L’atelier du monde n’a pas d’annexes...
Alors que la question du taux de change yuan - dollar envenime les relations entre les Etats-Unis et la Chine, la puissance du made in China pourrait ne pas perdurer. La main d’oeuvre bon marché semble en effet se raréfier, avec des conséquences imprévisibles à court terme.
Comme souvent dans le cas de la Chine, l’information officielle contredit l’actualité brûlante. Les autorités de Pékin persistent. Elles cherchent à présenter l’image d’un pays stable, alors que les mécontents grondent aux quatre coins du pays. Ceux-ci se plaignent des expropriations illégales, des salaires non payés, de la corruption des responsables locaux du parti ou encore des exactions policières. Le régime tient à rassurer les Chinois sur les bases de la prospérité économique du pays, et sur l’opportunité laissée à chacun de s’enrichir. Parce que les libertés politiques n’existent pas en Chine, les Occidentaux oublient qu’il y a une opinion publique. Si celle-ci comptait pour rien, les autorités n’auraient pas poussé aussi loin le contrôle d’Internet et couru le risque d’une confrontation brutale avec l’entreprise Google. Dans les dernières semaines, deux informations s’imposent.
D’après Brice Pedroletti, « La Chine se prépare à accueillir des millions de nouveaux citadins ». Le journaliste a ainsi relayé les conclusions de la Conférence centrale sur les travaux économiques réunie dans la capitale entre le 5 et le 7 décembre 2009. Les dirigeants communistes ont annoncé une nouvelle grande orientation, dont on attendra les effets dans les prochaines années. Il s’agit du droit de se déplacer et de s’installer à sa guise sur le territoire national. Pour les Chinois, celui-ci reste un voeu pieux sans hukou ou passeport intérieur [Une poignée de noix fraîches]. La Conférence prône un assouplissement en faveur non des grandes métropoles jugées dangereuses, mais des villes moyennes ou petites. Plus de la moitié des 1,3 milliard de Chinois (46 % plus précisément) vivent officiellement à la campagne.
Tout le monde en Chine réclamerait la liberté de circulation - celle-là précisément, et pas les autres - disent les observateurs autorisés. Qui s’insurgera contre le développement des agglomérations de moins d’un million d’habitants ? Cette mesure de bon sens permettrait de rééquilibrer le poids des mégalopoles, et de rétablir le rapport de force entre provinces maritimes et provinces intérieures. Ces idées ne brillent pas par leur originalité. Elles économisent de surcroît l’exposé d’un rapport de cause à effet. Ce sont les choix politiques d’hier qui donnent des résultats géopolitiques aujourd’hui. La quête forcenée et absurde d’une autarcie intégrale (alimentaire, énergétique, et industrielle) a lamentablement échoué [En Chine, le pouvoir est libre de faire ce que toutes les lois permettent]. Les autorités tentent par petits pas d’en contrecarrer les effets les plus pernicieux.
« Plusieurs phénomènes alimentent cette évolution : le développement accéléré des infrastructures du pays reproduit, dans un délai plus court, le modèle de conurbation mi-planifié, mi-anarchique qui a pris forme ces dix dernières années dans les régions les plus avancées économiquement (hinterland de Canton et Shanghaï). Toutes sortes d’agglomérations, grandes et moyennes, se dotent de villes nouvelles. Les grands pôles sont désormais reliés par des trains à grande vitesse. L’arrivée de la grande distribution fait basculer de plus en plus d’habitants dans des modes de consommation qui leur étaient jusqu’alors étrangers. [...] La spectaculaire montée en puissance des capacités logistiques, couplée à des politiques fiscales préférentielles et une main-d’oeuvre meilleur marché (jusqu’à 50 % moins chère), attirent les usines vers l’intérieur. [...] Selon la version 2009 du Rapport sur le développement urbain en Chine réalisé par l’Académie des sciences sociales, les villes chinoises se sont agrandies de 70 % en superficie de 2001 à 2007, mais n’ont vu leur population urbaine croître que de 30 %, signe que le mitage urbain devance l’installation de la population dans les villes. » [Brice Pedroletti]
Au fond, les choses s’enchaîneraient naturellement. Le pays se développerait dans le bon ordre, sans étapes brûlées. Bruno Philip relève justement que « La presse chinoise réclame la fin du passeport intérieur. » Le 1er mars, treize quotidiens ont repris le même éditorial sur le thème de la suppression du hukou. L’ordre logique règnerait en Chine. Coïncidence étonnante (...) les représentants du parti rassemblés à Pékin pour la session de printemps de l’Assemblée nationale populaire (ANP), vont débattre de ce projet. Quel grand Etat !
« ’La Chine a souffert depuis longtemps sous le système du hukou’, affirme l’éditorial commun publié dans ces quotidiens des provinces de Canton, de Mongolie intérieure, du Henan, du Fujian, de la municipalité de Chongqing, etc. ’Nous pensons que les citoyens sont nés libres et que les gens doivent disposer du droit de se déplacer en toute liberté. Nous demandons aux délégués - les députés - de faire tout leur possible pour annoncer un calendrier de réforme du hukou.’ » Le régime s’apprêterait à supprimer un système presque aussi vieux (1958) que la République populaire. Le journaliste du Monde constate que les mingongs, migrants illégalement installés en ville ne peuvent scolariser leurs enfants, ou bénéficier d’aides au logement ; sans parler de leur état de santé [Pas de latex, mais du plastique]. Bruno Philip termine en évoquant l’accroissement des différences de revenus. Pourtant, en Chine, les choses évolueraient au rythme du possible. Le parti agirait au mieux des intérêts de la majorité. Celle-ci ne s’exprime pas, mais on l’entendrait en haut lieu.
Il faut bien entendu s’écarter un tant soit peu des sentiers battus. « Les expropriations violentes se multiplient en Chine ». Brice Pedroletti évoque l’exaspération des sans-voix. « Le plan de relance chinois, censé empêcher toute déstabilisation sociale, produit l’effet inverse car il faut vite expulser pour lancer les infrastructures inscrites au budget. Les gouvernements locaux, qui tirent en Chine leurs revenus des ventes de terrain, cherchent à profiter de la bulle immobilière, alimentée par l’afflux d’argent frais dans les sociétés d’Etat ou assimilées. La flambée des prix nourrit en retour une anxiété croissante dans la population. » Dans ces conditions, le nombre d’expulsés ne diminue pas, au contraire. On ne compte plus les actes de désespérés ou les affrontements avec les forces de l’ordre. Car les opprimés ne disposent d’aucun recours contre les puissants. Dans les périphéries de la capitale, Bruno Philip a pris la mesure du ressentiment. Non loin des grands édifices construits pour les JO de 2009. Une mingong exprime son état d’abandon.
« Mme Liu, 50 ans, mère de famille, est originaire du Hebei, la province qui entoure la capitale. Elle ne se plaint pas trop de son sort. C’est une dame simple, souriante, diserte. Mais il faut la pousser dans ses retranchements pour qu’elle égrène la liste de ses difficultés. D’abord, elle constate, chiffres à l’appui : ’Je travaille comme femme de ménage dans un ensemble résidentiel. Je gagne 900 yuans par mois (90 euros). Mon loyer est de 300 yuans.’ Mme Liu habite ici depuis huit ans et vit dans le provisoire qui dure : ’Je me suis déjà fait virer du premier appartement où j’habitais, car le propriétaire a vendu ses immeubles pour profiter de la hausse des prix de l’immobilier.’ ’Et maintenant ?’ ’Pouah !, crache-t-elle, j’ai retrouvé un autre logement, mais je n’ai aucune garantie. Rien. Je peux me faire expulser du jour au lendemain !’ [...] Pour décrire sa précarité, Mme Liu a ces mots : ’A mon travail, mes collègues et moi on est souvent méprisées.’ »
En 2004, il y avait cent multimillionnaires en Chine (plus de 150 millions de dollars). Ils sont maintenant mille [Rupert Hoogewerf, fondateur du centre indépendant Hurun, basé à Shanghaï / Cité par Bruno Philip]. Ils doivent en grand nombre leur fortune au gonflement de la bulle immobilière [Shanghai, sur un air de Dubaï]. Au-delà du problème des inégalités, celui de l’accès à la terre constructible se pose. Mais il reste possible de lever certaines contraintes d’ordre juridique ou administrative, et ainsi étendre le périmètre de terres constructibles. Pour la main d’œuvre, en revanche, il semble que le potentiel montre d’ores et déjà ses limites.
En Chine, ’l’atelier du monde’ manque de bras, concède Brice Pedroletti. Les salaires restent pourtant bas. Il a rencontré le patron d’une société d’intérim travaillant avec des industriels qui externalisent la main d’œuvre. Il loge, nourrit et verse de la main à la main un quart de leur revenu mensuel à ses employés : 40 à 50 euros en moyenne. Le reste part directement aux familles restées à la campagne. A ce tarif-là, lui et d’autres peinent à renouveler leur cheptel. Liu Kaiming, directeur de l’Institute of Contemporary Observation, livre sa propre analyse, basée sur l’impact de la politique de l’enfant unique [Des enfants uniques confrontés à l’horreur ordinaire]. Selon lui, la moitié des ouvriers chinois ont en effet moins de trente ans. Beaucoup de jeunes préfèrent rester à la campagne ou - si leur niveau d’étude le leur permet - choisissent de travailler dans les services.
« Jun, 19 ans, originaire du Henan, est arrivé il y a 15 jours. Après 12 jours dans une usine, il veut changer. ’C’était trop dur’, dit-il. Il choisira un autre emploi ce soir. Un jeune cuisinier de 23 ans, venu du Gansu, a sauté dans un train après avoir vu à la télévision une interview de Zhang Quanshou. Il veut travailler 5 à 10 ans pour épargner 3 000 euros par an. Les salaires, croit-il, sont plus élevés à Shenzhen que dans le Gansu, et il pourra au moins compter sur quatre jours de repos par mois - contre aucun dans sa ville. Li Peng, 25 ans, arrivé après 96 heures de train de la région de Mandchourie, est moins enthousiaste : il découvre qu’il ne pourra toucher qu’un quart de son salaire chaque mois. Or, dit-il, il aime dépenser. Il n’a aucune envie de travailler longtemps en usine : le jeu n’en vaut pas la chandelle. Il choisira une usine ce soir, puis il fera autre chose. Serveur ou coiffeur. »
Ainsi, le rapport de force joue progressivement en la faveur des ouvriers en Chine, en dépit des lacunes évidentes du droit du travail. Sauf si le travail forcé se généralise à nouveau, rien ne viendra contrebalancer cette raréfaction. Cette évolution me réjouit, bien sûr. Qu’en résultera-t-il néanmoins ? Si les salaires continuent à stagner, les conflits sociaux vont se multiplier. S’ils progressent, il en résultera un renchérissement des coûts qui se ressentira sur la capacité de l’atelier du monde à exporter pour l’ensemble du monde développé. Si les prix des produits made in China se mettent soudain à monter, l’impact économique de ce changement inéluctable dépassera le cadre de la Chine, débordant sur le monde développé, et au-delà. Les industriels chinois du textile inondent déjà l’Egypte [source]. Les écrans plats contrefaits destinés au Nigéria aboutissent au port du Havre [source].
La flambée du prix des métaux ou de l’énergie a constitué une première alerte sans frais. L’augmentation des salaires en Chine se répercutera sur la capacité des industriels à acheter à prix cassés leurs pièces détachées. Elle contrariera le goût des consommateurs pour l’achat de produits bon marché : objets courants (jouets, ustensiles divers), biens de consommation (chaussures, vêtements, etc.), électoménager, hi-fi, électronique, téléphonie. Vous voulez allez camper dans la nature [source]. Vous voulez changer de nappes, de rideaux, de tapis [source]. Vos enfants veulent des rollers, un skateboard, une trottinette [source]. Vous consommez chinois. La liste ne semble pas devoir s’arrêter. Dans les dernières décennies, les ouvriers chinois ont permis au monde développé de vivre dans la certitude d’un gonflement illimité du pouvoir d’achat. Mais l’atelier du monde n’a pas d’annexes.
PS./ Dernier papier de Geographedumonde sur la Chine : Shanghai, sur un air de Dubaï.
Incrustation... Une usine, quelque part en Chine
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON