Le malaise arabe
Rencontre de Bonn avec Mohamed Arkoun
- Vous avez souvent mentionné dans vos livres et discours ce que vous appelez les premières Lumières, ou bien l’humanisme arabe. Ne pensez-vous pas que c’est une vision romantique du passé, puisque le champ intellectuel arabo-islamique a ignoré selon Hassan Hanafi le concept de l’homme et de l’Histoire ?
-Oui, il faut que les lecteurs fassent un peu d’effort, parce que nous abordons des questions qui sont liées à la fois à la philosophie et à l’Histoire, mais je sais par mon expérience que le public actuel n’est guère préparé à recevoir des explications d’ordre philosophique, et pourtant ces explications sont absolument essentielles parce que la philosophie est la seule discipline qui s’occupe de la manière dont l’esprit humain fonctionne et,elle enseigne la façon d’observer l’esprit humain pour ne pas le laisser divaguer du côté de l’imaginaire, du côté de l’idéologie , du côté du débat politique, et par conséquent empêche de penser.
“Les Lumières”, c’est ainsi que les Européens appellent la révolution politique et intellectuelle qui s’est imposée au XVIIIe siècle en Europe, dans les grands pays européens comme la Grande-Bretagne, comme la France ou l’Allemagne, mais aussi la Hollande qu’il ne faut pas oublier, bien qu’elle soit d’une dimension petite par la démographie et aussi par la géographie. Les Hollandais ont accueilli Descartes chez eux au XVIIIe siècle, et c’est là aussi que Spinoza compose ses œuvres les plus importantes, et les deux philosophes ont introduit ou ouvert l’époque justement d’une nouvelle manière de penser, par exemple pour Spinoza penser le passé religieux. Spinoza est un Juif et il parle donc avec sa culture juive qui remonte plus loin et qui nous fait aller jusqu’au temps biblique de la Bible et de la croyance juive. C’est une longue histoire et dès que nous disons la Bible et les Juifs nous disons immédiatement le Coran, parce que le Coran parle énormément d’Israël, de l’ancien Israël, l’Israël biblique. Et aujourd’hui le Coran n’est plus lu dans la même perspective où le Coran a parlé justement des premiers pas du monothéisme et du développement du monothéisme chez les Juifs. Donc il y a là quelque chose d’extrêmement important pour lier les fils qui ont été rompus au cours de l’Histoire et des mémoires continues qui se sont développés de façon continue de la Bible jusqu’aux lumières européennes du XVIIIe siècle, puis jusqu’à nos jours. Il y a une continuité et il y a en même temps des discontinuités. Il faut donc reparler de tout cela, et c’est pour cela que je disais tout à l’heure que l’Histoire aussi est difficile à exposer aux lecteurs d’aujourd’hui, alors signaler seulement que le concept d’Israël (Banu Israël), tel qu’il est exposé avec insistance dans tout le discours coranique aujourd’hui, a disparu.
Les combats tragiques depuis la construction d’Israël ont complètement recouvert l’Israël de la Bible et du Coran. Et les musulmans sont totalement coupés de l’enseignement coranique sur la Bible et l’Israël corano-biblique, si on peut l’appeler ainsi. C’est une remarque majeure pour contrebalancer les assassinats quotidiens des deux côtés depuis maintenant plus de 50 ans. Les Lumières sont une métaphore : les lumières pour éclairer l’esprit. Dieu, comme dit le Coran où nous révélons sa parole, nous tire des ténèbres, de l’ignorance pour nous plonger et nous ouvrir les lumières de la connaissance du Dieu. C’est une métaphore très ancienne.
Donc les Lumières, qui accomplissent une révolution dans l’esprit, utilisent néanmoins une métaphore qui remonte jusqu’à la religion manichéenne, le prophète Mani en Iran, troisième siècle après Jésus Christ. Mais ces Lumières du XVIIIe siècle en Europe vont être instrumentalisées par la bourgeoisie capitaliste pour commencer son expansion et conquérir le monde au-delà des mers. Inaugurer le mouvement de colonisation du globe entier devint précisément le projet des Lumières parce que ce dernier a l’ambition d’embrasser pour l’émanciper la condition humaine, toute la condition humaine, c’est-à-dire l’homme, où qu’il soit sur la planète.
La déclaration des Droits de l’Homme et de la société est déclarée comme universelle. Elle va concerner tous les hommes, et que fait le capitalisme ? Et bien, il confisque une idée porteuse d’espérance exactement comme l’enseignement des religions porte l’espérance eschatologique de la résurrection, de la vie éternelle etc.... Les Lumières, elles aussi, utilisent le ressort qui fait marcher tous les hommes, le ressort de l’espérance, et non l’espoir ; l’espoir est plus limité, l’espérance est un élan durable, un ressort durable à travers le temps et qui se régénère lui-même en repensant toujours au moment inaugurateur de la promesse. Je parle à la fois pour les religions et pour les Lumières qui nous ont été présentées comme une coupure radicale.
Or, ces Lumières ne sont pas une coupure radicale. Elles utilisent des paradigmes déjà utilisés par les religions pendant des siècles, mais en ouvrant d’autres possibilités au travail de la raison, parce qu’en même temps qu’elles utilisent ses paradigmes, qui sont les ressorts permanents de la condition humaine, elles disent maintenant que la raison ne sera pas une raison servile, dans le sens de servir uniquement la parole de Dieu et obéir à ce que dit la parole de Dieu sans la soumettre à l’examen de la raison.
Il y aura désormais l’exigence pour la raison de conquérir le droit de parler de façon rationnelle et critique de la parole de Dieu elle-même, voilà la nouveauté. Donc continuité et rupture, classicisme et renouvellement et invention d’une autre manière d’utiliser la raison, et par conséquent de faire éclater de nouvelles lumières. Mais dès le départ, il va y avoir une instrumentalisation, une captation de tout le soubassement symbolique de la promesse des Lumières pour l’investir dans des conquêtes politiques et économiques et cela va durer jusqu’à nos jours.
-Ce qu’on appelait dans la littérature coloniale : mission civilisatrice.
-Oui, cela va durer jusqu’à nos jours : nous sommes encore enfermés dans cette contradiction, où l’on va utiliser tous les espoirs de la nouvelle raison des lumières mais, en même temps, on va fermer les promesses dès qu’on ira conquérir et exploiter des colonies pendant tout le XIXe siècle et jusqu’en 1945. Alors vous aurez fait un peu le rapprochement entre les Lumières en Europe et les lumières que nous avons connues dans la période classique de la pensée d’expression arabe ; parce que quand on dit la pensée arabe, on pense aux Arabes comme ethnie, alors qu’en réalité, seule la langue, instrument de communication, est arabe.
Dès le début de la civilisation arabe, il y a un cosmopolitisme, Bagdad était une ville cosmopolite. Pour le Moyen Âge, Bagdad était une ville très grande et surtout une ville dans laquelle pouvait se développer ce qu’on appelle aujourd’hui le multiculturalisme et les conditions justement d’une attitude d’illumination de l’esprit, de mise en route de la raison raisonnante et critique.
Il y a eu des lumières qui ont brillé, mais ces lumières dont le cours de l’Histoire n’a pas pu être le même que celui des Lumières qui brillent au XVIIIe siècle. Et parce qu’au XVIIIe siècle, on a vécu déjà le Moyen Âge qui avait apporté beaucoup dans le domaine de la pensée scientifique et philosophique et des sciences religieuses, mais on va dépasser, et surtout en Europe, les limites de la connaissance et de la réflexion du Moyen Âge.
Mais en même temps que l’Europe prend son essor pour marcher vers ses Lumières qui vont avoir une histoire rapide, parce que les premières Lumières, c’est le XVIIIe siècle et le début du XIXe, à partir du 1840-50, il y a une étape nouvelle à l’intérieur des Lumières avec Marx qui fait la critique de la raison idéaliste, de la métaphysique classique et qui introduit la raison dialectique ; et il y a aussi Nietzsche qui va faire une critique serrée et ravageuse de ce que les sociétés religieuses appellent les valeurs. Il va montrer que les vertus sont un produit de la société et qu’elles changent avec les changements qui interviennent dans la société. C’est une critique tout à fait nouvelle ; or jusqu’à nos jours, le président Bush parle de la défense de nos valeurs occidentales face au fondamentalisme islamique, comme si Nietzsche n’avait jamais existé, comme s’il n’avait jamais fait éclater de nouvelles lumières pour donner de nouveaux outils à la raison.
Il faudra ajouter aussi Freud qui introduit l’exploration de notre vie intérieure. Voilà donc d’autres horizons des Lumières, des deuxièmes Lumières. Maintenant, je me pose la question suivante : sommes-nous aujourd’hui en train de construire une troisième étape, qui est un troisième élargissement avec les corrections indispensables à ce que je disais sur la captation et la confiscation des Lumières par les bourgeois conquérants. Lorsqu’on voit ce qui se passe depuis la deuxième guerre du Golfe, la pensée occidentale qui a produit ses grands avancées des Lumières, celles mêmes qui ont éclairé la marche des sociétés vers la démocratie, nous constatons qu’il y a plus que jamais aujourd’hui une régression vers l’idéologie, une confiscation des Lumières par la volonté politique des puissants à contrôler la carte géopolitique du monde.
-Ce qu’on peut comparer avec l’instrumentalisation de la religion dans le monde arabe.
-Absolument, mais le monde arabe est en train d’instrumentaliser aquelque chose qui n’est même pas la religion mais plutôt un imaginaire de la religion. Je ne laisserai pas dire qu’il exploite la religion, parce que dans la religion, il y a effectivement des dimensions qui peuvent fonctionner chez l’être humain. L’être humain porte en lui un désir de vie spirituelle, un désir de contact avec des paroles qui viennent d’une voix qui a de l’autorité, et non d’une voix autoritaire, qui impose et qui commande. Aujourd’hui nous avons surtout la parole du pouvoir ; or le pourvoir est fait pour commander et contraindre, et là, il y a un grand fossé qui s’est creusé contre toute attente.
Cela a commencé après 1945 malgré les cris de libération, malgré les indépendances et malgré les tragédies de la Seconde Guerre mondiale ; c’est ce qu’on peut appeler les aventures et les vicissitudes de la raison qui, comme instance, doit surveiller justement à la fois les égarements de l’esprit mais aussi les grands élans de l’esprit, les grandes conquêtes car il y en a heureusement. Et là est la lutte : entre ces combats de l’esprit pour avancer davantage dans l’émancipation de la condition humaine et puis les obstacles sur cette route qui surgissent constamment et qui viennent toujours de la divagation idéologique au service de ce que j’appelle les volontés de puissance.
-Le discours fondamentaliste, comme tout discours utopique aspire à changer le monde, mais d’où vient la violence, ce que vous appelez la dérive idéologique, n’est-ce pas de cette tendance à vouloir changer le monde ?
-C’est une manière malheureusement courante de rapetisser le grand problème de la violence, parce que la violence est une dimension anthropologique de l’être humain, même, plus généralement,de l’être vivant. La violence existe dès l’origine des sociétés humaines et de l’être humain. Dès qu’on est en groupe, il y a ce que René Gérard appelle la rivalité mimétique. La violence est déterminante des conduites humaines, les partis politiques, c’est la violence orchestrée, voulue, créée.
Je me souviens d’un discours du président Mitterrand avant la campagne électorale :“Je veux un débat fracassant“, disait-il, pour mobiliser les imaginaires, pour cristalliser les oppositions. Et nous sommes dans les régimes démocratiques qui sont censés dépasser la violence et introduire la réflexion et la rationalité dans les rapports sociaux, en même temps, malgré ce rôle anthropologique, psychoneurologique, c’est le concept que l’on étudie le moins.
On a très peu essayé de montrer les liens avec d’autres forces que l’homme n’a jamais pu contrôler ; et ces deux forces qui fonctionnent dans chaque société de façon organique, c’est le sacré et la vérité ; la vérité avec le système religieux de croyance et de non-croyance, car la définition de la religion n’existe plus pour tout ce que je ne dois pas croire, et c’est la non-croyance qui va construire l’identité de la religion qui affirme et ordonne cette non-croyance. Et c’est une non-croyance qui va définir la nouvelle religion par rapport à l’ancienne. On voit comment la religion se construit dès le départ sur des phénomènes de violence, mais qui sont exprimés à l’aide de la vérité.
La vérité dont se sert chaque religion implique la violence et on va nous enseigner qu’il n’ y a qu’une seule vérité, il n’ y a qu’un seul Dieu. C’est un exemple de religion. Et voilà un exemple d’idéologie en pleine modernité : Lénine prend le pouvoir au nom du prolétariat, tous les autres doivent être soumis à la dictature du prolétariat qui détient la vérité, la certitude qui n’admet même pas de débat, et nous sommes, je le répète, en pleine modernité.
Donc même dans le régime moderne de la vérité, le ressort de la violence est inséparable de la notion de vérité. Voilà pourquoi on a besoin d’une nouvelle Lumière qui va nous dire : « Ne vous battez pas pour la vérité, il y en a plusieurs ». Et ceci désacralisera la vérité.
Le sacré, c’est la fonction de la religion qui va sacraliser tout ce qu’elle dit, pour que justement cela devienne quelque chose d’intouchable, même pour les fidèles de la religion. Dire par exemple que Jésus n’est pas crucifié, cela va devenir une valeur sacrée, parce qu’elle est dite par Dieu lui-même.
La modernité de sa part n’a pas désacralisé la vérité. La vérité, dans le régime moderne qui l’expose et la défend, se sacralise aussi par toutes sortes de cérémonies, célébrations, commémorations, monuments et lieux de sacralisation que l’État-Nation va introduire et que les citoyens vont intérioriser. Et, nous y sommes : le patriotisme, les guerres entre les nations, les frontières etc., ce que j’appelle la théorie du triangle anthropologique. Car ce que je viens d’expliquer sur ces trois forces, nous le trouvons dans les plus anciennes sociétés, mais nous le trouvons aussi dans les sociétés les plus sophistiquées.
-Nous assistons dans le monde arabe à une montée ravageuse du discours fondamentaliste. Que faire pour stopper cette idéologie qui refuse la démocratie et confisque les acquis de la modernité ? Opter pour la politique de George Bush ?
-Oui, je suis algérien et j‘ai vécu la guerre de libération et j‘ai vécu avec une douleur particulièrement intense la dernière guerre civile, dont je sais qu‘elle est le produit d’une libération confisquée par le parti-État. Il faut connaître là aussi la genèse historique des partis-États et il faut aussi aller plus loin pour chercher la permanence de l’autoritarisme dans tous les pays qui n‘ont jamais été touchés par la conquête des Lumières et de la démocratie. Il faut commencer d’abord à poser des questions sur le Coran et sur la façon dont nous le lisons, surtout depuis qu’il est lu par ces fondamentalistes qui ont vécu à l‘école des indépendances et des partis-États. La question que nous vivons depuis le 11 septembre 2001 est d‘une complexité extrême, mais en même temps parce que c‘est complexe, cela stimule l’esprit critique.
Or nous avons depuis 2001 des réactions essentiellement idéologiques, émotionnelles, le Mal et le Bien, Satan et le bon Dieu... même dans le discours américain. D‘ailleurs, c‘est le président américain qui emploie ce vocabulaire et s‘autorise, alors que nous avons vécu la libération de tant de pays colonisés, à conquérir un pays et à le forcer en quelque sorte à rentrer dans un régime politique dont il n‘a pas les moyens. C‘est une aberration.
Comment voulez-vous installer un régime démocratique dans un pays où les principes élémentaires qui conditionnent la vie démocratique n‘ont jamais été enseignés ? a fortiori dans un pays qui a vécu pendant trente ans sous la botte d‘un monstre ? Car il s‘agit bien là d‘un monstre... Voilà encore quelque chose qui est véritablement difficile à gérer ; comment dire aux États-Unis : n‘intervenez pas, quand on sait qu‘il s‘agit d‘un monstre ?
Il y a devoir d‘ingérence. Mitterrand a évoqué le devoir d‘ingérence : "Le devoir de non-ingérence s‘arrête là où commence le danger de non-assistance“. Je suis pour l‘ingérence quand il s‘agit des « États voyous », mais ces États voyous, qui les a enfantés ? Ils sont les rejetons de phénomènes internationaux relevant de la participation des grandes puissances et de la géopolitique, mais aussi de phénomènes internes, des fondements religieux et culturels de ses mêmes États.
Interviewé par Rachid Boutayeb.
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