En plein débat sur l’identité nationale en France et la gêne que suscite la burka, la surprenante réaction de la Suisse dans l’affaire des minarets, les réticences que suscitent les citoyens de confession musulmane aux pays-bas.... autant de signes de frilosité de l’Occident à l’égard de cette altérité arabo-musulmane, il convient d’exhumer la longue histoire commune des deux aires géoculturelles que sont l’Occident et l’Orient. Même si leur destin ne sera pas forcément identique, les avatars polico-culturels de leurs sociétés dans les siècles précédents, révèlent d’étranges similarités.
L’implosion de l’URSS, l’effondrement du mur de Berlin, les revers retentissants de nombreux partis communistes dans le monde… Cataclysme annonciateur de la fin d’une ère, celle de la guerre froide, avait laissé planer l’espoir d’un monde stable, monolithique, où les mêmes valeurs pourraient servir de repère à toutes les nations. Le terme « communauté internationale » fit son entrée avec fracas dans la phraséologie de la politique internationale, d’autant plus que l’URSS, longtemps l’émule des puissances occidentales, se rallia pour la première fois à un projet « mondial » conduit sous la bannière des Nations Unies : la défense de l’intégrité territoriale du Koweït.
Dans l’euphorie ambiante, Francis Fukuyama publie « La fin de l’histoire et le dernier homme »
[1] qui traduit sa vision d’un monde marqué par la prééminence de la démocratie libérale occidentale. Pour lui, l’humanité a atteint le bout de sa fécondité idéologique et le modèle occidental s’impose comme la forme accomplie de gouvernement des humains. En absence d’alternative sérieuse, le monde ne pouvait désormais qu’être homogène. Condescendance ethnocentrique ou angélisme ? En tout cas, ce tableau pour rassurant qu’il soit, ne résistera pourtant pas aux vaticinations à la cassandre de Samuel Huntington, qui y jettera une ombre d’inquiétude. La fin des idéologies, loin de voir émerger un monde pacifique, avec l’universalisation des valeurs et principes d’organisation politique qu’épouse l’Occident chrétien, ouvre au contraire une nouvelle page de l’histoire, où les prodromes d’un « choc des civilisations »
[2] n’ont jamais été aussi prégnants. Cette thèse jugée trop alarmiste fut provisoirement éclipsée par les progrès de la démocratie, des libertés individuelles et le simulacre d’unité retrouvée de l’ONU. Elle sera cependant pompeusement réhabilitée au lendemain des attentats du 11 Septembre 2001 et l’engagement militaire des Etats-Unis en Afghanistan et plus tard en Irak, sous le slogan très controversé de « Croisade » contre le terrorisme.
En effet, dans la présentation synoptique que S. Huntington nous fournit sur les grandes lignes de fracture entre les différentes civilisations, deux grandes entités distinctes que tout semble opposé retiennent l’attention : l’Occident, imprégné de culture judéo-chrétienne et le Proche-Orient de tradition islamique. Les autres communautés, bouddhiste, Taoïste, Shintoïste, Hindouiste…ayant subi aussi des risques d’anomie face à la montée en puissance de l’Occident chrétien—à la pointe de la technologie―ont su par moments se résigner à cette hégémonie tout en se préservant de la destruction. La tactique semble d’ailleurs payée aujourd’hui car dans leur capacité d’adaptation aux différentes mutations qui affectent le monde, ces nations recouvrent peu à peu leur dynamisme économique et leur prospérité d’entant.
Mais la réaction des communautés musulmanes, essentiellement concentrées dans le Golfe Arabo-persique et en Afrique du Nord ne sera pas identique. La résistance à la suprématie occidentale et à ses éclaboussures culturelles, tourne parfois à l’affrontement ouvert, souvent illustré par des actes terroristes. On pouvait entendre A. Meddeb décrire cette situation en ces termes : «
Depuis la fin du XVIIIème siècle, l’Islam n’a pas trouvé les moyens de riposter à l’hégémonie Occidentale. De nos jours, nombreux sont ceux qui se sentent tellement impuissants face à l’hyper-puissance américaine que la violence sacrificielle leur apparaît comme la seule réponse »
[3].
Les orientations diplomatiques hasardeuses des Etats-Unis ces dernières années sous l’administration Bush, loin de jeter du beurre dans les épinards, viendront exacerber les crispations de groupuscules fanatiques, affranchis de toute allégeance citoyenne, et agissant au nom du seul « Allah ». Même si les régimes en place dans ces Etats adoptent une posture moins rigide et vont parfois se comporter comme de véritables alliés de l’Occident, c’est souvent par pure convenance diplomatique ou calcul intéressé, avec la conséquence inéluctable de s’aliéner une grande partie de leur opinion publique. Ce climat d’hostilité ne pouvait que conforter le crédit des partisans de la thèse du « Choc des civilisations ».
Mais pour autant, ces clivages suffisent-ils pour évoquer un choc des civilisations ? Existe-il réellement un télescopage entre deux blocs géoculturels fondamentalement opposés dans leur substrat historique ? L’Occident est-il si étranger aux pesanteurs socioculturelle et politique qui entravent la modernisation du Proche-Orient ? Son propre parcours est-il si immaculé ?
Il appert de ce travail de bénédictin de S. Huntington, des contrastes difficilement réfutables entre les deux blocs. C’est le cas par exemple de la consubstantialité des pouvoirs spirituel et temporel qu’on observe dans la plupart des pays Arabo-musulmans. L’illustration parfaite est la place qu’occupent les Ayatollahs dans la vie politique en république islamique d’Iran et l’allégeance continuelle des autorités séculières à ce clergé. Dans la plupart de ces Etats, même ceux qui se réclament d’une totale laïcité, la religion reste le premier signe d’appartenance à la communauté nationale. Cette réalité est en parfaite opposition avec la séparation nette entre l’église et l’Etat, perceptible dans l’architecture institutionnelle des pays occidentaux.
La deuxième grande opposition réside dans les formes de dévolution du pouvoir et les modalités de participation individuelle à la gestion des affaires publiques. Autrement, la notion de l’individu et son rôle dans la société. Alors que prévaut en Occident le constitutionnalisme qui pose les normes d’acquisition du pouvoir et son usage, et la démocratie libérale avec toutes les libertés qu’elle implique, de l’autre coté du Bosphore et en Afrique du Nord, les monarchies héréditaires, les pouvoirs autocratiques, les dictatures…ont encore de beaux jours devant eux. L’individu s’efface face aux choix du groupe, les droits et privilèges de chacun restent fonction de l’appartenance à telle ou telle classe sociale, l’égalité des sexes est loin d’être acquise, des partis politiques à base familiale peuvent encore régenter la vie politique... Décidément le cloisonnement serait étanche entre les deux blocs.
Cependant, lorsqu’on remonte le continuum évolutif de modernisation des sociétés occidentales, en comparaison avec les traits caractéristiques actuels des pays Arabo-musulmans, d’énormes similarités apparaissent.
Dans l’Occident médiéval, l’osmose était encore très forte entre les pouvoirs spirituel et temporel. Le cléricalisme tenait une place centrale dans la philosophie politique d’autant plus que le pouvoir politique dans sa quiddité, serait inspiré par cet être transcendant nommé Dieu, d’où la notion de monarchie de droit divin. Les efforts pour dissocier ces deux corps puissants de régulation de la société furent laborieux et sans relâches, avec des périodes de succès et de régression comme en témoigne l’adoption de l’édit de Nantes sous Henri IV et sa révocation plus tard sous Louis XIV, suivie des « dragonnades », sortes d’ukase qui contraignaient les protestants et autres hétérodoxes à se soumettre à la foi catholique. La collusion entre les deux entités traversa de nombreux siècles. Ce n’est qu’à partir du XVIIème siècle que l’influence cléricale va s’oblitérer progressivement face aux progrès de la science et les contestations des milieux intellectuels. En France, cette complicité ne sera symboliquement abolie qu’en 1905 avec la loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Ainsi, la version contemporaine que nous fournit l’Iran avec les Ayatollahs, cette camarilla incontournable qui régente tout, n’est pas inédite, pas plus d’ailleurs que les conflits doctrinaux qui opposent différentes confessions islamiques dans le monde musulman. Les rixes entre communautés d’obédience chiite et sunnite, les divergences nées d’interprétation des textes sacrés qui génèrent une palanquée d’écoles islamiques : wahhabite, hanbalite, hanafite, malékite…rappellent aussi bien les accrochages entre Jésuites et Jansénistes, entre la coalition formée par les humanistes et les réformateurs, contre l’Eglise conservatrice et la Sorbonne. Les fatwas lancées contre les hérétiques, les intellectuels profanateurs et ceux qui enfreignent la Charia, scandalisent aujourd’hui l’Occident. Mais peu de gens réalisent que le pendant historique de cette pratique est à rechercher dans les sentences implacables et arbitraires du redoutable tribunal de l’inquisition…. Les éléments historiques foisonnent pour établir l’analogie entre les deux aires géoculturelles, ce qui devrait exhorter à la retenue, les boutefeux qui perçoivent dans le monde Arabo-musulman, l’altérité lointaine et réfractaire à la marche vers la modernité. Selon un collectif d’auteurs «
L’Occident perçoit donc l’Islam comme radicalement opposé aux valeurs fondamentales de la civilisation moderne- Tolérance, séparation et primauté du temporel sur le spirituel, individualisme, égalité entre sexes, sans prendre en compte, le fait que l’apparente cohérence de son passé s’est fondée sur des inégalités, affrontements, ruptures, régressions et progrès »[4].
Sans pour autant céder à l’historicisme, on est en droit d’espérer que l’esprit des « lumières » qui dissipa le joug abrutissant des dogmes religieux en Occident et libéra l’homme de la servitude des vérités révélées et l’introduisit dans la connaissance du monde dans une démarche rationnelle, réapparaisse dans cette partie du monde. Les signes avant-coureurs d’une telle révolution restent encore larvaires, mais augurent de lendemains prometteurs. Des intellectuels réformateurs, presque nihilistes, et qui en dépit des persécutions, appuient sur la chanterelle, comme Abdou Filali-Ansari, Ayaan Hirsi Ali, Abdelwahab Meddeb… s’inscrivent dans l’héritage de grands penseurs musulmans, Alfarabi, Averroès… pionniers du grand mouvement de sécularisation qui a commencé depuis le moyen-âge, mais malheureusement sclérosé par les difficultés sociales.
[1] Francis FUKUYAMA, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992
[2] Samuel P. HUNTINGTON, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997
[4] Thierry FABRE & Emilio La PARRA « Paix et guerres entre les cultures : entre Europe et Méditerranée » Paris, Actes Sud, 2005, coll. Etudes Méditerranéennes, page 39.