L’Arctique, « une question de sécurité nationale » pour la Russie
Depuis plus d'un an, les annonces des autorités russes sur la politique de leur pays en Arctique n'ont cessé de se succéder au rythme moyen de trois ou quatre communiqués par mois. D'enjeu énergétique depuis le début des années 2000, la zone arctique est devenue en 2013 une priorité de sécurité nationale pour la Fédération de Russie, qui réarme dans l'urgence sa frontière septentrionale face à l'immixtion de l'Otan dans la région. Au regard de l'importance des efforts déployés et des ambitions affichées, le Grand Nord est aujourd'hui la grande priorité de la géopolitique russe. Etat des lieux du positionnement russe dans une région stratégique que menace une guerre en gestation.
I. L’ARCTIQUE, PILIER ÉNERGÉTIQUE DE LA RUSSIE
Une région exceptionnellement riche en ressources naturelles
L’Arctique revêt un intérêt stratégique nouveau depuis la fin des années 1990, essentiellement en raison de la fonte des glaciers permettant l’ouverture de nouvelles voies maritimes et l’exploitation d’importantes ressources naturelles. Selon certaines estimations, les ressources en hydrocarbures situées au-delà du cercle polaire représenteraient un quart des réserves mondiales, dont 90 milliards de barils de pétrole et 30% du gaz naturel non découvert dans le monde. Le 27 septembre dernier, la société pétrolière russe Rosneft annonçait la découverte d’un champ de pétrole en mer de Kara qui pourrait receler 87 milliards de barils et qui ferait partie d’une zone susceptible de contenir des réserves équivalentes à celles de l’Arabie Saoudite. Des gisements de gaz exceptionnels ont également été découverts en mers de Barents et de Kara. Les ressources minières en nickel, cobalt, cuivre, platine, barytine et apatite sont considérables. Enfin, près de 15% des ressources halieutiques mondiales proviennent d’Arctique.
Si la richesse en ressources naturelles de l’Arctique est convoitée par l’ensemble des pays riverains – ainsi que par plusieurs pays non riverains –, la région représente pour la Russie bien davantage qu’un accroissement de revenus. Elle touche directement aux intérêts vitaux de la Fédération de Russie, dans la mesure où la zone arctique assure à elle seule 60 % de sa production de pétrole, 95 % de sa production de gaz, plus de 90% de sa production de nickel et de cobalt, 60% de sa production de cuivre, 96% de sa production de métaux du groupe du platine, 100% de sa production de barytine et d’apatite, près d’un quart de ses exportations et 12 à 15% de son PIB. Indépendamment des revendications territoriales de la Russie et des richesses supplémentaires qu’elle pourrait en tirer, la zone arctique représente déjà le principal pilier énergétique du pays.
Outre sa richesse en ressources énergétiques et minérales, l’Arctique offre un grand intérêt commercial pour la Russie. La Voie maritime du Nord pourrait devenir, d’ici quelques années, une alternative sérieuse aux canaux de Suez et de Panama pour le transit maritime entre les ports européens et l’Extrême-Orient. Près de deux fois plus courte que l’itinéraire via le canal de Suez et l’océan indien, elle présente également l’intérêt d’être entièrement dépourvue de piraterie – l’une des principales menaces mondiales qui pèsent aujourd’hui sur le transport maritime – et de n’être pas limitée quant au tonnage et au nombre des navires susceptibles de l’emprunter. Bien qu’elle ne soit navigable qu’en été, elle pourrait assurer des bénéfices substantiels à la Russie, laquelle, en garantissant sa sécurité, offrirait du même coup à la communauté internationale une voie de transit libérée de l’emprise américaine. La Chine participe activement au développement de cet itinéraire et a tout récemment procédé au premier transport de marchandises commerciales de Dalian à Rotterdam via l’océan Arctique. L’Islande et l’Écosse ont déjà prévu de créer sur leurs sols des ports dédiés.
Les nombreuses expéditions scientifiques diligentées par le gouvernement russe en Arctique témoignent de son intérêt marqué pour la région. Toutes participent, d’une façon ou d’une autre, à la réalisation des objectifs de leur pays dans la zone arctique en contribuant à quatre missions essentielles :
- justifier scientifiquement les revendications territoriales de la Russie sur l’Arctique formulées auprès des Nations unies, en apportant les preuves scientifiques du prolongement du plateau continental russe sous l’océan arctique.
- estimer et localiser les ressources naturelles de l’océan arctique, principalement en hydrocarbures et en minéraux.
- œuvrer au progrès des connaissances scientifiques et de leurs applications techniques.
- contribuer à la notoriété du secteur scientifique russe dans des technologies de pointe et, plus largement, au prestige de leur pays sur la scène internationale.
En 2007, deux bathyscaphes Mir descendirent dans les profondeurs du Pôle nord. Les principaux objectifs poursuivis par l’expédition étaient de préciser les limites du plateau continental russe dans la région qui s’étend des îles de Nouvelle-Sibérie jusqu’au pôle Nord, de faire des prélèvements des fonds marins et de planter un drapeau russe sur le fond de l’océan. L’événement suscita les protestations des autres pays riverains, au premier rang desquels les États-Unis, qui déplorèrent qu’on pût ainsi s’approprier symboliquement le Pôle. On peut penser que ces protestations venant d’un pays qui avait demandé à ses astronautes de planter le drapeau américain sur la Lune, étaient en réalité motivées par des inquiétudes autrement plus sérieuses : démontrer que les dorsales Lomonossov et Mendeleïev, qui vont jusqu’au Groenland, constituent un prolongement géologique du plateau continental russe, permettrait à la Russie « de réclamer les droits à l’exploration de 1,2 million de kilomètres carrés supplémentaires en Arctique et de mettre en valeur des gisements colossaux de pétrole et de gaz dans le triangle Tchoukotka-Mourmansk-Pôle Nord. » (RIA Novosti, 3 août 2007)
Les revendications territoriales de la Russie en zone arctique
En 2001, la Russie prit de court l’ensemble des pays riverains en déposant aux Nations unies une demande de fixation des limites extérieures de son plateau continental en Arctique, ainsi qu’en mers de Béring et d’Okhotsk. Elle se fondait sur la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, qu’elle avait ratifiée en 1997. Aux termes de cette convention :
- le plateau continental comprend les fonds marins et leur sous-sol "jusqu’au rebord externe de la marge continentale", son prolongement minimal étant de 200 milles marins à partir du littoral (article 76).
- le plateau continental ne fait partie du territoire d’aucun État, mais les États côtiers exercent des droits souverains sur le plateau continental aux fins de son exploration et de l’exploitation de ses ressources naturelles (article 77).
- « l’État côtier a le droit exclusif d’autoriser et de réglementer les forages sur le plateau continental, quelles qu’en soient les fins » (article 81).
- les droits des États côtiers n’affectent en rien le régime juridique des eaux surjacentes ou de l’espace aérien situé au-dessus de ces eaux et ne doivent en aucun cas porter atteinte à la navigation maritime et aérienne, ni à l’installation de câbles et de pipelines sous-marins (articles 78 et 79).
- les recommandations sur les questions ayant trait à la fixation des limites extérieures du plateau continental sont formulées par une Commission des limites du plateau continental.
- l’État côtier doit soumettre sa demande dans un délai de dix ans à compter de l’entrée en vigueur de la Convention à son égard (soit une date limite fixée à 2009 pour la Russie, à 2013 pour le Canada et à 2014 pour le Danemark).
- enfin, les limites fixées par un État côtier sur la base de ces recommandations sont définitives et de caractère obligatoire.
La demande de la partie russe fut jugée recevable par la Commission des limites du plateau continental. Estimant néanmoins que les données avancées ne suffisaient pas à considérer les zones indiquées de l’océan Arctique comme faisant partie du plateau continental russe, elle recommanda une étude complémentaire.
Les revendications de la Russie en Arctique, pour importantes qu’elles soient, n’ont rien de fantaisiste et sont parfaitement recevables au regard du droit international. Par décision en date du 14 mars 2014, la Commission des limites du plateau continental des Nations unies lui a d’ores et déjà donné partiellement gain de cause dans la mer d’Okhotsk, en reconnaissant une portion de 52.000 km² comme prolongement du plateau continental russe.
Ces revendications firent l’effet d’un séisme aux États-Unis et, plus encore au Canada. En raison de son fondement juridique, elles menaçaient gravement une hégémonie américaine fondée sur leur présence exclusive en Arctique depuis l’effondrement de l’URSS. Les États-Unis réagirent en revendiquant les eaux côtières qui s’étendent jusqu’à 600 milles (965 km) de l’Alaska, en se prévalant notamment de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer signée mais jamais ratifiée par leur pays. Le Canada choisit de réagir par la dérision et le mépris, en faisant savoir par son ministre des affaires étrangères que la Russie recourait à des méthodes médiévales pour fixer les limites du plateau continental et que rien – ce « rien » étant la Russie – ne menaçait la souveraineté canadienne en Arctique.
La politique diplomatique et médiatique occidentale se réduisit quelque temps au mépris d’un bloc atlantique sûr de sa force à l’égard des revendications territoriales d’une Russie sûre de son droit. Le discours commença à changer lorsque l’éventualité pour la Russie d’obtenir gain de cause devant les Nations unies se fit de jour en jour plus probable. En 2003, le Canada se résolut à ratifier la Convention, suivi du Danemark un an plus tard. Le 27 novembre 2006, la Norvège, partie à la Convention depuis 1996, déposait sa demande à la Commission. La même année, le Canada et le Danemark menaient conjointement une expédition sur les glaces dénommée « Détermination de l’appartenance de la dorsale Lomonosov », laquelle fut suivie de trois autres expéditions conjointes entre 2007 et 2009. Le 15 mai 2007, George Bush exhortait sans succès le Sénat à ratifier la Convention, signée par son pays depuis 1994 et jamais ratifiée depuis. En août 2007, un brise-glace américain se rendait dans l’Arctique afin de cartographier le fonds marin au large de l’Alaska. Le 9 janvier 2009, George W. Bush faisait clairement de l’Arctique une priorité de son second mandat en déclarant : « Les États-Unis ont des intérêts de sécurité larges et fondamentaux dans la région arctique et sont prêts à y agir soit individuellement, soit en coopération avec d’autres Etats afin de protéger ces intérêts » (on notera l’invitation faite à d’autres pays de protéger les intérêts américains, sans qu’il soit question de réciprocité). Le 15 septembre 2010, la Norvège et la Russie tombaient d’accord sur leur frontière maritime en mer de Barents et dans l’océan arctique. En juin 2012, le Danemark déposait une demande concernant le plateau continental au sud du Groenland, demande qui sera probablement étendue à la zone septentrionale d’ici la fin 2014. Le 10 décembre 2013, c’était enfin au tour du Canada de déposer une demande préliminaire.
L’exploitation des richesses naturelles
Compte tenu du climat et de leur abondance, l’exploitation des ressources du Grand Nord pose un double défi à la Russie : il lui faudra d’une part investir massivement dans les infrastructures et les moyens de production et de transport, et d’autre part développer les technologies de pointe indispensables à l’exploitation des hydrocarbures. S’agissant des investissements nécessaires, les autorités russes ont déclaré à plusieurs reprises en faire une priorité, principalement en ce qui concerne la construction d’une flotte navale suffisante pour assurer le transport des hydrocarbures. Le 20 décembre dernier, le vice-premier ministre russe en charge de la défense et de l’industrie, Dmitri Rogozine, était particulièrement explicite à cet égard : « Tout un combat, pour l’instant virtuel, mais impliquant des acteurs sérieux [se déroule dans cette région, qui] est d’une richesse inestimable et la Russie risque de se retrouver dans une impasse si elle perd ses ambitions et ne parvient pas à faire évoluer simultanément son potentiel de construction navale. […] Cette tâche n’est pas économique, mais politique et géopolitique. C’est une question de sécurité nationale pour notre pays. » Selon les estimations du gouvernement russe, il sera nécessaire de construire 2.000 navires, dont 80 % pour le seul transport des hydrocarbures. On apprenait le 30 avril que les chantiers navals de Crimée pourraient être affectés prioritairement à la construction de pétroliers et de méthaniers arctiques géants. La seule compagnie pétrolière Rosneft investira 400 milliards de dollars sur 20 ans dans l’exploitation du plateau continental arctique.
L’autre défi auquel la Russie se trouve confrontée est celui de la maîtrise des technologies particulières à l’exploitation des hydrocarbures et des gisements de métaux dans l’océan arctique. Jusqu’à récemment, la Russie, qui ne dispose pas de toutes ces technologies, coopérait très étroitement avec les États-Unis dans la production régionale d’hydrocarbures. La situation devrait évoluer sensiblement suite aux nouvelles « sanctions » prises unilatéralement par l’Occident le 12 septembre dernier. Les États-Unis ont en effet imposé des restrictions frappant les livraisons de produits, services et technologies à cinq sociétés russes (Rosneft, Gazprom, Gazprom Neft, Lukoil et Surgutneftegaz). Ces mesures portent essentiellement sur les projets de prospection et d’exploitation de gisements de pétrole difficiles d’accès. L’Union européenne s’est naturellement alignée sur son maître en interdisant aux sociétés européennes de coopérer avec les sociétés russes dans la prospection et la production de pétrole en eaux profondes et sur le plateau continental arctique de la Russie. À court et moyen termes, ces mesures handicaperont sans nul doute la Russie et retarderont la réalisation de son programme du développement de la zone qui devait commencer en 2017. Selon Guennadi Chmal, président de l’Union russe des producteurs de pétrole et de gaz, les entreprises russes pourront remplacer les équipements pour le forage et la production de pétrole en partie par des équipements similaires en provenance d’Asie, notamment de Chine, et en partie par le matériel de fabrication russe. C’est également ce que Dmitri Medvedev laissait entendre le 18 septembre dernier, en déclarant : « le renforcement de la coopération économique et commerciale [dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghai] est la meilleure réponse à ces mesures restrictives. » On peut d’ores et déjà tenir pour acquis que la Chine – qui dispose du statut d’observateur auprès du Conseil de l’Arctique et dont la plus grande compagnie pétrolière chinoise (la CNPC) détient 51 % de la coentreprise pétrochimique Orient créée avec Rosneft – profitera de l’occasion pour renforcer sa coopération en zone arctique avec Moscou et devenir le premier investisseur étranger dans les infrastructures russes.
Le brise-glace chinois « Dragon de Neige » (un navire commercial ukrainien modernisé), sur le point d’appareiller pour sa sixième expédition en zone arctique en juillet dernier. La Chine est le principal des nombreux pays non riverains à convoiter les ressources du Grand Nord. Elle dispose du statut d’observateur auprès du Conseil de l’Arctique depuis cet été, ainsi que d’une base sur l’île de Spitzberg, où elle loue un terrain à la Norvège. La plus grande compagnie pétrolière chinoise (la CNPC) détient 51 % de la coentreprise pétrochimique Orient créée avec Rosneft, 20 % de Yamal LNG et pourrait faire son entrée dans le capital de la Compagnie orientale de pétrochimie à hauteur de 25-30 %. Selon les estimations de Rosneft, la Chine importera pour 270 milliards de dollars de pétrole russe au cours de 25 prochaines années. Elle a déjà investi plusieurs dizaines de milliards de dollars dans les projets d’infrastructures russes en Arctique.
II. L’ARCTIQUE, PIÈCE MAÎTRESSE DE LA STRATÉGIE DE DÉFENSE RUSSE
La région arctique présente la particularité d’une frontière maritime commune aux États-Unis et à la Russie. Parmi les six autres pays riverains, quatre sont membres de l’Otan (Canada, Danemark, Islande et Norvège) et deux ont des frontières terrestres et maritimes avec la Russie (Finlande et Norvège). Seule la Suède n’est ni membre de l’Otan, ni frontalière de la Russie (à l’exception d’une courte frontière maritime dans l’oblast de Kaliningrad). C’est dire l’importance stratégique que revêt l’Arctique pour la Russie.
Les causes du réengagement militaire russe en Arctique
Les dirigeants russes se sont exprimés à plusieurs reprises sur la nécessité de rétablir des structures militaires dans le Grand Nord, région qui compte plusieurs bases de l’Otan mais où l’ensemble des anciennes infrastructures militaires soviétiques étaient jusqu’à présent désaffectées. Leurs déclarations successives sont globalement convergentes et font toutes état de la nécessité de protéger les intérêts de leurs pays dans la région. C’est, en substance, ce que déclarait Vladimir Poutine le 10 décembre 2013 : « La Russie explore activement cette région, elle y rétablit sa présence et elle doit y disposer de leviers nécessaires pour défendre sa sécurité et ses intérêts nationaux ».
Ces propos reflètent une préoccupation croissante du gouvernement russe à l’égard des visées des États-Unis et de l’Otan en Arctique. Le premier facteur d’alerte fut la prétention de l’Otan à être partie prenante au règlement des revendications territoriales dans la région. Selon une tactique éprouvée que l’on retrouve aujourd’hui en Ukraine, les pays riverains membres de l’Otan réclamaient qu’elle soit partie au règlement tandis que l’Alliance se faisait prier en niant systématiquement avoir des visées en Arctique. Les autorités russes firent savoir à plusieurs reprises que les informations dont elles disposaient établissaient clairement la volonté de l’Otan de s’ingérer dans la région mais qu’elles étaient disposées à ne pas militariser leur frontière nord si l’Alliance renonçait à ses projets :
- le 27 mars 2009, l’ambassadeur auprès de l’Otan, Dmitri Rogozine, déclarait que l’Alliance atlantique n’avait « rien à faire » dans l’Arctique, les pays riverains étant en mesure de régler eux-mêmes leurs problèmes.
- le même jour, le gouvernement russe décidait d’une riposte proportionnée en laissant un porte-parole du Conseil de sécurité de la Fédération déclarer que la Russie projetait de créer d’ici 2020 un groupement de troupes dans l’Arctique en vue de protéger ses intérêts économiques et politiques dans cette région. Le porte-parole, prenait soin, cependant, de laisser exister la possibilité d’un accord, en précisant qu’il n’était « pas question de militariser l’Arctique. »
- le 16 septembre de la même année, le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, martelait une nouvelle fois la position russe en rappelant à son homologue canadien que l’Otan n’avait pas à se poser en gendarme de l’Arctique.
- le 15 septembre 2010, le président Dmitri Medvedev déclarait lors d’une conférence de presse que son pays suivait avec inquiétude les activités de l’Otan en Arctique et préconisait une coopération non militaire dans cette région.
- le 8 février 2011, le gouvernement russe renouvelait son offre de non militarisation de l’Arctique par la voix du porte-parole du ministre russe de la Défense, Irina Kovaltchouk, qui déclarait : « la Russie est hostile à la militarisation du Grand Nord et ne pense pas qu’une présence militaire importante soit actuellement nécessaire dans la région. »
- le 6 juillet 2011, l’amiral Vladimir Vyssotski, commandant en chef des forces navales russes, prenait acte du refus persistant de l’Otan en déclarant : « Nous recevons des informations selon lesquelles l’Alliance atlantique considère [sous-entendu : toujours] l’Arctique comme sa zone d’intérêt. »
Infographie de 2008 présentant les principaux sites du BMDS (Ballistic Missile Defense System). Destiné à intercepter les missiles intercontinentaux, il rend possible une frappe nucléaire préventive des États-Unis contre la Russie et la Chine en annihilant leur riposte. Outre les sites terrestres d’interception de missiles, le système comprend également des navires-intercepteurs dont la quasi-totalité est susceptible d’être déployée en Arctique. Selon l’état-major russe, le bouclier antimissile déployé en Europe sera en mesure d’affecter négativement les capacités de dissuasion nucléaire de la Russie dès 2015, ce qui explique la hâte avec laquelle la Russie procède au réarmement de sa frontière septentrionale.
Un second facteur de préoccupation, plus déterminant encore, fut la décision américaine de renforcer son bouclier antimissile en Arctique et de l’étendre à l’Europe de l’Est afin de neutraliser les capacités de dissuasion nucléaire de la Russie. L’Arctique est une pièce maîtresse de ce dispositif qui menace la Russie d’une frappe nucléaire préventive :
- au Groenland, la base de Thulé constitue un élément vital du système antimissile et de l’arc stratégique reliant les centres de commandement de Californie aux dispositifs maritimes de l’océan Pacifique et du Sud-est asiatique.
- en Alaska, les radars Cobra Dane construits pendant la Guerre froide sur l’île de Shemya ont été incorporés au bouclier antimissile. Entre juillet et novembre 2004, 6 premiers missiles intercepteurs à longue portée furent déployés à Fort Greely, auxquels vinrent s’ajouter, en 2005, 14 autres, ainsi que des missiles Patriot. En 2012, c’était au total 26 missiles intercepteurs à longue portée qui étaient déployés en Alaska.
- le Canada, dont le premier ministre de l’époque, Paul Martin, avait refusé la participation en 2005, pourrait rejoindre le bouclier antimissile américain : telle était déjà la position de l’actuel premier ministre, Stephan Harpers, en 2006.
- la Finlande, malgré ses engagements internationaux de neutralité, s’est rapprochée de l’Otan ces dernières années. Son adhésion, rejetée par la majorité des Finlandais mais préparée par le gouvernement, offrirait aux États-Unis un nouveau territoire frontalier de la Russie pour y déployer son système antimissile.
- sur mer, 26 navires-vecteurs dotés du système de combat Aegis étaient déployés en 2012, dont 23 susceptibles d’être déployés aux frontières maritimes de la Russie (8 par la seconde flotte, 8 par la troisième flotte, 2 par la sixième flotte et 5 par le septième flotte).
Le programme de réarmement conventionnel à la frontière nord
À la fin de l’année 2012, le projet de création d’un groupement de troupes dans l’Arctique à horizon 2020 annoncé le 27 mars 2009 n’avait pratiquement pas avancé. Le 27 février 2013, Vladimir Poutine appelait encore à une coopération non militaire, en dénonçant sans ambigüité le risque de militarisation de l’Arctique dû l’expansion de l’Otan et au déploiement du bouclier antimissile : « Des tentatives méthodiques sont entreprises pour perturber d’une manière ou d’une autre l’équilibre stratégique. En fait, les États-Unis ont entamé la deuxième étape de la mise en place de leur système mondial de défense antimissile, des possibilités sont sondées pour un élargissement ultérieur de l’Otan à l’est. Le risque d’une militarisation de l’Arctique existe. » Dernier avertissement, le commandant en chef des forces navales déclarait le 20 mars que son pays « envisageait » d’augmenter ses capacités de dissuasion nucléaire et conventionnelle en Arctique.
Ce fut seulement à l’automne 2013, alors qu’il n’était plus possible de retarder davantage la mise en place d’un dispositif défensif, que la Russie se résolut à le mettre à en place. Dès le moins d’octobre – soit un mois à peine après l’affaire des missiles américains interceptés par la flotte russe au large de la Syrie –, plusieurs communiqués des autorités russes annoncèrent l’intention du gouvernement de réarmer la frontière nord, et ce dans le délai extrêmement bref d’un an fixé par Vladimir Poutine au collège du ministère de la Défense le 10 décembre : « Nous devons achever la formation de nouveaux groupements et unités militaires en 2014. Je vous demande d’accorder une attention particulière au déploiement de l’infrastructure et des unités dans la zone arctique ». Ce terme est sensiblement plus proche que celui de 2020 prévu pour le programme de modernisation et d’équipement des troupes conventionnelles russes, et qui était aussi celui de la création d’un groupement de troupes arctiques annoncé en 2009. Cette hâte tient principalement à la menace du bouclier antimissile déployé par les États-Unis : selon l’état-major russe, il sera en mesure d’affecter négativement les capacités de dissuasion nucléaire de la Russie dès 2015.
Ce programme de réarmement réalisé en un temps record est modeste au regard des forces armées de l’Otan déployées en Arctique ; il n’en est pas moins suffisamment complet pour constituer un dispositif crédible de protection des frontières et des sites nucléaires militaires septentrionaux. Ce dispositif comprend :
1°) Un maillage de bases et de sites militaires garantissant la présence de toutes les armes :
- bases navales : le 10 dix décembre 2013, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou annonçait le rétablissement des bases navales de l’archipel François-Joseph et des îles de Nouvelle-Sibérie. Le 22 avril dernier Vladimir Poutine lui-même annonçait la création d’un système uni des bases navales en Arctique. Un groupe tactique de la Flotte russe du Nord sera déployé en permanence dès cet automne sur les îles de Nouvelle-Sibérie.
- bases aériennes : le 10 dix décembre 2013, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou annonçait le rétablissement des aérodromes militaires de l’archipel François-Joseph, des îles de Nouvelle-Sibérie, de Tiksi, de Narian-Mar, d’Alykel, d’Amderma, d’Anadyr, de Rogatchevo et de Nagourskaïa. L’aérodrome de l’archipel de Nouvelle-Zemble est prêt à accueillir les avions de combat depuis quelques jours.
- bases d’infanterie : le 1er octobre 2014, le commandant en chef des troupes terrestres russes Oleg Salioukov annonçait la création, à horizon 2017, d’un groupement arctique baptisé Nord et composé de deux brigades : une brigade d’infanterie motorisée en cours de déploiement dans la région de Mourmansk et une seconde brigade qui sera mise en place en 2016 dans le district autonome des Nenets du Iamal.
- bases de renseignement : le régiment de guerre électronique de la flotte du Nord s’est déployé en mars dernier dans le village d’Alakourtti (région de Mourmansk).
- centres radars stationnaires : cinq étaient en cours d’achèvement en juillet 2014 (sur l’île Sredni, sur la Terre d’Alexandra, sur l’île Wrangel, sur l’île Ioujny et à Tchoukotka).
- sites de défense antiaérienne : l’infrastructure de défense antiaérienne de la région sera rétablie d’ici octobre 2015. Dès le début de l’année, la nécessité d’adapter le système antiaérien de courte portée Pantsir-S1 au climat arctique avait été évoquée par le vice-premier ministre Dmitri Rogozine ; des tests ont été effectués avec succès au mois de juin.
La Flotte du Nord est numériquement la première des cinq flottes de la Marine russe (source : RIA Novosti).
2°) Un commandement stratégique unifié, réunissant la Flotte du Nord, les brigades arctiques, les unités d’aviation et de DCA ainsi que les organismes de commandement. Il sera opérationnel avant la fin de l’année.
3°) Un ensemble de moyens et de structures destinées à renforcer l’opérationnalité des troupes :
- entraînement : des exercices réguliers, et parfois inédits, intégrant l’ensemble des composantes des formes armées russes ne cessent de se succéder. Le 14 mars, les troupes aéroportées effectuaient leur premier largage de véhicules en Arctique ; le 8 avril, un détachement d’une cinquantaine de parachutistes sautait sur des glaces en dérive dans le cadre d’un exercice de sauvetage. Depuis la fin de l’été, les exercices se multiplient : le 15 septembre, la Marine menait des exercices en Arctique ; le 23, les exercices stratégiques Vostok-2014 engageaient 155.000 hommes, dont une partie effectuaient plusieurs missions de combat en Arctique (dont des tirs réels de systèmes Pantsir-S et Iskander-M) ; le 30, les navires et les troupes côtières de la Flotte russe du Nord s’exerçaient en mer de Laptev.
- formation : une école militaire destinée à l’instruction opérationnelle des troupes amenées à opérer en Arctique, a été annoncée par le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, le 22 mai dernier.
- recherches technologiques : des matériels spécialisés sont programmés, tels qu’un diesel spécial fonctionnant à -65°C, opérationnel depuis février, la conception d’un hélicoptère spécialisé, annoncée le 22 mai dernier, l’adaptation des sous-marins prévues d’ici 2015 et la dotation de navires à coque renforcée depuis la fin 2013.
CONCLUSION
Si l’Arctique constitue un enjeu énergétique primordial pour les grandes puissances et les pays riverains, elle l’est bien davantage pour la Russie, dont les principales réserves en hydrocarbures et en minerais, connues et à découvrir, sont situées au-delà du cercle polaire. La zone arctique est l’assurance, pour la Russie, de rester la première puissance énergétique mondiale au cours de ce siècle, ce qui explique les efforts considérables qu’elle déploie dans la valorisation de la région. L’enjeu militaire est plus considérable encore, dans la mesure où l’Arctique connaît une ingérence croissante de l’Otan et constitue une pièce essentielle du système antimissile américain qui pourrait affaiblir à court terme la dissuasion nucléaire russe et rompre l’équilibre stratégique entre les deux premières puissances nucléaires. La frontière septentrionale de la Russie apparaît désormais comme une zone où la pression de l’Otan sera telle d’ici trois à cinq ans qu’elle menacera directement – et plus efficacement qu’ailleurs – les intérêts vitaux du pays. La même politique occidentale de refoulement de la Russie est en cours dans la Grand Nord, quoique de façon beaucoup plus discrète qu’en Europe et dans le Caucase. Sans moyens de subversion ni de déstabilisation dans cette région sous-peuplée, l’hybris occidentale ne pourra s’y exprimer qu’en faisant planer une menace militaire directe sur la Russie. Le programme russe de réarmement du Grand Nord l’a déjà intégré : la fonte des glaces et l’extension des droits des États riverains sur le plateau continental transforment progressivement l’Arctique en une zone potentielle de guerre conventionnelle, à l’instar des autres océans.
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