Mon article précédant (29 mai) concernait justement la Grèce : « Spéculations à la grecque ». Jettez donc un coup d’œil.
Ci joint un long rapport, qui reprend dés éléments fournis par le conseil de sécurité turc, mais aussi des « éléments » fournis par Bakou, Moscou, Tbilissi et Tashkend. La presse turque à l’époque en avait fait largement l’écho.
AZERBAIDJAN
L’accident de voiture, en novembre 1996, dans lequel le baba (parrain turc) Abdullah Catli, membre des Loups Gris, recherché par Interpol pour trafic de drogues, a trouvé la mort en compagnie d’un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur a eu des répercussions à Bakou, la capitale azerbaïdjanaise. En effet, Catli, mais aussi le secrétaire d’Etat à l’intérieur Sedat Bucak, qui se trouvait, lui aussi, dans cette voiture et a été le seul rescapé de l ‘accident, étaient liés à l’extrême droite turque, au trafic de drogues et au financement des milices au Kurdistan. Ils avaient, à plusieurs reprises entre 1995 et 1996, rendu visite aux plus hautes autorités azeris. Un rapport du MIT (contre-espionnage militaire turc) indiquait par ailleurs que Catli, agissant en tant qu’agent du MITEM (contre-espionnage civil) et de la police turcs avait, depuis Bakou, mis en place une filière d’héroïne à destination de l’Allemagne, de la Belgique et des Pays-Bas, et installé des laboratoires dans l’enclave du Nakhitchévan.
Depuis 1995, les clans qui se disputaient le pouvoir en Azerbaïdjan, profitant de la tourmente levée par les enjeux pétroliers et du bras de fer qui opposent toujours Moscou et Ankara, ont diversifié leurs activités en y incluant le trafic de drogues. Bakou continue d’être un centre important pour l’industrie des drogues de synthèse, tandis que les filières de l’héroïne sont en pleine mutation. Dans un tel contexte les autorités se contentent de réprimer les cultures locales de cannabis dont 388 tonnes ont été saisies durant les dix premiers mois de 1999.
Les clans à la tête de l’Etat
Le “coup d’Etat” d’avril 1995 qui avait permis l’élimination du ministre de l’Intérieur Rovchnan Djavadov (et de son clan qui contrôlait les troupes spéciales de l’Intérieur - OPON - et la mafia du port de Soumgaït), a consacré la prise en main totale du pouvoir en Azerbaïdjan par le clan du Nakhitchevan dont l’homme fort est le président Gueïdar Aliev. Jusqu’en 1995, la mafia de Soumgaït contrôlait une part importante du trafic de l’opium afghan, qu’elle faisait transiter par le Kirghizstan du sud, fief du seigneur de la guerre Bekmanat Osmonov. Ce dernier trafique opium et armes dans la région. Il fournit du matériel militaire, notamment aux opposants tadjik, en échange de l’opium afghan qu’il livre en Azerbaïdjan. L’opium était ensuite transformé en héroïne à Soumgaït avant d’être livrée en Turquie par les Loups Gris azéris (dirigés par Alexandre Guamidov), copie conforme du groupe d’extrême droite turc du même nom.
Les changements dans les rapports de forces entre des clans qui, traditionnellement, sont les prédateurs des infrastructures pétrolières et influencent les projets dans ce domaine, modifient également les filières caucasiennes des drogues, car toutes les factions sont, à des degrés divers, impliquées dans le trafic. Désormais, l’homme fort à Bakou n’est autre que Nadig Aliev, businessman lié aux pétroliers anglo-américains et fils du président. Les Loups Gris ont tiré les conclusions de la victoire du clan Aliev à Bakou et travaillent désormais avec la mafia du Nakhitchevan. Ainsi, l’héroïne est en passe de changer radicalement les alliances politiques des mafias caucasiennes, aussi bien en Arménie, en Géorgie qu’en Azerbaïdjan. Pour leur part, les Etats de la région utilisent la drogue comme une arme diplomatique. Pour les autorités russes, l’Azerbaïdjan était, après la Tchétchénie, le deuxième foyer d’activités criminelles transcaucasien. Il semble que le clan Aliev a longtemps été, aux yeux de la Russie, trop gourmand en ce qui concerne l’exploitation du pétrole caspien. L’aide massive que Moscou a apporté à l’Arménie lors du conflit du Haut-Karabah, était un message très clair envoyé aux autorités de Bakou.
Tant que la mafia du Nakhitchevan, qui touchait très peu à la drogue, détournait les ressources pétrolières de l’Azerbaïdjan ou pratiquait le racket douanier, cela ne préoccupait que le parlement azéri (selon son président Rasool Gouliev, plus de 135 millions de dollars avaient été extorqués en 1994 par les douanes de Bakou). Mais quand le clan du Nakhitchevan signe, en 1994, “l’accord Pétrolier de la Caspienne”, qui se propose de faire déboucher un futur oléoduc sur le golfe d’Alexandrette, en Turquie, via l’Arménie, (ce qui présuppose une normalisation avec l’Arménie et la fin du conflit du Haut-Karabakh) le Nakhitchevan, la Russie et le reste des clans azéris se liguent pour faire capoter le projet.
Dépassé :
(Ainsi, les propos tenus par Souret Gousseinov et par l’ancien ministre de la Défense Raguim Gaziev, évadés d’une prison de Bakou en septembre 1994 avec l’aide des services spéciaux russes, reflètent tout à fait cette position. Gousseinov et Guaziev, dont l’amitié pour les militaires russes n’a jamais été un secret, prétendent avoir pour objectif le renversement du régime d’Aliev, l’annulation de “l’accord pétrolier de la Caspienne” dans sa forme actuelle et le démantèlement de la mafia du Nakhitchevan. Une organisation politico-militaire pro-russe voit alors le jour, l’“Union des citoyens” à laquelle adhèrent Ayaz Moutalibov, l’ancien président renversé en 1992, et le colonel Aliakram Goumbatov, président de l’éphémère république auto-proclamée du Talysh-Mugan à la frontière iranienne, évadé de la prison de Bakou en même temps que Gaziev.)
Un autre clan, des plus importants, celui de Rochvan Djavadov, impliqué également dans le trafic de drogues mais en conflit avec la mafia du Nakhitchevan, semble faire cause commune avec eux. Il ne reste, comme allié du clan Aliev que les Loups Gris, qui le poussent à un rapprochement avec la Turquie, et les réfugiés du Haut-Karabakh, appelés eraz. )
Ces derniers, chassés de leurs terres par milliers, ayant perdu tout espoir de revenir un jour, vivent autour de Bakou dans des conditions extrêmement précaires sous des tentes et dans des wagons désaffectés. Objets de discrimination de la part de la population de Bakou, ils se sont très vite transformés, comme les eraz géorgiens réfugiés d’Abkhazie, en un terreau de la criminalité et un réservoir d’hommes de main manipulés par le pouvoir. En effet, le gouvernement leur laisse entendre que les terres tenues sur la frontière russe par les clans hostiles aux Aliev, actuellement habitées par des Lesghiens du Daghestan, considérés comme une menace pour l’Azerbaïdjan, pourraient leur être attribuées. Le clan du Nakhitchevan et le pouvoir d’Aliev, entre lesquels il est parfois difficile d’opérer une distinction, ont une dette à l’égard des Loups gris et des eraz. Ils ferment donc les yeux sur leurs activités illicites, en particulier sur le trafic de drogues, d’autant qu’il constitue un exutoire à l’extrême paupérisation qui pourrait se révéler une source supplémentaire de problèmes pour Aliev et ses alliés. Ainsi, en Azerbaïdjan, l’héroïne pour certains (la mafia de Nakhitchevan) est une source de profits. Pour d’autres, un moyen de se financer et d’asseoir leur pouvoir politique (Loups Gris). Pour les eraz enfin, une stratégie de survie. Moscou tire partie de cette situation.
Après avoir poussé le gouvernement arménien à adopter des positions plus radicales et signé dans la foulée un accord de coopération militaire qui garantit la présence des troupes russes en Arménie, la Russie s’“inquiète” désormais de l’insécurité que font régner les “racketteurs et trafiquants de drogues azéris” sur le sol géorgien, et des sabotages dont est l’objet le gazoduc russe qui approvisionne l’Arménie en gaz naturel. Les autorités arméniennes ont parfaitement saisi le message : elles ont déclaré à plusieurs reprises qu’elles prendraient des mesures politiques et n’hésiteraient pas à user de la violence contre ces trafiquants” et qu’elles “se donnaient le droit de les poursuivre en Géorgie et en Azerbaïdjan”. Comme par hasard , les incidents frontaliers arméno-azéris se sont tus à Gandja, dans la région d’Evlakh, fief de l’ennemi mortel d’Aliev, Souret Gousseinov. En revanche, les services secrets militaires russes (GRU) “prévoient” chaque année, qu’ils se multiplieront du côté du Nakhitchevan.
La plaque tournante du Nakhitchevan
L’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan est devenue, durant la seconde moitié des années 1990, une plaque tournante pour tous les trafics. Longtemps territoire de repli pour des clans en lutte pour le pouvoir en Azerbaïdjan, il est un des passages les plus fréquentés des filières de l’opium à destination des laboratoires turcs. Fief du clan des Aliev, refuge de Aboulfaz Elchibey, premier président élu de l’Azerbaïdjan, renversé après les défaites azéris dans le Haut-Karabakh, le Nakhitchevan vit sous influence turque. Les Loups Gris azéris, dont le cheval de bataille idéologique est le panturquisme, y sont par ailleurs très présents depuis que la mafia arménienne a quitté Soumgaït.
Quand cette ville était sous influence arménienne, l’opium venait sans intermédiaire du Tadjikistan, où la nomenclature arméno-russe de Douchanbé échangeait la drogue contre du bois de construction, des meubles et des produits de première nécessité. Transformée en héroïne à Soumgaït, elle prenait la “route caucasienne” et, traversant la Géorgie, était acheminée depuis le port de Soukhoumi vers la route des Balkans. Coupés des laboratoires de Soumgaït, les mafieux arméniens se sont repliés en Arménie ou dans le Haut-Karabakh, où ils rejoignent désormais les routes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), alimentées par l’Iran. Aujourd’hui, le Nakhitchevan reste une “terre non conflictuelle”, où cohabitent les filières des Loups Gris (pro-turques), celles du parti Dachnak arménien et du PKK (anti-turques), toutes jouissant de protections qui pérennisent le trafic. Cependant, ce statu quo est précaire. L’Iran, pour exprimer son mécontentement d’avoir été exclu de l’accord sur le pétrole caspien, se rapproche de manière de plus en plus patente de l’Arménie et de son “protecteur” russe (la construction d’un gazoduc entre l’Iran et l’Arménie a été annoncée). Les dirigeants du Nakhitchevan, menacés d’être pris en étau, restent cependant conscients des enjeux politiques de la drogue et agissent avec la plus grande prudence. C’est pourquoi les filières du PKK ne semblent pas particulièrement inquiètes.
Pour l’Azerbaïdjan et la Turquie, ne pas mettre le feu aux poudres au Nakhitchevan, sur le territoire duquel pourrait éventuellement passer le futur oléoduc, vaut bien que l’on ferme les yeux sur les trafics. De plus, comment faire la part entre laboratoires contrôlés par des amis ou par des adversaires de la Turquie ? Celle-ci se contente donc de jouer les gendarmes au Kurdistan irakien, en sachant bien que les routes de la drogue n’y passent que de manière marginale.
Depuis 1998, la route principale de l’héroïne (qui traverse précédemment l’Asie Centrale) prend un chemin beaucoup plus classique. Elle traverse, en toute impunité, l’Azerbaïdjan et la Géorgie et de là elle bifurque soit vers la Turquie, soit, via la Mer Noire, vers la Roumanie. Ce qui tend à indiquer que les conflits internes entre clans, aussi bien à Bakou qu’à Tbilissi, sont terminés et que la voie de l’héroïne est désormais normalisée.