La Restauration de Sadate tue encore en Egypte
Une vieille blague égyptienne raconte, à propos de Sadate, qui succéda à Nasser à la tête de l’Egypte en 1970 :
Peu après son arrivée au pouvoir, Sadate décide de se rendre de son domicile au palais présidentiel à bord de la voiture officielle. La voiture démarre, mais quelques rues plus loin, un embouteillage bloque la circulation. Il faut donc changer de parcours. Le chauffeur demande à Sadate : « Quelle direction dois-je prendre, Monsieur le Président ? ». Sadate réfléchit un moment et lui répond : - Que faisait Nasser, quand c’était bouché comme ça ? - Il tournait à gauche. - Alors mettez le clignotant à gauche et tournez à droite.
L’attentat qui a eu lieu au Caire hier devrait nous amener à corriger notre approche de Sadate, généralement considéré en Occident comme un martyr de la liberté, tombé sous les balles des islamistes pour avoir eu le courage de signer un accord de paix avec Israël.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette vision est lacunaire.

Nasser : socialisme et nationalisme arabe
Nasser était parvenu au pouvoir deux ans après la révolution de 1952. Il avait parachevé l’indépendance de son pays en nationalisant le canal de Suez en 1956, jusqu’alors détenu par une compagnie franco-britannique (dont GDF-Suez est le lointain descendant), ce qui lui avait valu une attaque tripartite France-Grande-Bretagne-Israël en 1956. Il avait également mené une politique de développement planifié, de réforme agraire, dans un pays jusque-là dominé par les grands propriétaires fonciers.
Devant le refus des Etats-Unis de l’aider à financer la construction du Haut-Barrage d’Assouan, il se tourne vers l’URSS grâce à laquelle il achève son projet en 1970. A l’extérieur, il mène une politique de soutien aux régimes arabes progressistes, notamment en Algérie et au Yémen.
En matière de politique intérieure, le régime réprime l’opposition, et particulièrement les Frères musulmans.
La Restauration au bord du Nil : libéralisme sauvage et soutien aux islamistes sous Sadate
Sadate, quand il prend le pouvoir en 1970, met le clignotant à gauche. Il lance avec la Syrie la guerre du Kippour en 1973, et obtient une demi-victoire sur Israël, qui lui permet de rendre un peu de fierté aux Egyptiens après l’humiliation de la guerre des Six-Jours (1967). Il autorise un certain pluralisme politique.
Mais surtout, il tourne à droite. Rompant avec l’URSS, il se rapproche des Etats-Unis et se lance dans une politique de libéralisme sauvage, pudiquement appelée infitâh (« ouverture »), « un capitalisme spéculatif appuyé sur la corruption » , comme le qualifie Henry Laurens. Les biens nationalisés sont privatisés et accaparés par une minorité issue de la caste politico-militaire. La concurrence et les capitaux étrangers deviennent les obsessions du régime. Les écarts sociaux s’accroissent de façon considérable - Naguib Mahfouz en donne une illustration criante dans Le Jour de l’assassinat du leader - et les Egyptiens sont obligés de quitter l’Egypte par millions pour aller gagner leur vie dans les pétromonarchies.
Pour sortir de l’ombre de son prédécesseur, Sadate rompt avec les deux piliers du régime : le socialisme et le nationalisme arabe. Il parade donc dans les cérémonies officielles avec un bâton en forme de sceptre de pharaon. Et surtout, il islamise le champ politique. Alors que Nasser avait été un laïque résolu, Sadate :
- combat le « marxisme athée »,
- encourage les Frères musulmans et les mouvements islamistes, espérant ainsi contrer les idées socialisantes.
- Sur ses nombreux portraits, il arbore au front la zebiba, cette callosité qui est le signe du musulman pieux.
- En 1980, il modifie la constitution et fait de la charia la source principale de législation.
Le syndrome de Frankenstein
Mais on ne joue pas avec le feu sans finir par se brûler. La créature échappe au contrôle du savant fou. Prospérant sur le fumier de l’injustice sociale provoquée par l’infitâh, les mouvements islamistes croissent et se radicalisent.
Sadate le paiera de sa vie après sa paix séparée avec Israël (1979). Qui a vécu par l’épée périra par l’épée. Soit. Mais des milliers de personnes, de par le monde, tomberont victimes de sa sinistre engeance : Ayman al-Zawâhirî, numéro deux d’al-Qaïda, a fait le choix du terrorisme sous Sadate.
Les morts de dimanche soir ne sont que quelques noms de plus sur la longue liste des victimes collatérales des rêves de grandeur d’un roitelet qui haïssait le socialisme et la laïcité, et qu’on persiste à considérer en Occident comme un héros.
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