Le voyage de Chirac en Arménie : photographie de l’impolitique française
Chirag (prononcer : Chirac) : en arménien, province de l’ancienne Arménie. C’est aussi le nom d’un nombre incalculable de restaurants arméniens à travers le monde. Voilà une de ces coïncidences qui permet de trouver des sorties spirituelles et de combler les blancs dans les dîners officiels ! Gageons que lors de la récente visite de notre chef d’Etat et de son impressionnante délégation ministérielle dans cette " république amie du Caucase ", une visite qui inaugure l’année de l’Arménie en France, cette amusante circonstance aura fourni aux deux délégations toutes les occasions de faire bonne figure et de sauver les apparences. Car, au fond, qu’avait-on à se dire ?
Tout va bien. C’est Aznavour qui vous le dit à la télé. Tout va bien en Arménie, d’abord. Ou plutôt, " ça va mieux " : taux de croissance, investissements, développement, ça repart. Et tout va bien entre la France et l’Arménie, aussi. Il y a quelques années, l’Assemblée nationale a voté la reconnaissance du génocide arménien et, à Erevan, Chirac a solennellement invité la Turquie à la reconnaissance de ce génocide, rappelant au passage son soutien à la candidature turque à l’UE. Cette candidature, d’ailleurs, ne rencontre pas d’opposition en Arménie. Bien au contraire : on pense que si la Turquie entre, l’Arménie, elle aussi, finira bien par entrer !
La délégation française s’est recueillie en grand deuil au mémorial du génocide. Devedjian au premier rang : bon sang ne saurait mentir ! Show must go on ! Mais derrière la façade people et les flonflons chiraquiens qui sont devenus la marque de fabrique des visites officielles françaises dans le monde, l’heure est à la déception du côté arménien, et à l’indifférence, pour rester poli, du côté français.
Cette année, les savoureux abricots d’Arménie ont gelé, et il n’y a presque pas eu de récolte. Ce n’est pas, loin de là, le seul problème de ce pays, qui est l’un des plus pauvres d’Eurasie, totalement enclavé, totalement dépourvu de ressources naturelles, et dont un quart de la population (au bas mot) a émigré au cours des quinze dernières années. Les immeubles en verre fumé et les nombreux casinos du centre de la capitale ne peuvent faire oublier le dénuement absolu des campagnes, la déréliction des banlieues d’Erevan, l’état d’abandon des villes, petites et moyennes. Ajouter à cela que les dégâts du tremblement de terre de décembre 1988 sont loin d’avoir été réparés... L’Arménie reste sous l’étroite tutelle économique, militaire et énergétique de son ancienne métropole, la Russie, qui est aussi son seul véritable allié. D’ailleurs, près de deux millions d’Arméniens vivent en Russie. Et que représente, dans le revenu national, l’argent envoyé de Russie par les familles de ceux qui sont restés au pays ? Question incongrue, apparemment. Aucune évaluation officielle n’est disponible. Mais beaucoup, à n’en pas douter. L’Amérique, elle aussi, est présente. Les retraités arméniens de Californie, qui viennent volontiers se réinventer une patrie entre deux parties de golf, font flamber les prix de l’immobilier dans la capitale. Washington déverse en Arménie de très généreuses subventions : l’Arménie est un des pays de la planète les plus arrosés par les fonds publics américains par tête d’habitant. Washington a déployé en Arménie son parapluie d’ONG et construit à Erevan un hideux bunker qui sera sa plus grosse ambassade dans la région.
L’Arménie est aussi, et surtout, un pays en guerre, ou du moins engagé dans un conflit non résolu, gelé par un armistice intervenu en 1994. Ce conflit porte sur la région du Haut-Karabakh, une enclave majoritairement peuplée d’Arméniens, située en Azerbaïdjan, l’Etat post-soviétique voisin, riche en pétrole, peuplée de turcophones et soutenue par Ankara. Cette enclave est le résultat de l’absurde découpage des frontières internes imposé par Staline. En bonne logique, ses habitants ont toujours exprimé leur volonté d’être rattachés à l’Arménie, plutôt qu’à l’Azerbaïdjan. Les Azeris, peu préparés, ont subi une défaite humiliante lors de la guerre proprement dite (1992-1994), ce qui a occasionné des déplacements de population et de très nombreux réfugiés (azeris). La " communauté internationale " a entrepris de parrainer des négociations sous l’égide de l’OSCE, au sein d’un " groupe de Minsk " longtemps dirigé par la France. Résultat ? Nul, ou presque.
Le principe ? Intangibilité des frontières en Europe (Accord d’Helsinki, 1975). Mêmes atermoiements qu’au Kosovo. Sauf qu’ici, pas de faux dilemme. Washington a vraiment du mal à jongler entre ses intérêts, qui font pencher la balance vers Bakou et Ankara, et le lobby arménien aux Etats-Unis, qui fait pencher la balance vers Erevan. Seule la Turquie (qui n’est pas partie dans le groupe de Minsk) mouille sa chemise en soutenant les Azeris, et la Russie (partie dans le groupe de Minsk), a soutenu et soutient, notamment au plan militaire, la partie arménienne.
Confinée dans une posture d’interposition, c’est-à-dire d’indécision, d’impuissance, en un mot d’impolitique, la France piétine et se ridiculise. L’Europe, voiture-balai presque cinquantenaire de la diplomatie américaine, attend. La France se ridiculise, car elle avait un rôle à jouer en Arménie. Plutôt que de moraliser sans fin sur le génocide arménien, jérémiades qui n’empêcheront pas la Turquie de faire son chemin jusqu’à Bruxelles, nos élites auraient dû soutenir sans faiblir la revendication arménienne sur le Haut-Karabakh et, en d’un seul coup, réaliser trois objectifs : 1) s’imposer comme un acteur incontournable dans le concert européen et proche-européen, en montrant à l’Amérique qu’elle ne peut réaliser tous ses desseins sans négocier avec ses alliés, et notamment leur imposer sans discussion son axe Ankara-Tbilissi-Bakou qui remet en cause les grands équilibres de leur continent, 2) se rendre crédible aux yeux de Moscou, où personne ne nous prend plus au sérieux 3) montrer à ces Etats post-soviétiques qui se sentent coincés entre la puissance tutélaire régionale et la puissance globale qu’il existe une voie médiane, et que sur ce terrain, Paris répond encore présent.
A Erevan, certains rêveurs attendaient sans doute encore de Gaulle, son discours de Bucarest... Ils furent bien déçus. Car ils ne virent que Chirac, évocation spectrale de leur ancienne province, et aussi de la politique étrangère française, toutes deux perdues à jamais...
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