Le succès d’Ennahda marque-t-il l’émergence de la droite islamique ?
La victoire d'Ennahda à l'élection de l'assemblée constituante alimente la thèse d'un retour en force de l'islamisme. La réalité est plus nuancée. Il existe nombre de partis démocratiques qui s'inspirent de la morale islamique pour fonder leur politique. L'émergence depuis quelques années de partis conservateurs islamiques comme l'AKP en Turquie ou Ennahda en Tunisie nous amène à nous interroger sur l'avènement d'une droite islamique.
Les temps sont propices à l'instrumentalisation de la menace islamiste que ce soit avec la victoire d'Ennahda qui a remporté 91 sièges en engrangeant plus de 40% des voix ou en Libye avec le Conseil National de Transition (CNT) qui a déclaré que la charia serait la base du système légale. Ces faits d'actualité semblent arranger pas mal de monde dans les pays occidentaux notamment dans les milieux islamophobes qui prétendent que l'Islam n'est pas soluble dans la démocratie. Des courants comme la droite populaire dans l'UMP ou des partis d'extrême-droite comme le front national (FN) font ainsi leur beurre sur l'équation immigré=arabe=islam=islamisme=rétrograde.
Les faits sont en réalité bien plus complexes que cette équation raciste et simpliste.
Pour en finir avec les peurs et les fantasmes, il faut se battre contre l'ignorance qui prévaut sur l'Islam et son application en politique, que l'on désigne sous le nom d'islamisme. Par islam politique ou islamisme, sont englobés tous les courants qui s'inspirent de la charî'a, cela va du musulman soufi démocrate le plus libéral jusqu'au salafiste complètement intolérant. Cependant, le mot islamisme a pris une forte connotation péjorative en étant systématiquement associé au terrorisme fondamentaliste de groupes comme Al Quaïda. Nous préférerons utiliser dans l'article, le terme « Islam politique » plutôt qu'islamisme. Les partisans de l'islam politique se fondent sur la charî'a qui veut dire « ligne de conduite » en Arabe. Dans l'Islam comme dans toute religion se pose le problème de l'application des principes religieux qui varie en fonction de l'interprétation des textes sacrés. Pour les chrétiens catholiques romains, la ligne de conduite est définie par la doctrine sociale de l'Église constituée des différentes encycliques papales. En ce qui concerne l'Islam, la situation diverge car il n'y a pas de chef religieux unique susceptible d'unir tous les croyants sous son commandement. Raph Stély, professeur d'histoire des religions à l'université, rappelle que :
La charia n'est pas un code, comme par exemple le code Napoléon en France Ce n'est pas un livre. C'est l'ensemble des interprétations juridiques et éthiques, souvent divergentes, qu'au cours des siècles les théologiens ont données (et continuent de donner) des Ecritures sacrées islamiques : c-à-d le Coran et la Sunna.
La charî'a est une sorte de Droit islamique qui varie en fonction des courants d'interprétation. Il faut distinguer le Coran qui est la révélation religieuse par le prophète et les hadiths (« dit ») qui sont des propos rapportés du prophète hors de sa révélation ou des commentaires par des doctes. Ces hadiths forment la Sunna (« manière de vivre du prophète »). Sunna a donné le nom de Sunnite, branche de l'Islam à laquelle se rattachent la grande majorité des Musulmans. Au sein du sunnisme, il existe quatre écoles d'interprétation toutes fondées au 8e et 9e siècles après Jésus-Christ : l'école malékite, chafé'ite, hanbalite et hanéfite. Toutes n'accordent pas la même importance aux hadiths et ont des interprétations qui peuvent diverger. Une interprétation peut être rigoriste en considérant qu'il faut appliquer strictement les principes écrits ou à l'inverse, elle peut être plus souple en jugeant que les écrits constituent plutôt un paradigme que des principes intangibles et qu'il faut une application adaptée au contexte. De plus, les textes sont écrits en Arabe classique or la langue arabe a beaucoup évolué depuis d'où des divergences de traduction. Une interprétation littérale de la charia peut conduire à des pratiques non conformes aux Droits de l'Homme comme la lapidation des femme adultères ou l'amputation de la main des voleurs. La charia n'a pas toujours été interprétée de manière fondamentaliste, cette tendance est même récente comme l'explique Jean-Jacques Rouchi, prêtre et théologien sur atlantico :
Certains auteurs rappellent que dans l’histoire islamique, on a très rarement coupé la main aux voleurs. C’est une mesure dissuasive qui n’a été appliquée que quelques rares fois. Mais au temps du prophète et de ses premiers successeurs, ces mesures n’ont pas été instituées. Il a fallu attendre, en particulier, les wahhabites(en Arabie saoudite) qui ont pris le pouvoir après la Première guerre mondiale pour que ces dispositions -qui sont effectivement dans les textes mais qui n’étaient pas si appliquées- soient instituées. Ainsi, on voit des choses aberrantes où on coupe la main au voleur mais dans une opération chirurgicale au lieu d’utiliser un coup de sabre !
Tout comme le voile. Les femmes ont été très peu voilées ! Selon les auteurs, il semble bien que ce qui doit être voilés sont … les seins. Et non le visage. Les prostitués au temps du prophète avaient les seins nus. Une musulmane ne devait pas être une prostituée. Et elle devait donc couvrir ses « atours », selon le texte coranique. On assiste à un durcissement de la part des ultras. Cela pose la question de ce qu’est vraiment la loi islamique.
Il existe une myriade de courants très disparates et parfois contradictoires au sein de l'islam politique. Nous devons nous interroger sur la façon dont des mouvements comme Ennahda qui va prendre la tête du gouvernement en Tunisie interprètent la charî'a. Les médias français dépeignent souvent Ennahda comme un mouvement ultra-réactionnaire et libéral sur le plan économique qui a cependant comme avantage d'avoir renoncé à la violence. On peut regretter que les journalistes français accordent plus de crédit à Caroline Fourest qui stigmatise les Musulmans qu'à de vrais spécialistes sur l'Islam, à l'instar du journal Ouest-France. Nous analyserons le programme d'Ennahda puis nous chercherons à comprendre ce parti à travers son histoire et la personnalité de son fondateur, Rached Ghannouchi. Enfin, nous essaierons de comprendre la signification de la percée d'Ennahda et ses possibles conséquences.
Un programme modéré en apparence.
Un résumé en français du programme d'Ennahda est accessible ici. Voilà les fondements de la doctrine du parti exposés dans le programme :
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La Tunisie est un État libre et indépendant : Sa religion est l’islam, sa langue l’arabe, son régime la république et sa priorité la concrétisation des objectifs de la révolution.
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L’islam constitue un référentiel fondamental et modéré qui est en interaction, par le biais de l’effort d’interprétation et d’application (ijtihâd), avec toute expérience humaine dont l’utilité est avérée.
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L’arabe est perçue comme étant une langue et une culture qui est ouverte sur toutes les langues vivantes et notamment celles qui embrassent les sciences modernes.
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Le régime républicain, meilleur garant de la démocratie, de la répartition équitable des richesses, du droit à la dignité humaine, du respect des principes des droits de l’Homme et du droit de la femme à l’égalité, à l’éducation, au travail et à la participation à la vie publique.
C'est là qu'on voit qu'Ennahda est un parti de droite. Comparons les fondements du parti tunisien avec un extrait des principes fondamentaux de la CDU (Union Démocrate Chrétienne) au pouvoir en Allemagne accessibles sur son site web en Anglais pour les non germanophones :
Un parti populaire
1. The Christlich Demokratische Union Deutschlands (Union Démocrate Chrétienne d'Allemagne) est un parti populaire qui cherche à rassembler tous les citoyens du pays, quelque soit sa strate ou son groupe social auquel il appartient. Notre politique est fondée sur la vision chrétienne de l'Homme et sa responsabilité devant Dieu.
Pour nous, l'Homme est une création de Dieu et n'est pas l'ultime mesure de toute chose. Nous sommes conscients des faiblesses humaines et des limites à laquelle l'action politique fait face. De même, nous sommes convaincus que la vocation de l'Homme est de façonner le monde dans l'esprit d'une éthique responsable et qu'il a les capacités de le faire.
Des politiques basées sur la responsabilité chrétienne
2. Nous savons qu'aucun programme unique ne peut découler des croyances chrétiennes. Mais la vue chrétienne de l'Homme nous donne une base éthique pour des politiques responsables. Ce lien avec les croyances chrétiennes ne signifie pas cependant que nous prétendons que seules les politiques de l'Union Démocrate Chrétienne peuvent être formulées dans un esprit de responsabilité chrétienne. La CDU est ouverte à tous ceux qui prônent la dignité de l'Homme et la liberté de toute l'humanité et qui supportent les croyances de base dont découlent nos politiques. C'est la base pour une action commune des Chrétiens et des non Chrétiens au sein du parti. […]
Décisions politiques de base
4. Sur le socle de valeurs communément partagées, les membres de la CDU sont capables de faire face à leurs responsabilités et d'appliquer avec succès certaines décisions politiques de base […] en faveur d'une démocratie libre, de l'État de Droit, d'une économie sociale de marché [...] »
A la vue du programme d'Ennahda, on peut considérer ce parti comme « démocrate musulman » à l'instar des « démocrates chrétiens ». Samir Dilou, porte-parole du parti islamique tunisien a lui même fait la comparaison avec son homologue turc et la démocratie-chrétienne. Il existe déjà dans le monde des partis musulmans démocrates qui s'insèrent très bien dans le jeu de la démocratie comme la très célèbre AKP (parti de la justice et du développement) en Turquie et le parti nationaliste du Bangladesh (BNP) dirigée par une femme. Il est erroné de croire qu'Islam et démocratie sont incompatibles car les faits sont contraires à cette affirmation. La Turquie, le Bangladesh et l'Indonésie qui sont des pays à majorité musulmanes sont démocratiques. L'Indonésie est la troisième plus grande démocratie du monde après l'Inde et les Etats-Unis et c'est aussi le plus grand pays musulman du monde mais qui n'est pas de culture arabe. Les trois partis islamistes locaux ont recueilli le quart des voix environ aux dernières élections en 2009 et sont en perte de vitesse. Les électeurs indonésiens semblent plus intéressés par la lutte contre la corruption et la promotion de la justice sociale que le respect des bonnes moeurs et la lutte contre la pornographie. Pour en savoir plus sur la démocratie en Indonésie, lisez How is Indonesia's democracy is doing ? sur le site du east asia forum.
Interviewé par une journaliste, un électeur d'Ennahda résume en quelques mots ce qu'est le programme de ces partis islamiques :
"Ennahda va offrir ce que la révolution tunisienne a demandé : du travail, de la liberté, une démocratie et l'arrêt de la corruption. »
Nous pouvons même englober sous le terme de « droite islamique » ces partis au programme inspiré par la morale religieuse issue de la charia, à l'instar de la « droite chrétienne » qui se base sur la bible.
Comment définir la « droite islamique » ?
Il peut sembler curieux d'appliquer un concept de politique propre aux sociétés européennes à des pays de culture très différente. Cependant, il faut souligner que le phénomène de l'Islam politique est récent, il date du Xxe siècle et a émergé dans un contexte d'acculturation des pays à majorité musulmane notamment en raison de la colonisation puis du soutien des États-Unis aux islamistes pendant la guerre froide. Le modèle occidental reste une référence à laquelle il faut s'opposer ou non avec plus ou moins de vigueur pour les partisans de la droite islamique. Daniel Pipes dans son article « l'esprit occidental de l'Islam radical » et souligne que :
Les dirigeants islamistes connaissent en général bien l'occident : vu qu'ils y ont vécu, ont appris ses langues et étudié les cultures. Tourabi, du Soudan, a des diplômes supérieurs de l'université de Londres et de la Sorbonne ; il a aussi passé un été aux Etats-Unis, visitant le pays dans le cadre d'un programme gouvernemental financé par le contribuable américain, destiné aux étrangers de haut niveau. Abbasi Madani, un dirigeant du Front Islamique du Salut (FIS), a obtenu un doctorat en éducation de l'université de Londres. Son homologue tunisien, Rashid al-Ghannushi, a passé une année en France et depuis 1993 réside en Grande-Bretagne. Necmettin Erbakan le politicien [ex-premier ministre] de Turquie, a étudié en Allemagne. Mousa Mohamed Abu Marzook, le chef du comité politique du Hamas, a vécu aux Etats-Unis depuis 1980, a un doctorat en ingénierie de l'université de l'Etat de Louisiane et a été classé comme résident permanent aux Etats-Unis depuis 1990. Durant des années il fut capable d'échapper aux pouvoirs de police ; Abu Marzook fut récemment arrêté à l'aéroport de New York en venant enregistrer son fils dans une école américaine.
Les partisans de l'Islam politique s'insèrent clairement dans une construction idéologique qui a pour but de déterminer la société idéale à leurs yeux. L'application de concepts politiques classiques comme l'opposition gauche/droite est appropriée.
Selon wikipédia :
Le terme « droite » recouvre généralement l'ensemble des courants politiques ayant une doctrine, une tradition ou une idéologie plutôt conservatrice ou libérale, ou encore réactionnaire. La droite manifeste un certain attachement à l'ordre, considéré comme juste ou comme un moindre mal, et reprouve les changements brusques, notamment sur les questions de société (toute la droite en général), les questions éthiques et sur les questions économiques (droite conservatrice, par opposition à droite libérale).
Cette définition de la droite semble adaptée aux partis islamiques cités dans l'article. L'opposition entre droite et gauche, bien que simpliste, permet de décrire la scène politique dans les pays démocratiques à majorité musulmane.
En Tunisie, la gauche serait plutôt composée de partis libéraux et socio-démocrates comme le CPR, ettakatol (affilié à l'internationale socialiste), PDP, PDM ou afek. Les modernistes , afek et le PDP ont choisi l'opposition frontale à Ennahda. Au Bangladesh, la ligue awami socialiste et laïque est le principal parti avec le BNP. Tous ces partis islamiques sont très différents notamment en raison du contexte culturel propre à chaque pays. La comparaison par rapport aux standards politiques européens classiques est difficile car les niveaux de vie et d'éducation varient beaucoup selon les pays. Une démocratie stable nécessite une population éduquée consciente de ses droits qui possède une maitrise du processus démocratique. Dans beaucoup de pays à majorité musulmane, la démocratie est récente (1999 pour l'Indonésie) et le niveau de vie est nettement plus bas qu'en Occident (la moitié de la population du Bangladesh vit avec moins d'un dollar par jour selon les nations unies).
Cependant, on peut dénombrer plusieurs points communs entre ces partis :
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La charî'a comme référence pour les principes fondamentaux
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La défense de l'identité culturelle du pays ( arabo-musulmane pour Ennahda ou encore la nation pour le BNP)
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Un conservatisme sur les moeurs plus ou moins affirmés
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L'adhésion à la démocratie parlementaire
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Un libéralisme économique modéré et moralisé par l'application des principes islamiques au service de la justice sociale.
On note deux tendances majeures au sein de la droite islamique, un courant traditionaliste hérité des frères musulmans égyptiens et un libéral plus récent qui vient de l'AKP turque.
La droite islamique traditionaliste : la défense de l'identité islamique
Le courant traditionaliste issu des frères musulmans fondé par Hassan al-Bannâ (considéré comme un théologien intégriste radical par Ralph Stelhy) le 11 avril 1929. Ce mouvement religieux se donne pour but de faire renaître un islam populaire en réislamisant la société par la prédication face à une influence occidentale jugée étouffante. Les frères musulmans émergent dans une Égypte sous colonisation anglaise. Les fondateurs de la confrérie voulaient incarner une résistance culturelle et religieuse face aux colonisateurs qui imposent leur mode de fonctionnement aux pays colonisés. Les frères musulmans se donnaient deux objectifs :
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L'introduction de la Charî'a islamique comme base pour gérer les affaires publiques et sociétales
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Œuvrer à l'unification parmi les pays et les États islamiques, principalement parmi les États arabes, et les libérer de l'impérialisme étranger.
Hassan Banna avait une démarche légaliste et respectueuse de la liberté de culte qui continue de prévaloir au sein des frères musulmans. La confrérie accorde une grande importance à la liberté de culte et accepte la démocratie parlementaire. Dans leurs principes fondamentaux, figurent « la liberté de conscience », « la liberté d'expression » et la défense de la démocratie parlementaire auquel « chacun a le droit de participer ». Les frères condamnent l'usage de la violence politique et ont dénoncé l'attentat de la saint Sylvestre contre l'Église copte d'Alexandrie (lire, En Egypte, les Frères musulmans s'inquiètent du risque de déchirement intercommunautaire, le monde, 07/01/11). Historiquement, il n'en a pas toujours été ainsi notamment sous l'influence de Sayyid Qtb (considéré comme le père de l'islamise radical) dans les années 50-60. Les frères musulmans ont aussi joué un rôle trouble dans l'endiguement du communisme (avec la bénédiction des États-Unis) dans les années 70 et l'assassinat du président Sadate en 1981. Légaliste ou révolutionnaire, la confrérie prône une morale rigoureuse et a toujours eu un agenda très conservateur sur les questions de société. Aujourd'hui, les frères musulmans savent qu'ils peuvent compter sur leur influence pour peser dans un parlement démocratiquement élu et profiter des libertés d'expression, de religion et d'association pour mener leur projet d'islamisation. La violence des groupes radicaux effraie les frères musulmans qui aspirent à la stabilité dans un système dont ils savent qu'ils peuvent sortir gagnants. Le nouveau parti des frères musulmans, liberté et justice, souhaite rassurer en jouant l'ouverture et en nommant un vice-président copte. Les frères musulmans ont une très grande influence dans les pays musulmans et ont inspiré beaucoup d'idéologues dont Necmettin Erbakan, homme politique turque, et Rached Ghannouchi, fondateur d'Ennadha, qui a séjourné en Égypte dans les années 60.
L'influence des frères musulmans
Necmettin Erbakan est considéré comme l'Homme qui a fait entrer l'Islam politique en Turquie dans les années 60. Il écrit en 1969 un manifeste très important dans l'histoire de l'Islam politique, le Millî Görüş (vision nationale en Turque) qui explique le déclin du monde musulman par l'imitation des valeurs occidentales et prône le respect d'une foi musulmane rigoureuse. Premier ministre de 1996 à 1997, Erbakan a insufflé une nette orientation islamiste à la diplomatie turque par une opposition féroce à Israël en promouvant la « lutte contre le sionisme » et en privilégiant les relations avec les pays islamiques (Libye, Iran, Pakistan notamment) plutôt qu'avec l'Europe. Le 14 janvier 1996, il déclarait : « Je me moque de l'Europe, […]. Nous n'allons pas demander notre adhésion à l'Union Européenne. Ce n'est pas prévu dans notre programme. Qu'ils nous admettent ou qu'ils ne nous admettent pas, nous donnons la priorité au développement des relations avec les pays asiatiques et africains ». Erkaban a du démissionné sous la pression de l'armée qui l'accusait de promouvoir le fondamentalisme islamiste en Turquie.
Ghannouchi a été très influencé par la pensée d'Hassan al Banna et d'Erkaban qu'il qualifait de « grand frère » (à l'occasion de l'enterrement de ce dernier en février 2011) dans sa lutte face à ce qu'il appelait « l'occidentalisation » de la Tunisie voulue par Bourguiba. Il l'explique dans une interview pour le site oumma.com :
J’ai commencé à étudier et à lire Saïd Qutb [NDLR : Ghannouchi condamne aujourd'hui vigoureusement les thèses de Saïd Qutb], Mohamed Iqbal et Mawdudi. A partir de là, j’ai commencé à considérer que l’islam était une vue globale de la société et que « mon islam » était un faux islam. Il fallait accepter globalement l’islam ou le refuser. Je me considérais comme un non-musulman. Le 15 janvier 1966 a été pour moi la nuit la plus importante. J’ai décidé de changer ma vie, mes relations, de pratiquer la prière (çalât). Pour moi, ça a été une nuit décisive ! Je considère que l’islam de mon enfance était primitif, simple, traditionnel. Toutes mes relations ont été affectées par ce changement. J’ai commencé à fréquenter les cercles d’étudiants et je me posais la question : quelle voie ? J’ai décidé de rejoindre l’islam mais quelle voie ? J’assistais à tous les cercles. Pendant ces deux années, de 1966 à 1968, j’ai étudié les voies de l’islam. Lorsque j’ai quitté Damas, j’ai lu presque toute la littérature concernant les voies de l’islam. J’étais encore indécis. Le fossé avec Bourguiba s’est encore élargi. Pour moi, Bourguiba faisait la guerre contre l’islam comme dogme et comme institution. Il était à l’opposé de mon idéal de vie.[...]Il y avait un désir de connaître. À la mosquée, nous discussions sur le marxisme, l’existentialisme. La mosquée avait un rôle de formation. Il y avait des élèves de toutes les obédiences politiques, y compris des communistes. Nous défendions un point de vue politique. J’étais en opposition radicale à Bourguiba. Pour moi, c’était l’ennemi de l’islam, l’anti-musulman. Sur le plan politique, je le considérais comme un dictateur. J’étais choqué par le contrôle du parti, la marginalisation de l’islam, la marginalisation de l’arabisme. J’étais aussi choqué par la sexualité, par les mœurs. La Tunisie était totalement occidentalisée. L’islam était marginalisé par force mais j’ai trouvé de l’espace pour travailler en faveur de l’islam : il n’y avait pas de phobie du danger islamique. Le pouvoir n’avait pas conscience du danger islamique.
La défense de l'identité arabo-musulmane est un des principes fondateurs du programme d'Ennahda. Ghannouchi insiste beaucoup dans ses discours sur cette dimension identitaire en critiquant la « pollution » de la langue française. Avec l'arrivée d'Ennahda au pouvoir, on peut s'attendre à un revirement en politique étrangère. La France sera nettement moins bien venue que sous Ben Ali en raison du soutien indéfectible que les gouvernement français successifs ont apporté à la dictature en Tunisie et la volonté des partisans d'Ennahda de se tourner vers les autres pays arabes et musulmans.
La droite islamique traditionaliste cherche à fonder l'action publique sur la charia et souhaitent revenir à une pratique de l'Islam qui se veut plus authentique et digne de l'époque de prophète selon eux. Ce courant compte clairement utiliser son influence dans les régimes démocratiques pour faire évoluer la société vers une pratique plus rigoriste de l'Islam pour moraliser une société qu'ils jugent en perte de valeurs. Ils acceptent la démocratie et ont compris l'intérêt d'utiliser les voies légales pour diffuser leurs idées. La question de l'identité religieuse de la nation est essentielle pour les traditionalistes. Ils cherchent l'unification des Musulmans du monde entier pour coopérer et lutter contre ce qu'ils jugent néfaste à leur religion ou à leurs confrères comme l'État d'Israël qu'ils accusent d'occuper les territoires des Palestiniens. Les traditionalistes peuvent souvent compter sur une base populaire sensible aux promesses de justice sociale, de prospérité et de moralisation de la société victime d'une corruption comme Ennahda en Tunisie ou encore le PKS indonésien (parti de la justice et de la prospérité) qui a une base électorale essentiellement rurale et modeste.
Dans les années 90, un courant plus modéré sur les questions de moeurs et qui accorde plus d'importance aux questions économiques est apparue. En Turquie, l'AKP d'Erdogan qui est né après l'interdiction du parti Refah s'inspire clairement dans cette démarche.
La droite islamique libérale
Les « libéraux » mettent toujours au cœur de leur action la morale islamique de la Charia mais ils ne souhaitent pas forcément faire évoluer la société vers une application de celle-ci basée sur une interprétation littérale des textes sacrés. Ils ne sont pas non plus adeptes de l'opposition au modèle de société européen. Au contraire, ils souhaitent clairement s'insérer dans un État laïque où l'Église et l'État sont séparés comme en Turquie. Erdogan, le premier ministre turc, a clairement façonné l'AKP sur le modèle des partis politiques européens notamment de la CDU allemande. Il a rompu avec son ancien mentor traditionaliste, Erbakan. Le parti turc au pouvoir est un membre observateur du parti populaire européen . L'AKP souhaite l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne mais elle tient aussi à faire de la Turquie un acteur de premier plan dans le proche-orient. La diplomatie turque reflète de la volonté d'être un lien entre l'Europe et le Moyen-Orient. L'AKP au pouvoir en Turquie en 2002 a su comblé un vide politique laissé par les partis kémalistes rongés par la corruption qui ont enfoncé le pays dans une crise économique.
L'AKP est favorable au libéralisme économique, s'opposant à l'étatisme kémaliste. Erdogan a mené un programme de libéralisation au début des années 2000 en collaboration avec le FMI pour sortir la Turquie du marasme économique. Aujourd'hui, la croissance turque est à 8,9%. Le nouvel observateur soulignait à la veille des élections législatives en juin 2011, le bilan positif de l'AKP. Il a aussi libéralisé le régime politique en diminuant le pouvoir de l'armée qui était omniprésente sur la scène politique et en donnant plus de droits à la presse et aux minorités (lire « L'AKP a désislamisé la Turquie », zaman-france). Cependant, la situation des Droits de l'Homme reste peu reluisante encore en raison de l'impunité dont jouissent encore les forces de sécurité. L'électorat de l'AKP est plutôt composé d'entrepreneurs anatoliens qui voulaient leur part du gâteau essentiellement détenu par l'élite kémaliste. Paradoxalement, les leaders de l'AKP n'ont pas vécu en Europe. Le président Abdullah Gül et le premier ministre Erdogan ont fait leurs études en Turquie. Gül a même travaillé à la banque islamique de développement en Arabie Saoudite.
Ennahda se compare à l'AKP. La filiation avec l'AKP a fait de l'objet de nombreux commentaires (voir Ariane Bozon, Tunisie-Turquie, la filiation de l'AKP, slate.fr). Avancer l'image de l'AKP permet à Ennahda de rassurer mais il existe bien une relation forte entre les deux partis. Ghannouchi garde des liens avec Erdogan en raison de sa proximité avec l'ancien mentor d'Erdogan, Erbakan. Les partis islamiques mettent l'accent sur la morale et la lutte contre la corruption. « ak » en Turque veut dire blanc. La morale religieuse est une caution d'intégrité pour ces partis vis à vis de l'électorat. Les partisans de l'islam politique en Turquie et en Tunisie ont vécu la répression par un régime policier ou militaire et savent apprécier la liberté d'expression.
Ghannouchi et son parti Ennahda ont très bien compris les ingrédients de la recette turque et ont mis en plutôt en avant les thèmes du développement économique de l'emploi et de la justice que le respect des bonnes moeurs. Très pragmatique, Ennahda a bien compris que faire campagne sur l'application des principes religieux dans la vie en société ne serait pas porteur au sein de la société tunisienne qui est très laïcisée. Le secrétaire général d'Ennahda, Hamali Jebali, est décrit comme le représentant de cette tendance au sein d'Ennahda. Il a fait des études d'ingénieur en Tunisie et a passé 16 en prison sous la dictature de Ben Ali.
La droite islamique libérale met l'accent sur le libéralisme économique plus que sur une application rigoureuse des principes de la charia. Ses partisans sont plus souples que les traditionalistes mais ils restent des conservateurs. Parmi, les électeurs on retrouve une base plus aisée composée d'individus de classe moyenne, de commerçants ou de chefs d'entreprise. Ce ne sont pas des progressistes et comme une grande partie de la droite dans le monde, ils sont patriotiques voir nationalistes et accordent une grande importance aux questions sécuritaires. L'AKP est favorable au filtrage de l'internet. Le Bangladesh Nationalist Party (BNP) s'insère lui aussi très nettement dans ce courant, il mêle un islamisme modéré avec un fort nationalisme et un certain conservatisme fiscal. La droite islamique libérale n'est pas la droite orléaniste.
Quelle relation entre ces courants ?
Les relations entre les courants ne sont pas toujours aisées. Certains traditionalistes comme Zeynel Cekici, rédacteur d'alter-info et membre du Milli Gorüç, s'en prennent violemment à Erdogan coupable selon eux d'avoir trahi le mouvement pour l'idéologie « néolibérale ».
A l'inverse, Ennahda semble vouloir faire une synthèse entre les deux courants de la droite islamique. Les stratèges du parti ont retenu la leçon turque et savent que c'est Erdogan qui l'a remporté triomphalement et pas Erbakan dont le parti s'est effondré suite à l'émergence de l'AKP. En campagne, Ennahda a montré un visage plutôt modéré en voulant mettre avant sa filiation avec le parti turc et en se comparant avec la démocratie chrétienne allemande. Évidemment, on devine qu'en campagne, le parti n'est pas le même qu'au pouvoir et que les éléments traditionalistes n'hésiteront pas à peser de tout leur poids.
En conclusion, la droite islamique est un courant conservateur inspiré par la charia qui accepte la démocratie parlementaire et des mécanismes de marché encadrés et moralisés. L'Islam politique est né au Xxe siècle au contact avec la culture européenne. La droite islamique est marquée par cette histoire au niveau de son idéologique qui rentre dans l'opposition gauche/droite. Elle est influencée par les textes islamiques et les autres partis de droite qui font référence à la religion comme la CDU allemande. Les partisans de la droite islamique ont compris que la démocratie parlementaire leur permettait d'accéder au gouvernement et donc d'appliquer leur programme.
Si les progressistes veulent combattre le conservatisme de ce courant politique qu'ils jugent rétrogrades, ils devront le faire par les armes du combat démocratique. Le PDP et le PDM qui ont été méprisants vis à vis d'Ennahda l'ont payé cher lors des élections. Si les partis de gauche tunisiens veulent l'emporter, ils doivent se positionner comme une alternative convaincante avec un programme qui ne résume pas à « tout sauf Ennahda ». La droite islamique représente une partie non négligeable de la population et il va falloir composer avec aussi bien dans les questions de politique intérieure que dans les relations internationales. Le poids important de la droite religieuse n'est pas propre aux pays à majorité musulmane. Aux États-Unis, la droite religieuse est très puissante et oeuvre pour infléchir la société dans un sens nettement plus conservateur en voulant interdire l'avortement et limiter les droits des homosexuels. Il a bien fallu composer avec les dirigeants américains issus du parti républicain, il faudra en faire de même avec ceux issus de la droite islamique.
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