La figure charismatique de Senghor
Hommage à Léopold Sédar Senghor (1906-2001) , poète-rêveur, témoin et défenseur des « minorités visibles ». Un homme d’une telle dimension n’appartient plus au Sénégal, il appartient à toute la race noire qu’il a su chanter. Il est le symbole de l’universel de la non-discrimination, de l’antiracisme ». Abdoulaye WADE, 2001.
Cette année 2006 sera marquée par un événement important pour la Francophonie : la célébration du centenaire de la naissance de L.-S. Senghor, homme d’État et poète sénégalais d’exception, fondateur de la Francophonie (1) et premier président de la République du Sénégal, charge qu’il tint sans interruption pendant vingt ans (1960-1980).
Les deux mille manifestations organisées en son honneur (2) par une quarantaine de pays de l’espace francophone témoignent de l’affection et de la reconnaissance non seulement à l’homme d’État et au littérateur brillant et profond, mais surtout à Senghor « l’universel », à celui qui a su bien interpréter le désir d’indépendance du Sénégal et de l’Afrique noire en général. C’est l’occasion de reparler de la « question noire » en France, empesée de tant de préjudices anciens et nouveaux, engeôlée dans des images suggestives évoquant à la fois des paradis naturels et des pays peuplés d’humanités dispersées, sans culture ni littérature.
Entrer dans l’histoire assez récente des migrations africaines, c’est entrer dans la mémoire d’un peuple qui a supporté silences et humiliations mais qui a connu terres et humanités à aimer, à écrire aussi. Libre d’écrire les odeurs et les couleurs du nouveau monde, sans oublier de chanter ses fleurs « sereines », le silence de ses forêts, les « bonds » des panthères, lamantins, crocodiles, hippopotames, iguanes et gazelles, ses « nénuphars calmes », « ses villages bleus » et ses femmes « grandes et précieuses » : Léopold Sédar Senghor a été le chantre le plus admiré et le plus incisif des beautés du « monde noir ». Celui qui, pour communiquer les souffrances et les joies de son peuple, a eu le courage d’utiliser la langue française, « ce merveilleux outil », la langue de la nation colonisatrice envers laquelle il a toujours manifesté un sentiment d’admiration et de respect, même s’il n’a pas manqué de sanctionner les politiques coloniales vouées à l’oppression et à l’exploitation des ressources humaines et matérielles dans les DOM.
L’Année Senghor assume une valeur particulière après la succession d’événements de violence tragique dont les immigrés noirs ont été à la fois acteurs et victimes (en août 2005, l’incendie de deux immeubles insalubles à Paris, cause la mort de 24 immigrés d’origine africaine). Les révoltes banlieusardes de novembre passé ont mis sur le devant de la scène les frustations et les injustices sociales causées par des stéréotypes qui voulaient dans l’immigré noir un être culturellement et socialement inférieur . En vérité, la loi N°2005-158 du 23 février 2005, là où l’art.4 (heureusement retiré par décret le 25 janvier 2006) reconnaissait notamment le rôle positif de la colonisation outre-mer, notamment en Afrique du nord, n’avait pas favorisé le développement de la compréhension réciproque.
La figure charismatique de Senghor, en revanche, peut représenter un excellent point de référence pour les révendications identitaires des noirs vivant dans l’hexagone. Nous sommes convaincus en fait que vouloir imaginer l’avenir de l’humanité sur la base des revendications justes mais exprimées par la violence, c’est là une formulation du problème qui n’appartient pas à la pensée humaniste de Senghor. Senghor, lui, a enseigné à ses confrères africains la fierté et la tenacité, ainsi que le respect des valeurs humaines et la tolérance, l’enracinement, et l’ouverture vers les autres. Il a consacré, en fait, une partie de son existence à la décolonisation de l’Afrique, travaillant aussi à assurer à son pays la transition et la gestion du passage d’un stade de dépendance et d’exploitation systématique à un stade de prise de conscience de sa propre identité culturelle et de la progressive acquisition de rôles autonomes.
Certes, les jeunes Etats africains, après avoir obtenu l’indépendance, ne se sentent plus opprimés, mais ils le sont, dans la mesure où ils ne peuvent disposer de ressources économiques adéquates, où ils ont du mal à garantir un normal développement. Les récentes explosions de violence dans les banlieues parisiennes ont montré aussi combien est complexe et difficile la gestion équilibrée des processus migratoires et des politiques d’intégration . Peut-être la France a-t-elle sous-estimé le poids de la mémoire historique des enfants issus de la colonisation, ceux qui ont connu l’esclavage, la famine et l’ignorance, et qui sentent le besoin d’être considérés comme des citoyens .
L’initiative que le président Jacques Chirac a prise de célébrer, de mars à octobre, en France, le Festival francophone(3) exprime la volonté de retrouver des points en commun, partagés à travers les nombreuses initiatives culturelles mises en place. Senghor voyait juste, quand il estimait qu’il fallait mettre la culture avant les choix politiques, l’éducation et la formation avant les idéologies. Il était vivement persuadé que seul le dialogue des cultures et des civilisations peut garantir un niveau de bien-être croissant et exposer les populations à l’innovation et aux changements technologiques.
Pour l’auteur de Hosties noires, l’avenir des peuples africains est fortement lié à la prise de conscience que leur langue maternelle est porteuse d’une identité culturelle à sauvegarder, et que la langue française, langue seconde, peut favoriser leur intégration. Il va falloir se convaincre que la cohabitation est souhaitable et productive, et que la coopération est une valeur concrète, « une nécessité pour la planète ». Il est évident que l’apprentissage des langues renforce la connaissance des civilisations et des littératures. Léopold Sédar Senghor avait déjà parlé, en 1964, de la nécessité d’introduire la littérature africaine dans les programmes d’enseignement africain, accordant à l’écriture une fonction essentielle pour véhiculer l’image d’une Afrique créative, qui sait être intéressante dans la diversité de ses composantes ethniques et religieuses.
Et cette détermination, cette passion-là, qui est son trait caractéristique, aujourd’hui a ses premiers effets positifs : les textes poétiques de Senghor et d’ Aimé Césaire(4) présents dans les programmes de terminales. Senghor faisait sien le message humanitaire qui lui venait de ses profondes convictions religieuses chrétiennes, quand il s’acharnait à répéter à ses concitoyens que le temps des haines et des rancunes devait céder la place à la recherche d’un nouveau cheminement, qui conduirait l’Afrique colonisée d’un côté, et la France colonisatrice de l’autre, à la création d’une sorte de grande famille où Français et Africains, pour la première fois, pourraient siéger autour de la même table, en toute dignité et égalité, pour prendre ensemble des décisions importantes.
La vague des indépendances des nations africaines, dans les années soixante, a été la démonstration que l’air du temps allait changer et qu’il existait désormais une voix africaine qui ne demandait que l’émancipation et le respect de son histoire. Et le Sénégal de Senghor est l’exemple le plus fécond de cohésion interreligieuse et pacifique. Dans un pays à majorité musulmane(85%), le président-poète a su éviter les conflits ethniques et religieux, moyennant un métissage culturel, « un idéal de civilisation » (L.-S. Senghor, message vidéo,1996) pour « faire triompher la dignité, la justice et la liberté, qui ensemble constituent le fond de notre idéal commun ».
Homme de la tolérance et du respect, Senghor a entendu le mot négritude (5) non comme le désir d’assimilation des Africains aux Européens, mais comme la volonté de l’homme africain de faire partie du monde moderne, en liquidant ses anciens complexes d’infériorité et d’agressivité brutale. Il a décrit dans ses poèmes les problèmes complexes de l’Africain. Il a chanté d’une manière sublime les sentiments, les intelligences, les traditions, les croyances et les révoltes de son peuple, l’accompagnant et le soutenant dans son voyage vers un point de convergence que Teilhard de Chardin appelle le point omega. Son rêve était de faire du Sénégal une « Grèce noire ». A travers le projet de la Francophonie, véritable renaissance nègre, Senghor a apporté sa pierre à la réalisation de l’unité de l’Afrique, une unité culturelle, politique et économique, ne coupant pas les liens vivants avec l’Occident. Ce faisant, Senghor a tracé la voie à suivre, car « nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur » (L.-S. Senghor, Prière aux masques).
« Le poète est au cœur du monde ». Hölderlin
« La dignité, une revendication éternelle de l’homme, de la femme et des peuples ».
Message de Léopold-Sédar Senghor (Paris, 18.10.1996).
Prof . Raphaël Frangione
Notes :
1) La Francophonie regroupe aujourd’hui 55 États environ. Les locuteurs ayant le français « en partage » sont plus de cent soixante-dix millions. Les États membres ont rédigé une Charte de la Francophonie où sont exposées les idées-clés de l’association (27 articles précédés d’un préambule).
2) La première rencontre est fixée en Europe le 20 mars 2006. A Bucarest en Roumanie se tiendra le concert des vingt ans des sommets francophones.
3)Toutes les initiatives culturelles consacrées à Senghor sont visibles sur le site suivant : www.francofffonie.fr/colloques/dossier .
4) Né en 1913 à Basse-Pointe (Martinique), Aimé Césaire, père de la négritude, est l’auteur de poèmes, de pièces de théâtre, d’essais illustrant son « moi profond », l’Afrique et le monde noir. Parmi ses ouvrages il faut mentionner : Cahier d’un retour au pays natal (1939), Toussaint Louverture (1960), La tragédie du roi Christophe (1963) et Moi, laminaire (1983).
5) Le terme « négritude » a recouvert plusieurs sens. Tantôt il est présenté comme un mouvement politique, un mouvement littéraire et lyrique, tantôt comme un style, comme synonyme d’une hypothétique « âme noire », comme une catégorie sociale et philosophique dominée par la problématique de l’identité. Pour en savoir plus, lire l’intéressant et détaillé article de Aïssata Soumana KINDO du titre : Senghor : de la négritude à la francophonie.
Ce texte on peut le consulter sur http://www.refer-sn/héthiopiques (2002).
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