La Turquie de Mustafa Kemal Atatürk, moderne et laïque, a 100 ans !
« Je ne mourrai pas en laissant l'exemple pernicieux d'un pouvoir personnel. J'aurai fondé auparavant une République libre, aussi éloignée du bolchevisme que du fascisme. » (Atatürk, 1930).
Les dates sont toujours un peu artificielles, elles ponctuent des phénomènes plus lents, plus diffus. Par exemple, la date d'un mariage est très ponctuelle, mais l'amour a pris son temps, parfois plusieurs années avant de s'officialiser précisément dans le temps. S'il fallait donc donner une date de naissance à la Turquie moderne et laïque, celle de Mustafa Kemal Atatürk, assurément, ce serait le 29 octobre 1923, il y a juste cent ans, date de la proclamation de la République.
Cette proclamation a été la suite d'un long processus qui a été l'une des conséquences de la Première Guerre mondiale. Le Traité de Versailles, puis les nombreux traités qui l'ont suivi dans les années 1920 ont formalisé la fin des grands empires : la fin de l'Empire allemand devenu République de Weimar, la fin de l'Empire austro-hongrois, sans doute le plus spectaculaire dans l'Europe centrale naissante, l'Empire russe qui s'est désintégré tout seul avec la Révolution russe, enfin l'Empire ottoman.
L'Empire ottoman est né le 27 juillet 1299 en Anatolie et était dirigé par un sultan. Conquérant, cet empire : la date fondatrice fut la chute de Constantinople en 1453 qui mit fin à l'Empire byzantin (l'Empire romain d'Orient). Les Ottomans ont occupé jusqu'aux Balkans (en Bosnie) et même l'Espagne, dans un empire transcontinental. Les armées ottomans sont arrivées jusqu'aux portes de Vienne, la capitale autrichienne (d'où cette spécialité viennoise, le croissant !).
Le Traité de Sèvres, signé le 10 août 1920 (au Musée national de la céramique à Sèvres) par la Triple Entente (les vainqueurs de la Première Guerre mondiale) et l'Empire ottoman a réduit drastiquement le territoire ottoman : perte des provinces arabes et africaines, perte considérable dans les Balkans (au profit de la Grèce). Cette paix avait un intérêt : elle confirmait la place du sultan Mehmed VI. Même l'Anatolie était amputée, en particulier par la Grèce à l'ouest, par l'Arménie et le Kurdistan (qui ne vit jamais le jour) à l'est.
Cette renonciation territoriale a eu une conséquence : le soulèvement de nationalistes turcs qui ont refusé ces concessions territoriales, en particulier en Anatolie. Deux gouvernements coexistaient alors en Turquie : celui du sultan à Istanbul, signataire du Traité de Sèvres, et celui d'Ankara, dirigé par Mustafa Kemal Atatürk, depuis le 3 mai 1920. Ce dernier fut également depuis le 24 avril 1920 le Président de la Grande Assemblée nationale de Turquie (la seule chambre du parlement turc). Atatürk considérait comme une trahison la signature du sultan Mehmed VI. Ce dernier a été vidé de ses pouvoirs jusqu'à être renversé le 1er novembre 1922, date considérée comme celle de la fin de l'Empire ottoman. Atatürk a également fait abolir le califat ottoman le 3 mars 1924, une abolition votée par la Grande Assemblée nationale.
Le Traité de Sèvres, qui n'a jamais été ratifié (un traité, il faut d'abord le signer, puis le ratifier selon les procédures des signataires ; sans ratification, le traité n'est pas applicable), a été remplacé par le Traité de Lausanne signé le 24 juillet 1923 (et dans une moindre mesure aussi par le Traité de Kars signé le 13 octobre 1921) nettement plus favorable à la Turquie et à la Russie au détriment de la Grèce et surtout, de l'Arménie et du Kurdistan qui ne furent finalement pas créés.
La proclamation de la République de Turquie a eu lieu le 29 octobre 1923. Mustafa Kemal Atatürk a été alors élu Président de la République le 29 octobre 1923 par la Grande Assemblée nationale et fut constamment réélu (le 1er novembre 1927, le 4 mai 1931 et le 1er mars 1935) jusqu'à sa mort de maladie à l'âge de 57 ans, le 10 novembre 1938.
Avec un parti unique, qui avait le monopole des candidatures parlementaires, choisies par Atatürk dont la légitimité émanait de ces mêmes parlementaires (le chat qui se mord la queue), la supposée démocratie était très vague et presque une imposture, même si le multipartisme s'est imposé en 1945. La notion de démocratie avait une valeur prospective : « Il faut que je gouverne ce pays pendant dix ou quinze ans encore. Après cela, nous verrons s'il est capable de se diriger lui-même… » (1932) !
Les réformes de Kemal ne furent pas seulement institutionnelles (passage de la monarchie à la république), mais vraiment sociétales. Son modèle politique, c'était la France, celle de la Révolution de 1789, comme il l'expliquait dans un discours à l'Ambassade de France le 14 juillet 1922 : « Quoique la grande Révolution française, dont nous lisons les pages sanglantes avec admiration et enthousiasme, ait jailli du cœur de la nation française, ses résultats n’en furent pas moins d’une portée universelle. (…) On a vu d’un bon œil, en plein XXe siècle, qu’on affirme être le siècle du droit et de la justice, que le peuple de Turquie fût soumis à un régime d’oppression et de violence qui avait, à juste titre, soulevé la nation française cent trente ans auparavant. Le peuple de Turquie s’est soulevé pour défendre ses droits méconnus et foulés aux pieds. (…) J’espère que les fils de la France d’aujourd’hui, de cette France révolutionnaire et patriote qui a, par sa dévotion à la défense des droits de l’homme, inspiré à l’humanité pensante ses principes les plus supérieurs, confirmeront par les faits la juste cause de la Turquie. ». Il a été enterré avec un livre de Jean-Jacques Rousseau, "Du Contrat social", dans sa langue d'origine (le français) et annoté par lui-même.
Le 6 septembre 1938, pressentant venir la fin de son existence, il a écrit : « Mon héritage spirituel, c'est la science et la raison (…). Tout dans ce monde évolue rapidement. La conception du bonheur et du malheur se modifie, au fil du temps, chez les peuples et les individus. Affirmer, dans ce contexte, que l'on a su inventer des recettes éternellement valables équivaudrait à renier l'incessante évolution des idées et de la science. (…) Nul n'ignore ce que j'ai essayé de faire, ce que je me suis efforcé de réussir pour le bien de la nation turque. Ceux qui, après moi, voudront avancer dans mon sillage, sans jamais s'éloigner de la raison et de la science, deviendront mes héritiers spirituels. ».
Ainsi, il a véritablement, même si j'apprécie peu le mot, "occidentalisé" la Turquie. On dirait plus utilement "modernisé". La première des choses, c'était de séparer l'État de la religion, l'islam, et à ce titre, il a pris exemple sur la loi française du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l'État (sans être pour autant anticlérical). La France et la Turquie sont d'ailleurs les deux seuls pays véritablement laïques dans le monde qui vit plutôt en mode communautaire (en particulier chez les Anglo-saxons).
Atatürk n'a pas interdit le port du voile (comme il l'aurait souhaité car la mesure aurait été très impopulaire) mais l'interdiction devait s'appliquer dans les services publics et à l'université. Beaucoup de mesures en faveur du droit des femmes ont été prises (dont le droit de vote dès 1930 ; en France : 1945 !). La polygamie a été également interdite.
Autres mesures de laïcité : le calendrier grégorien a remplacé le calendrier hégirien (en 1926) ; l'alphabet latin a remplacé l'alphabet arabe (en 1928), Atatürk lui-même a enseigné l'alphabet latin aux gens qui ne le connaissaient encore pas ; le dimanche a remplacé le vendredi comme jour de repos (en 1935) ; l'école est devenue obligatoire, mixte et laïque, sur le modèle de Jules Ferry (la scolarisation des jeunes filles est devenue une priorité nationale), etc.
Tout était voué à s'occidentaliser, la culture occidentale préférée à l'orientale par une promotion des opéras, ballets, etc. Parallèlement, Atatürk était un nationaliste turc et a tout fait pour renforcer l'identité des Turcs dans le monde. Il a aussi promu l'indépendance des pays du Tiers-Monde (notion future) vis-à-vis des grandes puissances du moment.
C'est après sa mort et par l'action de ses successeurs qu'Atatürk a eu un véritable culte de personnalité, comme le fondateur du pays. Dans les années 1950, il fut le modèle idéal de nombreuses nations musulmanes, l'Égypte de Nasser, l'Afghanistan du dernier roi Mohammed Zaher Chah, l'Iran du chah Reza Pahlavi, la Tunisie de Bourguiga, même des indépendantistes algériens, etc. Pour eux, le kémalisme était un modèle de gouvernement, celui d'un nationalisme musulman qui ne se base pas sur l'islam mais sur la nation et l'État.
Le kémalisme était tellement à la mode que dans les années 1930, un groupe de brillants et jeunes députés radicaux très progressistes (dont Pierre Mendès France) a été appelé les "Jeunes Turcs" du parti radical en référence à la modernisation de la Turquie à cette époque.
Concrètement, Atatürk bénéficiait d'une armée puissante qui était au service de la démocratie. C'était paradoxal. Ainsi, la Turquie moderne a été régulièrement ponctuée de putschs militaires dans le but d'interrompre des processus de réislamisation du pays. Cela a été le problème de l'Algérie dans les années 1990 qui a préféré interrompre son processus de démocratisation à laisser arriver au pouvoir des islamistes. Même phénomène en Égypte après la victoire des Frères musulmans à l'élection présidentielle, puis le renversement du Président islamiste au profit d'un général de l'armée (Al-Sissi). Au contraire, la révolution iranienne a apporté une théocratie islamique en réplique à la modernisation réalisée au pas de charge par le chah d'Iran.
Comment évolue la Turquie moderne de nos jours ? C'est difficile d'avoir une idée très exacte et claire de cette évolution. Depuis vingt ans, l'AKP (parti de la justice et du développement) est au pouvoir à Ankara. Ce parti est un parti islamique et conservateur, mais qui reste démocratique. Incarné par Recep Tayyip Erdogan, Premier Ministre de Turquie du 14 mars 2003 au 28 août 2014 et Président de la République de Turquie depuis le 28 août 2014, l'AKP voulait d'abord se faire considérer comme un parti "démocrate musulman" au sens de la démocratie chrétienne en Europe. Tout était alors fait pour aller vers une adhésion à l'Union Européenne en adoptant un État de droit et en se rapprochant des standards européens.
Mais en fait, c'est moins clair depuis quelque temps. En 2008, une bataille constitutionnelle a eu lieu pour supprimer l'interdiction du voile à l'université (l'amendement constitutionnel du 9 février 2008 a été annulé le 5 juin 2008). Depuis une dizaine d'années, et surtout depuis l'été 2016, l'État turc est devenu un État de plus en plus autoritaire et de plus en plus islamisé (il y a quelques jours encore, Erdogan n'a pas hésité à déclarer que le Hamas était un mouvement de résistance), même s'il demeure encore un allié des États-Unis (et membre de l'OTAN).
Bien que contesté par beaucoup de ses compatriotes, Erdogan a été réélu le 28 mai 2023 de manière démocratique et a ainsi renforcé son autorité sur le pays. Comme on le voit, la longévité de son pouvoir a dépassé depuis longtemps celle de Mustafa Kemal Atatürk. Ce dernier reste toutefois une figure historique légendaire qui a fait vibrer non seulement la nation turque mais bien d'autres nations musulmanes qui ne souhaitent toujours pas sombrer dans la charia.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (28 octobre 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La Turquie de Mustafa Kemal Atatürk, moderne et laïque, a 100 ans !
La triple victoire de Recep Tayyip Erdogan.
Méditerranée orientale : la France au secours de la Grèce face à la Turquie.
Putsch raté en Turquie : Erdogan conforté.
Le génocide arménien et la Turquie.
Le monde musulman en pleine transition.
Islamisation de la Turquie : ne pas se voiler la face !
Crise des réfugués.
Daech.
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