Les 6,5 millions de dollars de l’autre Madame Betancourt
Voilà qu’Ingrid Betancourt revient à la Une des journaux. L’ex-otage franco-colombienne vient de réclamer (avant de se rétracter) environ 6,5 millions de dollars aux autorités colombiennes pour ne l’avoir pas protégée le 23 février 2002, jour de son enlèvement. Je vous propose un flash-back pour revivre cet événement puisque j’en ai été témoin.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH186/betancourt-09a4c.jpg)
1998 – Ingrid Betancourt remporte haut la main un poste au Sénat.
2001 – Sortie de son livre La rage au cœur dans lequel elle explique son combat contre la corruption qui règne en Colombie et pour plus de justice sociale. Le livre connaît un gros succès en France.
Octobre 2001 – Le candidat du parti Oxygeno Verde (Oxygène vert) dont Ingrid Betancourt est la présidente est élu maire de San Vicente del Caguan. Le Caguan est la région qui sert de zone de distension dans le cadre des négociations de paix engagées depuis trois ans par le pouvoir colombien avec les Farc. Ingrid se rend à plusieurs reprises dans la ville alors sous le contrôle de la guérilla et assure aux habitants « qu’elle sera avec eux dans les bons moments comme dans les mauvais. »
Ingrid Betancourt décide de se porter candidate à l’élection présidentielle d’avril 2002.
La semaine précédant le 23 février.
14 février - Ingrid Betancourt et deux autres candidats à l’élection présidentielle du mois d’avril se rendent à San Vicente du Caguan pour une rencontre avec les chefs guérilleros dans le cadre d’un accord prévoyant de telles prises de contacts entre rebelles et candidats. Le débat est animé et se déroule en présence de la presse et de représentants de la communauté internationale. Il est question des dialogues de paix, de l’avenir du pays. Selon Astrid Betancourt, sa sœur, Ingrid a des points de convergences avec la guérilla (la nécessité d’une justice sociale, l’urgence d’une réforme politique pour mettre un terme à la corruption), mais s’est toujours opposée à leurs méthodes (destructions de villages, enlèvements, attentats…). L’ambiance est plutôt détendue. Manuel Marulanda, le chef du mouvement armé, profite de l’occasion pour demander à Ingrid de lui dédicacer un exemplaire de son livre.
20 février – Un petit avion est détourné par les Farc. Un sénateur, président de la commission de paix au Sénat, qui est à bord est enlevé. C’en est trop pour le président Andres Pastrana qui lance l’armée à l’assaut du Caguan. C’est une des plus vastes offensives militaires de l’histoire de ce pays ; 15 000 soldats appuyés par l’aviation partent à la reconquête de ce territoire de 42 000 km2, grand comme la Suisse.
21 février – Ingrid Betancourt décide de bouleverser son programme de campagne. Elle annonce qu’elle va se rendre à San Vicente del Caguan pour exprimer sa solidarité à la population civile et à son maire.
La matinée du 23 février.
6h00 : Aéroport El Dorado de Bogota, Ingrid arrive quelques minutes avant le départ du vol en direction de Florencia, à 600 kilomètres au sud de la capitale, l’aéroport le plus proche de San Vincente del Caguan. Il est devenu impossible de se rendre directement dans la capitale du Caguan suite à l’annulation des vols commerciaux au début de l’opération militaire.
Un cameraman qui travaille pour elle, ses deux gardes du corps et un capitaine de police chargé de sa sécurité, son amie et directrice de campagne Clara Rojas, son chargé de la communication et Adair, le logisticien de la campagne, l’accompagnent. Trois journalistes français sont aussi du voyage ; Alain Keler et Marianne Mairesse qui réalisent un reportage sur Ingrid pour la revue Marie-Claire et votre serviteur.
7h00 : L’avion fait escale à Neiva. Tous les passagers sont invités à descendre de l’appareil car l’aéroport de Florencia est encore fermé à cette heure matinale en raison d’un épais brouillard.
7h30 : Depuis la salle VIP du modeste aéroport de Neiva, Ingrid Betancourt et Clara passent coups de fil sur coups de fils pour régler les prochains rendez-vous de campagne. La froideur de Bogota est loin, l’air est moite, la chaleur déjà lourde.
8h30 : Bonne nouvelle, la brume se dissipe, l’aéroport de Florencia vient d’ouvrir. Les passagers sont invités à remonter dans le DC10. Décollage immédiat.
9h00 : Contrairement à la torpeur de l’aéroport de Neiva, à Florencia c’est l’effervescence. L’armée y a installé un QG d’où décollent les hélicoptères qui se rendent à San Vicente ou pour des missions antiguérilla. C’est un va et vient incessant et assourdissant.
10h00 : Ingrid Betancourt remue ciel et terre pour tenter d’obtenir une place dans un appareil. « Ne vous inquiétez pas. Vous êtes nombreux, on ne pourra pas vous acheminer tous en même temps mais par petits groupes », lui explique un militaire. Le président Pastrana qui doit se rendre à San Vicente et les journalistes accrédités pour couvrir sa visite sont attendus d’un moment à l’autre.
12h00 : Les officiers de l’armée déconseillent de prendre la route car elle n’est pas sûre, les guérilleros y font des barrages. Mais Ingrid maintient sa décision et la police lui fournit un pick-up. Les plaques d’immatriculation de la camionnette sont changées afin qu’elle ne soit pas identifiée comme un véhicule des forces de l’ordre. Aux fenêtres des drapeaux blancs sont accrochés, sur les portières des écriteaux Ingrid Betancourt et Presse internationale sont attachés.
12h30 : Qui accompagne Ingrid ? « Chacun d’entre nous, écrira Marianne dans son article, se retrouve avec une intime décision à prendre : choisir ou non de la suivre ». Marianne renonce. Pour les gardes du corps et le responsable de la sécurité, c’est un voyage trop dangereux. Ils risquent d’être exécuté s’ils tombent entre les mains des rebelles. Ils restent à Florencia. Clara Rojas suit son amie. Adair prend le volant. Alain et le caméraman montent à l’arrière du véhicule.
13h00 : C’est le départ pour San Vicente. Au dernier barrage de l’armée, le soldat qui les laisse passer leur souhaite bonne chance. San Vicente est à 130 kilomètres.
Kilomètre 42
À cet endroit, un pont a été dynamité par la guérilla. Il faut passer la rivière à gué. Revenu sur la route, à trois cents mètres, un vieil autocar qui a été incendié barre le passage. Il est certainement rempli d’explosif. Une voiture de la Croix Rouge vient de faire demi-tour. Adair ralentit.
Un guérillero surgit du bas-coté et stoppe le véhicule. Il ordonne de faire demi-tour car la guérilla a décrété que le passage était interdit. Ingrid Betancourt décline son identité et demande à parler à son chef. Le combattant fait de grands signes en direction du barrage. Un type avec un talkie-walkie s’approche. Ingrid Betancourt se présente.
Après quelques échanges dans le talkie, le type ordonne à Adair de rouler doucement jusqu’à l’autobus. Là, quelqu’un qui semble être le chef du commando se fait confirmer l’identité d’Ingrid Betancourt.
Il arrache alors les drapeaux blancs et les écriteaux. Tout le monde comprend que la situation vient de basculer. Le front 15 des Farc vient de séquestrer Ingrid Betancourt.
Sur cette route déserte, écrasée de chaleur, silencieuse, arrive une jeune fille à vélomoteur. Le chef l’arrête, lui impose de descendre et met le feu à l’engin sans doute pour punir la jeune fille de n’avoir pas respecté l’ordre de ne pas circuler. Une explosion retentit. Alain Keler pense que le réservoir du vélomoteur a explosé. Mais le chef a le visage en sang et un jeune guérillero chancelle puis s’effondre. Il vient de sauter par inattention sur une mine anti-personnel. Il a les jambes arrachées et son chef est touché à la tête par des éclats.
Ingrid Betancourt offre de les conduire d’urgence dans un hôpital. « La guerre est une merde », dit-elle. Le blessé est chargé sur la benne de la camionnette où grimpent également le chef et trois autres guérilleros. Un autre rebelle, armé de son fusil, s’assied à l’avant de la cabine. Adair est toujours au volant. Le guérillero est énervé ; il ordonne de prendre un chemin sur la droite tout en parlant dans son talkie-walkie. La voiture roule vite. À chaque cahot, le blessé hurle de douleur. Le chef panse son front ensanglanté. Au bout d’une demi-heure, deux véhicules apparaissent chargés de rebelles. Adair coupe le moteur. Les rebelles font descendre Ingrid Betancourt. Par amitié et solidarité, Clara Rojas décide de l’accompagner. Chacune d’elles monte dans une voiture différente. Les trois hommes – le cameraman, Adair et Alain Keler – les regardent partir. Ingrid ne se retourne pas. Clara leur sourit et leur fait un signe de la main.
Les hommes sont libérés quelques heures plus tard et se présentent le dimanche matin à un barrage de l’armée.
Commentaires personnels
Voilà, de manière très factuelle, les événements qui ont conduit Ingrid Betancourt à devenir otage de la guérilla des FARC.
L’indemnisation des victimes du conflit colombien est une vraie question. Le seul article qui a su rebondir pour en témoigner, à ma connaissance, a été publié par la Libre Belgique.
Pour ma part, j’ai pu parcourir cette route quelques minutes avant le passage du véhicule d’Ingrid Betancourt. Je suis arrivé sans encombre à San Vincente en parlementant à chaque barrage avec les guérilleros et en faisant valoir ma qualité de journaliste. Plusieurs fois, nous avons doublé de longues files de voitures ; celles des habitants de la région qui eux restaient bloqués. Les FARC voulaient de la sorte démontrer qu’ils étaient encore maîtres de ce territoire. Ils devaient attendre plusieurs heures avant de pouvoir poursuivre leur route.
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