Le peuple américain est-il sot ?
La question se pose à propos de l'utilisation - ou pas - du vote des électeurs d'origine hispanique. A chaque élection depuis une trentaine d'années, les observateurs de la vie politique américaine leur décernent le titre de 'groupe' déterminant. Ils déjouent pourtant les prévisions...
Rarement autant qu'à l'occasion d'une élection présidentielle n'apparaît aussi nettement la complexité démographique des Etats-Unis. Les candidats à la pêche aux voix se laissent séduire par des conseillers en communication. Ceux-ci les convainquent comme des industriels de conquérir des 'cœurs de cible', en l'occurrence tel ou tel groupe de population. La lecture raciale revient subrepticement à l'ordre du jour, qui a régulièrement amené les observateurs locaux à faire de fausses prédictions, elles-mêmes à la source de funestes décisions.
La guerre de Sécession, en partie déclenchée pour établir les droits des Noirs dans le Sud, a provoqué le ségrégationnisme après 1865... Puis une ou deux générations après, le départ de milliers de Noirs-Américains au Nord, dans des Etats où ils escomptaient que leurs droits seraient reconnus. Dans un autre registre, la peur du péril jaune, d'Asiatiques colonisant les Etats de la côte Pacifique (Californie en tête) a quant à elle beaucoup influencé les politiques de Roosevelt (guerre contre le Japon), Truman (guerre de Corée) ou encore Kennedy (guerre du Vietnam).
Dans le cas des Hispaniques, l'incompréhension se double d'une schizophrénie lunaire. La Constitution de 1787 représente la face éclairée, la Liberté et la Propriété des citoyens pour l'essentiel immigrés d'Europe. L'Amérique a cependant sa face cachée, un expansionnisme moins assumé. Faut-il rappeler les signes de la maladie ? L'occupation du Texas (1830), la guerre du Mexique et l'annexion conséquente (1848 / voir carte), l'incorporation de la Californie, enfin (1850). En 1898, Porto Rico et Cuba rentrent dans la sphère d'influence américaine.
Dans les cartoons de Tex Avery, le paisano est une souris. L'animal court plus vite que son prédateur mais c'est un nuisible. L'Amérique wasp méprise l'Amérique latine. La volonté de puissance et la poursuite d'intérêts économiques priment : politique du Big Stick d'un côté, United Fruit de l'autre. Seuls Hemingway et les gangsters investissant à La Havane tombent sous le charme des tropiques latines.
La Révolution mexicaine éveille des soupçons. La crainte naît dans l'après deuxième guerre mondiale, lorsque la frontière méridionale des Etats-Unis devient poreuse. Il est trop tard : l'écart des salaires, la démographie mexicaine, la prohibition de nouvelles drogues, tout concourt à remettre en cause l'existant. Les Latinos sont en passe de devenir majoritaires dans plusieurs Etats méridionaux.
La cloisonnement du monde en populations n'a finalement mené à rien : aux Etats-Unis ou ailleurs. Du point de vue d'un Européen diplômé ou d'un Américain de Manhattan, la grille de lecture raciale n'est pas seulement inopérante. Elle suscite le dégoût. Elle existe pourtant dans les esprits de très nombreux électeurs. Il faut savoir dépasser ce paradoxe... Enseigner la complexité du monde.
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Raphael J. Sonenshein et Frédérick Douzet signent à ce titre une tribune décevante dans le Monde daté du 6 mars. Les candidats républicains seraient racistes et idiots. Ils pratiqueraient l'art de la divination comme il y a deux millénaires on auscultait les entrailles de bêtes offertes en sacrifice. Les Hispaniques envahissent les Etats-Unis au nez et à la barbe des orateurs républicains :
"" D'après le recensement de 2010, ils sont désormais plus de 50 millions (16 % de la population), soit la première minorité devant les Noirs (12 %) depuis 2000. Le terme "hispanique", selon la définition utilisée par le Bureau du recensement, est une catégorie ethnique au sens large. Il désigne les personnes qui choisissent de s'identifier comme d'origine hispanique ou latino en raison de leur héritage culturel, leur appartenance nationale, leur lieu de naissance ou celui de leurs parents ou de leurs ancêtres. Le groupe le plus important est originaire du Mexique (63 %), suivi de Porto Rico (9,2 %) et de Cuba (3,5 %).
[...] Les Blancs devraient devenir minoritaires d'ici à 2050. De plus, la montée en puissance de l'électorat hispanique (9 % de l'électorat) n'est pas près de s'arrêter. La croissance démographique des Etats-Unis entre 2000 et 2010 est due, à près de 92 %, à celle des minorités et à hauteur de 56 % à celle des Hispaniques.""
A juste titre, Sonenshein et Douzet montrent que les responsables républicains n'ont pas toujours cédé aux sirènes racistes. Après Reagan, George W. Bush a ainsi parié sur le vote de cette communauté qui n'en est pas une. Seulement voilà, ces préjugés sont partagés par un grand nombre d'Américains, comme ceux de Whittington. Ils ne se dérangent pas pour en faire état. Je l'observais déjà il y a quelques mois à propos de la puissance du Tea Party. Le peuple (américain) est-il sot ? ['Sachets de thé et infusions sans goût'].
Trop d'Américains prennent pour argent comptant ce que Fox News déverse quotidiennement sur leurs écrans de télévision ? Mais leur offre-t-on autre chose ? Ont-ils le temps, l'argent, l'énergie, la formation nécessaires pour s'extirper de la fange ? Les deux auteurs reprennent eux-mêmes paresseusement les clichés qu'ils prétendent fustiger : j'y reviendrai en conclusion.
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En l'ignorant Rafael Jacob, de l'Université Québec de Montréal, a sapé leur démonstration : 'Le vote latino et l'exagération de son importance'. Je synthétise ses trois arguments :
- L'immigration latino-américaine constitue un fait majeur de l'histoire américaine des dernières décennies. Mais seuls les citoyens accèdent aux urnes. Or les Latinos se désintéressent progressivement des scrutins nationaux. 'Au final ce ne sont pas les résidents ou même les citoyens qui déterminent l'issue d'une élection - mais bien les électeurs. Et la proportion d'électeurs latinos à l'échelle nationale lors des scrutins de 2004, 2006, 2008 et 2010 est demeurée constante... à 8%.'
- Les Latinos restent dans le sud et l'est des Etats-Unis. Leur influence demeure locale dans des Etats à très forte culture locale : la Californie tolérante et démocrate, le Texas borné et républicain (comme l'Utah et l'Arizona). La Floride ? Cubaine, bornée et républicaine. Aux yeux de Rafael Jacob, les nouveaux arrivés risquent peu d'infléchir la tendance !
- Les trois Etats susceptibles de bouger sont le Colorado, le Nevada et le Nouveau-Mexique. 'Ce trio fournira un grand total de 20 grands électeurs en 2012... sur un minimum de 270 nécessaires pour l'emporter.' La Pennsylvanie (vingt grands électeurs) équilibre à elle seule les Etats hispano-compatibles. Avec l'Ohio (dix-huit), il les renvoie au stade de périphérie minoritaire.
Au bout du compte, les candidats républicains répondent aux aspirations de leurs électeurs présumés, même s'ils leur mentent.
Les Latinos vont continuer à franchir la frontière pour fuir l'insécurité régnant dans le nord du Mexique, elle-même fruit des cartels de la drogue et des migrants : Mexicains inutiles. L'espagnol va continuer à se diffuser sans (peut-être ?) effacer l'anglais - Los Angeles l'illustre d'ores et déjà - et les Latinos plus féconds bousculeront les équilibres démographiques internes. Cela ne se fera pas sans heurts :
Avec des prisons débordantes mais qui fusionnent en un seul une myriade de peuples (Andins, Caribéens, Centre-Américains, Mexicains, etc.) ; avec un système éducatif paupérisé, dans l'incapacité de pousser les enfants-adolescents hors des clivages communautaires ; avec une armée US en passe de démobiliser des milliers d'hommes.
L'Etat renvoie les Américains démunis à leurs associations ? Pour les Latinos, l'Eglise catholique honnie et moquée par les wasps répond présente, comme autrefois aux côtés des Irlandais et des Italiens. Pour la middle-class anglo-saxonne frappée par le chômage et l'éclatement de la bulle immobilière, l'heure est au retour dans les Etats souffrant le moins de la crise : plutôt la vieille Amérique du nord-est. Comme Yul Brynner, et Steve McQueen, les deux derniers Mercenaires quittant le village des paysans mexicains opprimés.
Pour l'heure, le peuple latino préfère sans doute ne pas faire de vagues et laisser les Républicains surenchérir en propositions racistes ? Mais Washington doit réfléchir à de nouveaux équilibres géopolitiques internes sous peine de graves flambées de violence...
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