s’il accepte un recul critique sur sa prestation. Or il choisit une posture intenable – je suis calomnié mais je persiste –. Sa démonstration souffre d’un vice de forme puisqu’il convoque un témoin absent. Voyez, j’ai raison, car Gunnar Heinsohn l’a dit avant moi. L’hyper-texte renvoie effectivement à une prise de position de l’intéressé. Mais de deux choses l’une. Soit Martin Kramer reproduit intégralement une théorie forgée par quelqu’un d’autre : alors, son propos perd de son intérêt. Soit il n’en reprend que certains aspects. Dans ce cas, il doit préciser lesquels, sans se contenter d’affubler son intellectuel référent de l’adjectif passe-partout de stimulating. Je reviendrai un peu plus tard à l’iconoclaste Gunnar Heinsohn.
Martin Kramer commet une autre faute contre l’esprit en assénant un argumentaire brutal sous couvert de vérité élémentaire et évidente. C’est vrai parce que c’est évident relève de la tautologie malhonnête. Par ce procédé, le chercheur transforme une corrélation simple en mécanisme imparable. Les Palestiniens ont de nombreux enfants, donc Israël subit la menace d’un déferlement démographique. Comment passe-t-on de l’un à l’autre ? On l’ignore. Des liens existent-ils entre l’aggravation des relations entre Palestiniens et Israéliens dans les années 1990 ? Nullement. La Seconde Intifada résulte d’abord d’une modification de la politique israélienne au moment de l’arrivée au pouvoir d’Ariel Sharon. La démographie gazaouïte n’a pas varié en fonction des événements. Les territoires occupés se radicalisent d’autant moins à l’époque qu’Arafat arrive pour la première fois à fédérer autour de lui une majorité de Palestiniens. Si radicalisation il y a, elle apparaît donc ailleurs. Ariel Sharon, ancien général de Tsahal arpentant l’esplanade des Mosquées a certes attiré vers lui les électeurs extrémistes. Il a surtout senti l’air du temps et saisi l’ampleur des tensions internes traversant la société israélienne.
Je ne reprendrai que la colonne vertébrale du texte du chercheur : libre à chacun de se reporter à l’original. Face à l’accusation de racisme et d’eugénisme, il procède d’abord à un repli tactique. Celui-ci donne l’impression qu’il se soumet à la contradiction. Mais c’est pour mieux rebondir. Martin Kramer parle en deux temps. D’une part, il reprend l’argument d’Heinsohn selon lequel une société basculerait dans la guerre lorsque 30 % de la population d’un pays se situe dans la tranche d’âge 15 – 29 ans (l’âge combattant). Dans un second temps, il ajoute que l’estimation lui paraît insuffisante. A son avis, ce sont plutôt quarante pour cent des Palestiniens qui rentrent dans cette catégorie. Sur quelles sources se base-t-il ? En quoi la rectification change-t-elle la démonstration ?
Tout cela trahit en fait un très grand conformisme. Comme le monde serait simple s’il n’y avait ni sites djihadistes ni prêcheurs fanatiques. Ah ! Si l’Arabie Saoudite ne finançait ni les uns ni les autres ! Le chercheur enfonce des portes ouvertes, tout en clamant rejeter une opinion répandue, selon laquelle l’extrémisme naît de la tyrannie soutenue par l’Occident, ou de l’intervention de l’armée américaine au Moyen-Orient. Pour lui, le monde arabo-musulman souffre d’un autre problème. Au Yémen, en Afghanistan et en Somalie, le règlement du conflit israélo-palestinien ne produira aucun bienfait. La clef du problème est donc démographique, dit-il. Il y a trop d’enfants dans les trois pays visés, auxquels il adjoint l’Irak et Gaza. Le chercheur se tait en outre sur la répartition par sexe, comme s’il ne naissait que des garçons prêts à porter une arme. Mais il se garde de rapporter cette situation particulière à l’état de guerre qui prévaut dans tous ces pays. Plus grave, Martin Kramer dissimule l’originalité des populations visées au sein même d’un monde arabo-musulman sortant de la transition démographique !
La démonstration est transparente. Les garçons s’ennuient et tournent mal. Oussama ben Laden, issue d’une famille de 56 enfants aurait ainsi cherché, enfant superflu, à se faire un nom. Voilà donc le fond de l’histoire. Martin Kramer réutilise une vieille rengaine sortie tout droit d’une Amérique protestante repoussant les Mormons dans les Rocheuses et reprenant stricto sensu les théories du pasteur Malthus. Trop c’est mâle. Que cette super-fécondité soit d’abord une calamité pour les populations concernées ne semble pas effleurer l’esprit du chercheur. Celui-ci préfère embrasser l’histoire du monde contemporain à l’aune du contrôle des naissances, allant jusqu’à se référer à l’Iran des mollahs : un comble ! Ultime assertion balancée à la légère, les Palestiniens feraient des enfants sur commande, parce que les Occidentaux transfèrent de l’argent dans les territoires occupés (pro-natal subsidies). Il oublie que les politiques natalistes agissent rarement avec efficacité !
Malheureusement, la réponse du directeur exécutif du Palestine Center, Yousef Munayyer, déçoit par son simplisme. Se draper dans sa dignité pour faire pièce à une accusation primaire ne sert pas à grand chose. Le Palestinien explique que Martin Kramer n’aurait jamais osé écrire la même chose à propos des Noirs aux Etats-Unis. C’est un argument spécieux. Non seulement il tord le cou à un ectoplasme, mais fait un contresens au sujet du nativisme. Bien plus que les Noirs, les Wasps ont historiquement craint les catholiques accusés d’être trop féconds : les Irlandais d’abord, puis les Latino-américains. Si l’explosion démographique palestinienne est de la faute d’Israël, comme le sous-entend le Palestinien, il faut donc admettre que la fécondité des femmes dans cette partie du monde répond à des règles profondément originales, qui dépendraient d’une autorité supérieure, en l’occurrence israélienne [source].
Au début du mois de janvier 2010, Geographedumonde a croisé les écrits de Gunnar Heinsohn [Gaza, le vent et la tempête]. Celui-ci prend la démographie palestinienne comme un tout, une menace pour Israël, et laisse ouvertes la plupart des questions en suspens. J’ai indiqué à l’époque combien une comparaison avec l’histoire démographique égyptienne pouvait éclairer les débats. Dans ce pays voisin, la fécondité des couples a longtemps été le reflet d’une militarisation de la société civile, ainsi que de l’influence des Frères Musulmans. Pour Hassan al-Bannah, leur fondateur, « la femme se distingue de l’homme par sa capacité à procréer. ‘La différence entre l’homme et la femme dans les droits est la conséquence des différences naturelles des rôles attribués à chacun et nécessaires pour protéger les droits dont jouissent les deux’ (La femme musulmane (1951) cité par Ikbal al Gharbi). La fécondité des femmes musulmanes lui semble d’autant plus nécessaire qu’il souhaite voir sa communauté religieuse faire pièce à la minorité copte [80 millions d’Egyptiens]. »
Pour terminer, je me réfèrerai à une interview accordée au journal israélien Haaretz par John Holmes, haut-fonctionnaire de l’ONU chargé des questions humanitaires en mission à Gaza et dans les Territoires occupés. Il quittera la région à l’été 2010 et se dit inquiet de la situation de la bande de Gaza. « Ce n’est pas un nid de terroristes », et Israël désespère en pure perte une population en majorité innocente. Le blocage des Territoires favorise le développement d’une économie parallèle et parasite (smuggler – gangster economy) qui renforce le Hamas.
Dans Un très grand fossé, j’ai montré que l’étalement urbain fragilisait Israël. Il aurait fallu ajouter que ce phénomène répond à une montée de l’insécurité indépendante des tensions avec les Palestiniens. Il faut rapprocher ce phénomène d’une évolution autrement plus inquiétante de la société israélienne. L’éclatement du creuset communautaire, et la montée en puissance de structures parallèles basées sur le clan ou la famille font penser à ces Etats déliquescents (failed states) caractéristiques du Tiers-monde. Les Israéliens tiraillés par des courants contraires assimilent mal une immigration cosmopolite, tandis que l’armée militarise la société : combien de chômeurs monnaient leurs compétences militaires dans un pays où chacun porte une arme ?
Un article du Los Angeles Times de janvier 2009 compare justement la situation israélienne à celle de la Californie. On y trouve la narration d’assassinats ciblés, de vendettas ordinaires, et de forces de l’ordre dépassées. Un criminologue israélien (Menachem Amir / Université Hébraïque de Jérusalem) fait une synthèse angoissante. « La guerre a été perdue à partir du moment où dans les années 1980 et 1990, les forces de sécurité ont placé toutes leurs billes dans la lutte contre la menace terroriste palestinienne. […] Il est désormais trop tard pour contrecarrer la toute-puissance des organisations spécialisées dans le jeu, la prostitution et la drogue. ». L’enquête décrit un Etat au centre de tous les flux illégaux, plate-forme du crime organisé entre la Californie (sic), et l’Europe. Si l’on ajoute le Proche et le Moyen-Orient, ainsi que les pays de l’ex-URSS, Israël doit donc craindre davantage ces super-flux que les enfants superflus nés dans les Territoires occupés [voir ici / photo de la voiture du parrain Yaakov Alperon dynamitée en pleine rue de Tel-Aviv le 17 novembre 2008].
PS./ Geographedumonde sur Israël : Gaza, le vent et la tempête, Un très grand fossé, Le puits sans fond, Une affaire de proportions… ?, Israël, tourne-toi et Comment l’historien Shlomo Sand n’a rien inventé…
85 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON