Qu’on le veuille ou non, la Chine et l’Inde seront dans les prochaines années (si ce n’est déjà le cas) les acteurs majeurs de l’équilibre mondial. L’enjeu est donc de taille en ce qui concerne la politique de ces deux nations. Alors que la Chine me paraît être le fruit d’un curieux mariage entre le capitalisme le plus prédateur et le communisme le plus bureaucratique, je vois plutôt l’Inde comme un enfant tiraillé entre d’un côté, un libéralisme attrayant mais destructeur et de l’autre, un traditionalisme rassurant mais archaïque. Entre ces deux parents, on assiste à un combat de tous les jours où les paillettes libérales gagnent sans cesse du terrain. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, un troisième parent couvait le petit bonhomme : il s’appelait socialisme (ça fait beaucoup de mots en "isme" dans ce paragraphe…).
Du début des années 1950 aux années 1980, la gestion économique socialiste instaurée par Nehru avait permis l’autosuffisance alimentaire, avec la révolution verte, et le développement d’une industrie prospère. Hélas, dans les années 1980, les difficultés économiques, la lourdeur bureaucratique, source de corruption, les déficits publics et finalement l’effondrement du bloc soviétique eurent raison de ce modèle, comme dans tant d’autres pays. La fameuse "fin de l’Histoire", qui vit se succéder les vagues de privatisations et d’ouvertures au marché.
Aujourd’hui, l’Inde, en gros, c’est 200 millions de personnes de classe moyenne vivant dans les villes, raffolant de portables, de nouvelles technologies et s’habillant à l’occidentale, et 800 millions d’êtres humains survivant dans la misère (836 millions d’indiens vivent avec moins de 20 roupies par jour - 30 centimes d’euros), dans les campagnes ou entassés dans les bidonvilles. Sans un Etat protecteur, comment cette désastreuse situation n’explose-t-elle pas ? Pour deux grandes raisons, il me semble : D’une part, grâce aux structures familiales qui jouent le rôle de matelas social et où la solidarité permet de faire face aux malheurs de la vie. D’autre part, à cause de la religion, qui fait penser à beaucoup que s’ils sont aussi pauvres, c’est parce que leur dieu en a décidé ainsi. Certains appellent cela de la foi ; moi, j’appelle ça du fatalisme…
Mais que fait le gouvernement ? Pour sa défense, la tâche est abyssale. A sa charge, il semble avoir perdu l’innocence de son enfance. Le Parti du Congrès, jadis dirigé par Mahatma Gandhi et Jawaharlal Nehru, a troqué ses idéaux contre une confiance aveugle dans le Marché et un cynisme glacial, caractérisé par des affaires de corruption et des problèmes sociaux méprisés. Les élections législatives de mai dernier l’ont conforté au pouvoir, reconduisant Manmohan Singh, l’architecte des réformes libérales, au poste de Premier ministre. Il se dit qu’en coulisses, ce serait Sonia Gandhi, veuve de Rajiv Gandhi, assassiné par des tamouls en 1991, lui-même fils d’Indira Gandhi, assassinée par des sikhs en 1984, elle-même fille de Jawaharlal Nehru, mort au pouvoir en 1964, qui mènerait les rênes du pouvoir. De par ses origines italiennes montrées du doigt et la trajectoire kennedienne de la dynastie Nehru-Gandhi (rien à voir avec le mahatma), on comprend qu’elle veuille rester dans l’ombre. Le principal opposant au Parti du Congrès est le Bharatiya Janata Party (BJP), un parti nationaliste hindou faisant du ressentiment à l’égard des musulmans son fonds de commerce. Quelques partis de gauche constituent le troisième front, qui s’est pris une claque aux dernières élections, et d’autres partis grappillent des voix en s’appuyant sur les basses castes.
N’y aurait-il aucune autre voie entre l’autoroute de la "modernisation" qui détruit les cultures, provoque des désastres écologiques et humains (Bhopal), endette les paysans (Monsanto) et privatise l’eau (et bientôt l’air ?) et le vieux chemin de cendres qui marie les enfants, assassine les petites filles et violente les mariées pour des histoires de dot radotes, brûle les veuves, viole, mutile et traîne dans la boue les intouchables ? Le mouvement altermondialiste, bien implanté en Inde, ose croire à un juste milieu entre respect des traditions et progrès sociaux. Parmi ces illuminés, ma nouvelle égérie, Arundhati Roy, armée de sa plume, s’attaque aux moulins à vent de la mondialisation et cloue le bec aux moulins à parole de la politique. Maniant l’humour, la poésie et l’engagement avec talent, elle met sa prose tant au service du droit des femmes que du respect de l’environnement et n’hésite pas à remettre au goût du jour les principes de non-violence face aux multinationales quand l’encre ne suffit plus.
C’est bien beau de dénoncer la mondialisation néolibérale, mais que proposent-ils à la place ? - ne manquerait pas de demander un de ces rabat-joie dénués d’imagination qui forment hélas la majorité des électeurs. La plupart des revendications des altermondialistes ne vont pas plus loin qu’une volonté de conserver un espace public et de respecter la parole des peuples. Si je peux comprendre que l’Etat soit perçu comme un oppresseur dépassé avec un casier judiciaire bien rempli, en revanche, je ne peux concevoir une société où l’éducation, la santé, la culture et les biens communs soient soumis aux lois du Marché. La fable libérale, selon laquelle l’enrichissement des uns devait profiter à l’ensemble de la population, par un système de vases communicants, voit aujourd’hui sa morale mise à mal par un nombre de riches toujours plus riches et de pauvres toujours plus pauvres. L’Inde en est l’exemple flagrant. Même en supposant que la classe moyenne s’élargisse dans les prochaines années, cela se ferait au prix de sacrifices environnementaux, culturels et humains si plus d’attention n’était pas donnée aux laissés-pour-compte de la croissance. Mais la politique a-t-elle encore un poids dans ce monde dirigé par les grandes firmes ? En tentant de mobiliser l’opinion publique lorsqu’un projet menace l’équilibre d’une région, les altermondialistes comprennent bien que la manière la plus efficace de faire céder les décideurs consiste à s’attaquer à l’image des compagnies. Les multinationales ont cela de préférable aux dictatures classiques qu’elles sont soumises au jugement des consommateurs et donc des citoyens. Comme le dit si bien Arundhati Roy, "contrairement à la lutte pour l’indépendance, nous n’avons pas le luxe de combattre des colonisateurs. C’est nous que nous devons combattre". Ecrire pour réveiller les consciences peut paraître vain dans un pays où la moitié des gens sont illettrés, mais y a-t-il autre chose à faire ?
Plutôt que de vouloir imiter Don Quichotte, ne faudrait-il pas rentrer dans le moulin à vent pour essayer de le faire tourner dans le bon sens ? (si vous n’en pouvez plus de mes métaphores alambiquées, plaignez-vous auprès de Cervantès) Mais avant de révéler mes plans de conquête du monde, je ferais mieux de dévorer les bouquins d’Arundhati : On y trouve plus de trésors que dans une banque suisse.

- Arundhati Roy, la déesse des petits riens
Allez, un dernier petit aphorisme pour la route : Ce n’est pas parce qu’une tradition est millénaire qu’elle est juste et ce n’est pas parce qu’un homme est millionnaire qu’il est mauvais, mais lorsque des traditions millénaires rencontrent des hommes millionnaires, c’est juste mauvais pour l’Inde…