Les chefs artificiers du Pakistan
La bombe à l’hôtel Mariott ne vous a pas laissé indifférent, des lecteurs comme Armand m’en ont fait part, parfois de manière virulente, ça tombe bien, moi non plus je n’y suis pas resté indifférent. Un cratère de 8 mètres de profondeur, ça ne peut être créé que par un engin de très forte puissance. D’après le format du camion, on pense à une bombe de type classique, à base de nitrate d’ammonium... comme on a pu le voir lors de l’explosion de l’usine AZF, et comme a tenté de l’expliquer ici même Sylvain. Mais un détail saisissant a retenu mon attention : à l’inverse des attentats de ce type, type celui d’Oklahoma, par exemple, toute la scène autour du lieu d’explosion est noir de suie. Dévasté, mais aussi intensément et profondément brûlé. Noir, entièrement noir. Ces photos m’intriguent. Comme intriguent dès le lendemain des scènes assez surréalistes, comme celle d’ouvriers peintres en bâtiment en train de repeindre déjà en blanc les façades, alors que dans le bâtiment on est encore en train de sortir les corps ! Le soir de l’explosion et le lendemain tout est noir, deux jours après tout a déjà été nettoyé. Il n’y a donc pas que cette terrible explosion qui intrigue, il y a surtout ce qu’on fait après sur les lieux du crime. Je veux bien croire que la chaîne d’hôtel puisse avoir une réputation à défendre, mais la karcherisation de la scène de l’explosion m’en rappelle étrangement une autre : celle de l’attentat contre Benazir Bhutto, où on s’était empressé de faire pareil. Phénomène qui avait été dénoncé cette fois-là... mais pas pour le cas de l’hôtel Marriott, ce qui me surprend également.

Or, l’enquête a révélé tout de suite que l’explosion avait été décuplée en intensité car on avait mélangé au produit détonant de la poudre d’aluminium. Un procédé que connaissent bien les militaires : dans les bombes de type BLU-82 comme la "Daisy cutter", c’est le cas. La poudre d’alu mélangée se retrouve à la périphérie de la boule de feu et décuple l’intensité de cette dernière : le choc est tel contre l’air que le souffle peut se propager jusqu’à la vitesse du son. L’aluminium fondu projeté décuple les effets incendiaires : or, on a calculé que la température du souffle avait atteint 400 °C à l’hôtel Mariott. Ce qui explique la violence des incendies aux étages de l’établissement, augmenté il est vrai par la présence aux étages d’une canalisation de gaz qui a sauté lors de l’explosion et a nourri le terrible incendie qui a suivi. Dans un sens, on peut parler de bombe thermobarrique, selon la définition même de ce type d’engin : "A thermobaric explosive consists of a container of a finely powdered solid fuel of differing particle size mixed with a low percentage of oxidizer and binder. The solid fuel could be an explosive metal powder or reactive organic. A high explosive charge is placed in the middle of the mixture". La daisy cutter fonctionne ainsi : "elle disperse dans l’air un immense aérosol, mélange de polystyrène, de poudre d’aluminium et de nitrate d’ammonium. Dès que l’aérosol a atteint un volume suffisant, un détonateur y met le feu. L’air, l’eau et le sol, pénétrés de millions de particules incandescentes, brûlent dans un rayon de plusieurs centaines de mètres".
Intérieurement, la bombe se présente sous forme d’une pâte (ou d’une "boue" comme disent les documents américains), le nitrate et la poudre d’aluminium étant retenus ensemble par un liant. Selon Asia Times, la composition de la bombe pakistanaise ne fait aucun doute : "The attack on one of the hotels in the chain of the US Marriott group was one of the worst in Pakistan’s history and involved the sophisticated use of over 600 kilograms of TNT explosive blended with RDX and phosphorous, detonated when a truck rammed into a security barricade in front of the hotel". Le RDX se trouve facilement : c’est la tête explosive d’une roquetteTBG-7V thermobarrique. De 4,5 kg… avec 133 roquettes seulement, on vous fait donc une super bombe de 600 kg. Sachant la facilité à trouver l’engin dans la région...
La bombe principale a dû être déclenchée par une première mise en pression via l’incendie créé par une première explosion : le procédé a été long à se déclencher comme le montre la vidéo de surveillance de l’hôtel : le temps de chauffer à blanc une bonbonne de gaz pour tout déclencher, très certainement. La façon de procédé est donc en même temps artisanale et en même temps requiert des connaissances militaires. Nous dirons pour simplifier que c’est une bombe faite par un militaire avec les moyens du bord... les produits existent dans le commerce, encore faut-il savoir les mélanger et les doser correctement. Pour un membre habitué aux opérations spéciales, ce ne doit pas représenter un problème insurmontable, et ça fait surtout partie de sa formation, de se débrouiller avec les moyens du bord. Pour ceux qui désireraient se faire une idée de ce qu’est une explosion de ce genre, ils peuvent aller voir ici, où l’on a photographié par un avion d’observation (ou largueur le MC-130E Talon) l’explosion de la dernière Daisy Cutter des stocks américains, le 21 juillet 2008 en plein désert de l’Utah. Largué par un C-130 du 919th Special Operations Wing de la base d’Eglin. La dernière du genre, car depuis un modèle supérieur en taille et en effets dévastateurs est né. La MOAB. Monstrueuse.
Le 717 Special Operations Squadron de Floride, lui-même inclus dans le 919 th SOW est comme par hasard présent… au Pakistan. Un article du 2 mars 2008 d’Eric Schmitt, dans le New York Times, nous apprend en effet qu’un document de 40 pages classé défense “Plan for Training the Frontier Corps,” indique que des forces de l’American Special Operations sont en train d’entraîner les Frontier Corps, une force "paramilitaire" de près de 85 000 membres (?) tous recrutés dans les zones ethniques susceptibles de cacher des talibans. Un porte-parole précise "The U.S. trainers will be primarily focused on assisting the Pakistan cadre who will do the actual training of the Frontier Corps troops.” L’aide se limitait au départ à une centaine d’hommes, mais s’apprêtait aussi à passer à autre chose "The Americans are helping with techniques on sharing satellite imagery and addressing Pakistani requests to buy equipment used to intercept the militants’ communications, a senior American officer said." Une somme d’argent a été spécialement affectée aux opérations : "The Pentagon has spent about $25 million so far to equip the Frontier Corps with new body armor, vehicles, radios and surveillance equipment, and plans to spend $75 million more in the next year." Ce faisant, cette aide a déjà ses détracteurs au sein même de l’administration américaine : "Robert L. Grenier, a former director of the CIA’s s Counterterrorism Center, told a panel of the Council of Foreign Relations last week that any high-profile American military presence in the tribal areas or the neighboring North-West Frontier Province would be “the kiss of death.” Le baiser de la mort ? Il a peut-être eu lieu, avec le renforcement récent de la présence américaine sur place : "Approximately 20 kilometers from Islamabad lies Tarbella, the brigade headquarters of Pakistan’s Special Operation Task Force (SOTF). Recently, 300 American officials landed at this facility, with the official designation as a "training advisory group", according to documents seen by Asia Times Online." L’Asia Times révélant une étrange installation sur place : "Now, the US has bought a huge plot of land at Tarbella, several square kilometers, according to sources directly handling the project. Recently, 20 large containers arrived at the facility. They were handled by the Americans, who did not allow any Pakistani officials to inspect them. Given the size of the containers, it is believed they contain special arms and ammunition and even tanks and armored vehicles - and certainly have nothing to do with any training program." Le journal, très au courant semble-t-il, déclarant que les préparatifs n’ont que peu de choses à voir avec une quelconque prochaine offensive dans les zones tribales : "There is little doubt in the minds of those familiar with the American activities at Tarbella that preparations are being made for an all-out offensive in North-West Frontier Province against sanctuaries belonging to the Taliban and al-Qaeda led by bin Laden". Bref, à Tarbella se tramait et se trame toujours quelque chose, mais il est fort difficile de savoir quoi. Operations spéciales, ça veut bien dire ce que ça veut dire.
Des militaires, en effet, ce n’est pas ce qui manque au Pakistan. Et il y en a, retraité, qu’on s’est empressé d’aller interviewer après l’attentat. Ça tombait bien, notre homme semblait parfaitement au courant de ce qui s’était tramé. Au journal Adnkronos, voici ce que notre homme a dit. Selon lui, les "militants" avaient "observé leur objectif depuis des semaines, puis avaient sélectionné soigneusement leur camion et enfin l’avaient rempli de 600 kg d’explosifs". Pour avoir deviné le poids exact de la bombe, nous dirons que notre homme n’est certainement pas que devin. Cet ancien militaire est aussi un ancien directeur de l’ISI. Logique qu’il ait gardé quelques informateurs ou des connaissances certaines sur les bombes artisanales pouvant faire les mêmes ravages qu’une bombe industrielle ou aussi bien conçues que ces dernières... et celui aussi dans ce cas qui n’a rien fait pour empêcher l’attentat dont il semblait connaître à l’avance bien des détails. Cet homme disons trouble, c’est Hamid Gul, qui ne cache ni son islamisme radical ni son amitié envers Ben Laden. Un homme ayant servi les Américains au temps de l’occupation de l’Afghanistan et devenu à la chute des Russes un violent opposant aux Américains... au point en 2004 de souhaiter une Bhutto moins liée au régime de W. Bush, et surtout pas du tout dans la lignée de Musharraf jugé trop pro-américain : "Pakistan’s future will lie in the hands of those who oppose America and who take a stand on Kashmir. Benazir will have to oppose Musharraf who is seen as pro-American. Unless she changes her stand of pleasing Americans, she has no political future. Pakistan has to redeem dignity and honour, which we have lost to the Americans". Pour lui donc, le changement d’attitude de Benazir Bhutto était déjà une trahison... sachant que son mari s’est encore plus rapproché depuis des Etats-Unis... on imagine très bien l’individu désireux de se passer du nouveau pouvoir en place. Et pourquoi pas non plus d’éviter à son pays une Benazir Bhutto ayant annoncé haut et clair un rapprochement avec les Etats-Unis juste avant son retour... et sa mort prématurée. Et pour lui aussi, l’implication américaine ne fait aucun doute, et elle n’est pas toujours "officielle" comme il le déclare dans Adnkronos “I confirm this to you on the basis of my information that those American commandoes will be sent [to Pakistan] through private [security] contracting firms like Blackwater and they will supervise the whole operation," ajoute le journal, "a private security firm that has been at the centre of a controversy over private contractors in Iraq."
Se passer de Musharraf, donc, en raison d’une attitude trop répressive à l’égard des protégés de Gul. A la suite de plusieurs bombardement de drones, notre "paisible" retraité de l’ISI avait clairement prévenu : "If bombs were to fall in Karachi and Islamabad, that would then be considered an act of war. The Pakistani government wants to pretend that these areas are not part of Pakistan, but they are". "Instead of solving the problem, it has only exacerbated it. If those people in those areas were not part of the Taliban forces before these strikes, they will be now." Si les Américains continuaient leur offensive dans les zones tribales, c’est clair, pour lui ce serait comme une déclaration de guerre. Or, ces deux derniers mois, des drones n’ont cessé de viser des leaders talibans sur le sol pakistanais. De quoi fortement irriter Gul. Ou même l’armée pakistanaise avec laquelle il est très proche... La décision du gouvernement pakistanais de débuter une offensive militaire à Bajaur a été perçue comme une deuxième trahison : Qari Ziaur Rahman, le chef taliban de la région du Nooristan et de Kunar, dont l’étoile monte depuis des mois, s’était préparé à une offensive de taille, et des combats difficiles ont eu lieu. Au point le 28 août pour les Américains de signifier à l’armée pakistanaise de cesser l’offensive, jugée sans résultat probant. Une réunion secrète à bord du porte-avions USS Abraham Lincoln entre l’amiral Mullen et le chef des armées Ashfaq Pervez Kiani a entériné le fait que cette offensive avait été désastreuse : tous les chefs talibans avaient déjà déguerpi... vers l’Afghanistan ! Deux jours avant l’offensive, ils avaient tous été prévenus de l’arrivée des soldats pakistanais ! Car Kiani a un problème avec sa propre armée : "Kiani does not have a strong constituency in the military, as Musharraf did, and he might stand with his military commanders and decide on a policy to limit cooperation with the U.S. in the "war on terror"." Les militaires pakistanais, dont beaucoup sont restés fidèles à Gul... pèsent du poids de leur influence pour freiner les opérations. L’ISI est toujours là, à jouer le double jeu complet entre Etats-Unis et talibans. Des Etats-Unis qui freinent l’armée pakistanaise le 28 août et attaquent eux-mêmes le 3 septembre... décidément, les militaires américains veulent garder la mainmise complète sur leurs opérations !
Plus de 500 000 personnes qui avaient été déplacées pouvaient songer à revenir... encore plus favorables qu’avant… aux talibans ! En représailles de l’offensive de Bajaur, les talibans avaient déclaré désormais viser la tête du pays, en s’en prenant à Asif Zardari le nouveau président et à Rehman Malik, le conseiller du ministre de l’Intérieur ou au général Kiani et le Premier ministre Yousaf Raza Gilani. "The Bajaur operation, mainly because of the severity of the aerial bombing that caused widespread civilian displacement, has aroused intense anger in militant circles and bloody reprisal attacks can be expected within Pakistan", nous dit l’Asia Times. L’offensive ratée, les Américains se seraient-ils rendu compte un peu tard qu’ils avaient mis en danger la vie des nouveaux dirigeants du pays ? Ou ont-ils une nouvelle fois empêché la capture d’un Ben Laden fantomatique, donné comme résidant à Quetta en 2004 encore, et un peu trop approché par l’armée pakistanaise ? Ou se sont-ils rendu compte un peu tard que l’armée pakistanaise ne trouverait JAMAIS de Ben Laden vivant ?
Les déclarations du gouvernement pakistanais la veille de l’explosion sur l’alignement complet de l’état sur la "War of Terror" américaine ont-elles mis le feu aux poudres, c’est le cas de le dire ? Gul s’est-t-il senti offensé au point de monter une opération de la sorte ? Que fomentent les Américains de la base de Tarbella ? La campagne orchestrée des Etats-Unis sur la santé mentale de Zardari a été menée dans quel but et par qui ? Je n’ai PAS, je le précise bien, la réponse à ces interrogations. Mais le fait d’entendre dès les premières minutes de l’explosion des phrases telles que "le 11-Septembre pakistanais" résonne fort étrangement à mes oreilles. Et la vision d’un peintre en bâtiment déjà à l’ouvrage dans les décombres non encore totalement fouillés d’un hôtel n’est pas là pour minimiser mes inquiétudes. Le Pakistan est un troisième front de guerre après l’Irak et l’Iran, à part que le pays possède des têtes nucléaires et que ses relations avec l’Inde, munie aussi de l’arme nucléaire, sont catastrophiques.
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