Les Dachnaks ont-ils tort ne pas faire confiance aux Turcs ?
La diabolisation de la diaspora arménienne, ‘coupable’ de demander justice pour un génocide nié et impuni depuis bientôt 95 ans, est récurrente dans les articles de la presse turque (et même au-delà), y compris, hélas, sous la plume de nombreux démocrates de Turquie. L’intellectuelle turque Ayse Gunaysu se démarque, elle, avec courage : elle a signé le 28 septembre 2009, un article majeur qui démonte de manière implacable l’argument visant à faire des victimes arméniennes du génocide de 1915, des traîtres à l’Empire ottoman. Les Dachnaks (FRA Dachnaktsoutioun), si souvent désignés comme de furieux nationalistes, cause de la fureur des dirigeants turcs en représailles (massacres de la population arménienne d’Adana en 1909, génocide des Arméniens en 1915), trouvent ici une réhabilitation digne d’intérêt. « Nous sommes les ouvriers, nous sommes les maudits de notre pays, nous sommes des avant-gardistes » affirmaient à l’époque les dirigeants d’un parti qu’Ayse Gunaysu appelle « un vrai parti politique anatolien ». La démocrate turque revient de manière très documentée sur les relations entre la FRA Dachnaktsoutioun et le Comité Union et Progrès, le CUP (en turc, Ittihat ve Terakki Cemiyeti). Le Collectif VAN vous propose la traduction de cet article, paru en turc sur le site Sesonline.
Il ne s’agit pas d’une scène tirée d’une fiction diffusée pendant le festival de films fantastiques. C’est la réalité. L’année : 1908. L’organisateur de la réunion : la Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA), c’est-à-dire le Dachnaktsoutioun, autrement dit, comme on dit chez nous, l’organisation Dachnak.
[Nota CVAN : A.Gunaysu a raison d’insister sur le caractère irréel de cet événement car on ne peut même pas imaginer, actuellement en 2009, une scène de ce type à Van, dans l’Est de la Turquie.]
Je vous prie de m’excuser car j’ai emprunté mon introduction à l’article que j’avais rédigé pour le magazine Tükenmez il y a 5 ans (1). Aujourd’hui, ce sujet est devenu d’actualité et je veux dire quelque chose de très important qui me semble prioritaire : on sait maintenant que les leaders du Dachnaktsoutioun s’opposent aux protocoles visant à la normalisation des relations arméno-turques et on en conclut tout de suite qu’ils [Nota CVAN : les Dachnaks] sont l’équivalent, dans le monde arménien, du MHP [Nota CVAN : Parti ultranationaliste turc]. La plupart d’entre nous ignore totalement ce que la tradition Dachnak a traversé, pour en arriver là. Alors que l’une des clés pour comprendre vraiment la question arménienne consiste à connaître l’histoire du Dachnaktsoutioun, l’un des trois plus anciens partis anatoliens toujours en activité (les autres partis sont également arméniens : Arménagan et Hentchak). J’ai bien dit l’un des plus anciens partis anatoliens, il faut éviter le malentendu. Le Dachnaktsoutioun a été fondé en 1890 à Tiflis mais, c’est un vrai parti politique anatolien, organisé jusque dans les moindres recoins d’Anatolie.
“NOUS SOMMES DES OUVRIERS, NOUS SOMMES LES MAUDITS DE NOTRE PAYS"
Dickson, le Consul d’Angleterre à VAN, avait joint à son rapport daté du 2 mars 1908, qu’il avait envoyé à l’ambassade d’Istanbul, un exemplaire des tracts distribués à la population. Grâce à lui, cette déclaration est arrivée aujourd’hui jusqu’à nous. Voici quelques extraits de cette déclaration :
“Nous sommes convaincus que le moment est arrivé de comprendre qui nous sommes, qui sont nos adversaires, et qui sont nos ennemis. En disant ‘Nous’, nous ne faisons pas allusion aux ‘Dachnaks’ ou aux autres partis révolutionnaires arméniens.
Par ‘nous’, il faut comprendre tous ceux qui vivent sur les terres de l’Empire ottoman et subissent l’oppression, la destruction et les pillages de l’Etat, c’est-à-dire, il faut comprendre tous les citoyens ottomans, les Turcs, les Arméniens, les Arnavouts, les Arabes, les Grecs, les Assyriens. Ceux qui sont privés de la civilisation et des droits de l’homme, de leurs droits fondamentaux, de la liberté, sont en train de brûler dans les flammes de la souffrance et leurs douleurs sont insupportables (…).
Tandis que ceux qui nous rejoignent sous notre drapeau, sont ceux qui désirent la liberté et l’égalité sans aucune distinction de race, ou de religion, ils sont ceux qui essayent de libérer les peuples de la haine, de l’oppression et des pillages du gouvernement actuel.
Nous sommes la liberté, le savoir, l’égalité et la loi. Nos ennemis sont la dictature, l’ignorance, l’esclavage, le pillage, l’injustice.
Nous sommes les ouvriers, nous sommes les maudits de notre pays, nous rehaussons les flammes, nous sommes des avant-gardistes.” (2)
Lorsqu’on se rapproche du 20ème siècle, la FRA c’est-à-dire le Dachnaktsoutioun, l’un des deux partis socialistes arméniens (l’autre étant le Parti Hentchak) était la plus organisée des formations politiques de l’Empire ottoman. Le Dachnaktsoutioun a été l’allié le plus proche et le plus fort du Comité Union et Progrès dans son combat de défense de la monarchie constitutionnelle qui avait mis fin au despotisme d’Abdül Hamid.
La présence de l’organisation forte et dynamique du Dachnaktsoutioun aux quatre coins d’Anatolie, et plus particulièrement dans les régions (vilayet) de l’Est permettait de mener depuis des années un combat armé contre le régime d’Abdül Hamid, et a été un soutien efficace pour les Unionistes : ils s’en sont servis amplement. L’alliance entre les deux partis, officialisée en1907, s’est transformée en une collaboration concrète par des actes signés lors d’élections ultérieures. Cette alliance renforcée s’est poursuivie jusqu’en 1912 : à partir de cette date, et malgré la dissolution de l’alliance, les collaborations se sont poursuivies jusqu’en 1914, un an avant le génocide.
“Vive le Dachnaktsoutioun"
Dans son article intitulé « L’histoire se cache dans les détails – Qu’avaient proposé les Unionistes aux Dachnaks ? », diffusé sur le site web www.geliboluyuanlamak.com, Tuncay Yılmazer a dit :
“Les Dachnaks étaient considérés comme étant les plus honnêtes, les plus dignes de confiance des partis arméniens”, et il nous transmet les paroles de Talat Pacha, dans son propre journal : “Nous aimons les Arméniens, surtout les Arméniens révolutionnaires, beaucoup plus que les Grecs et les Bulgares. Car ils sont beaucoup plus héroïques et plus braves que ces deux autres nations (millet). Ils ne connaissent pas l’hypocrisie. Ils sont fidèles à leurs amis et courageux face à leurs ennemis.”(3)
Dans le même article, Yılmazer nous signale le fait suivant : en 1909, les Unionistes étaient intervenus pour maitriser le soulèvement du 31 mars et, de Salonique, ils avaient envoyé une armée d’intervention sous le commandement de Şevket Pacha et de Mustafa Kemal. Lorsque ces forces d’intervention sont arrivées à Istanbul le 22 avril 1909 , les femmes arméniennes les avaient accueillies avec des fleurs dans les mains et en échange, Enver Pacha et ses collaborateurs avaient crié “Vive l’Organisation du Dachnaktsoutioun”.(4)
LES COMBATTANTS DE LA LIBERTE VENUS DES MONTAGNES DANS l’ASSEMBLEE NATIONALE - "LES AMIS DIGNES DE CONFIANCE"
Dans sa thèse de master intitulée « Armenian Political Thinking in the Second Constitutional Period : The Case of Krikor Zohrab », qu’il avait menée dans le cadre de sa présentation à l’Université Boğaziçi - Institut des Principes d’Atatürk et de l’Histoire de la Révolution, Murat (Rober) Koptaş nous présente à ce sujet des informations très complètes. Jetons-y un rapide coup d’œil :
En septembre 1909, lorsque le Dachnaktsoutioun se réunit pour son 5ème congrès, ils [les Dachnaks] décident un changement politique important et ils justifient les raisons de ce changement. Dans la décision prise lors de ce congrès, le Dachnaktsoutioun étant “un parti révolutionnaire et militant” déclare qu’ils [les Dachnaks] avaient “ abandonné les méthodes de travail clandestin ” utilisées pour combattre le despotisme car le régime de la monarchie constitutionnelle était le meilleur régime politique permettant la mise en œuvre du programme de leur parti et correspondant le mieux à leurs principes. (Koptaş, p. 58)
Dans la période du II. Meşrutiyet (II ème réforme de la monarchie constitutionnelle) lors des premières élections, les Arméniens ont envoyé 11 parlementaires à l’Assemblée Nationale. Quatre d’entre eux étaient des leaders Dachnaks qui avaient mené des combats armés contre Abdül Hamid et qui étaient descendus des montagnes en abandonnant leurs armes : Vahan Papazian de VAN, Karekin Pastermadjian et Vartkes Serengulian d’Erzeroum, Kegham Der Garabedian de Mouch.
Vahan Papazian raconte dans ses souvenirs. C’est le leader Unioniste et Président de l’Assemblée, Ahmet Rıza, qui accueille Serengulian et Papazian à leur arrivée à l’Assemblée Nationale. Papazian présente Serengulian comme “un fédaï descendu des montagnes”. (Sur ce point-là, on ne peut pas ne pas rappeler ceci : comme vous le savez, de nos jours, les discours officiels adorent appeler les combattants arméniens du nom de “komitacı” alors qu’à cette époque-là, ils étaient appelés de manière courante « les révolutionnaires arméniens » ou bien les « fédaïs ».). Ahmet Rıza, le Président de l’Assemblée répond à cela en disant : « Que c’est beau ! Nos amis dignes de confiance, descendant des montagnes, sont venus à l’Assemblée pour défendre les Institutions de la monarchie ». (Koptaş, p.63)
Un autre témoignage de la confiance accordée au Dachnaktsoutioun se trouve dans les paroles du député d’Edirne, Riza Tefik, juste après les massacres d’Adana [Nota CVAN : 30 000 Arméniens ont été massacrés à Adana en 1909]. Il avait pris leur défense contre ceux qui cherchaient la culpabilité des Dachnaks.
« …aujourd’hui, nous ne pouvons pas accuser les Arméniens sous prétexte qu’ils sont des fédais ou autre chose. Oui, il y des fédais arméniens, je les ai connus, ils ont vraiment sacrifié leur vie pour la liberté et ils ont servi dans les hôpitaux pour nos martyrs. Je ne connais pas d’autres sortes de fédais. Nous ne pouvons pas accuser d’une aussi grande faute, une nation qui a servi avec nous au nom de la liberté et ceci après avoir subi tant d’oppressions et tant d’insultes… » (Rober Koptaş, p. 64).
Le Dachnaktsoutioun et Union et Progrès ont signé quatre accords jusqu’en 1914, y compris l’accord signé en 1907 pour faire tomber le despotisme d’Abdül Hamid. Dans le cadre de l’accord des élections de 1908, certains députés Dachnaks ont été élus sur les listes du CUP (Comité Union et Progrès). Au lendemain des événements d’Adana d’août 1909 où plus de 30 000 Arméniens ont été massacrés, le Dachnaktsoutioun, en prenant un très grand risque politique, a pris la décision de poursuivre l’alliance avec l’Union et Progrès.
En septembre 1909, un autre accord a été signé entre les deux partis. Dans ses grandes lignes, cet accord parlait de la création d’un organe commun pour le renforcement de la monarchie, pour combattre ensemble contre les ennemis de la monarchie, la reconstruction de l’organisation de l’Etat selon les principes de la décentralisation, pour mettre fin à la discrimination des non musulmans, et instaurer l’égalité. Le dernier accord signé entre le CUP et le Dachnaktsoutioun en 1912 était encore une fois une collaboration pour les élections. (Koptaş, p. 67)
QUELLE FRATERNITE ?
Ce qui est étrange, c’est qu’après les élections de 1912, malgré la dégradation, les relations entre le Dachnaktsoutioun et le CUP ne se sont pas interrompues jusqu’au dernier moment. Par exemple, au deuxième semestre 1913, durant les discussions des réformes, l’interlocuteur du CUP était le Dachnaktsoutioun. De plus, en août 1914, le CUP a envoyé ses trois plus grand dirigeants au 8eme congrès du Dachnaktsoutioun à Erzeroum, pour demander quelle serait sa position si l’Empire ottoman entrait dans la 1ère guerre mondiale.
Malgré tout, le Dachnaktsoutioun a continué son alliance avec le CUP. Les « fédaïs » arméniens s’opposaient à cela et disaient que les Dachnaks étaient dans l’ignorance, et que la fraternité avec le CUP ne pouvait être qu’un rêve. Ils essayaient d’expliquer que cette alliance ne pouvait apporter aux Arméniens que du malheur.
Cela fait saigner le cœur, mais il faut se le rappeler : le Dachnaktsoutioun et ses sympathisants croyaient tellement à cette fraternité avec les Unionistes que lorsque le plus illustre intellectuel de l’époque, le plus grand orateur, l’écrivain, le juriste, le député d’Istanbul à l’Assemblée Nationale, Krikor Zohrab - après avoir été arraché de sa maison et avant d’être assassiné près d’Ourfa par le Tcherkesse Ahmet, tueur à gages de l’Union qui lui écrasa la tête avec une pierre -, a essayé d’entrer en contact avec les autorités et a tenté jusqu’au dernier moment, de prouver la fidélité des Arméniens à la mère patrie, au lieu d’essayer de fuir et de sauver sa vie après avoir été arrêté le 24 Avril à Istanbul.
Et c’étaient Krikor Zohrab et ceux qui ont cru à l’alliance avec le CUP jusqu’au dernier moment, qui étaient dans l’erreur. Ceux qui voyaient la « fraternité » comme un doux rêve avaient raison. Les Arméniens ont été détruits en masse par leurs « frères ». En effaçant, en éliminant même, toutes leurs traces sociales et culturelles, en spoliant, en s’appropriant toutes les richesses qu’ils avaient crées.
Voilà, la question est là, juste sur ce point-là : “Fraternité ? Quelle fraternité ?” . C’est une question à laquelle il faut beaucoup réfléchir, il faut beaucoup écrire et il faut en tirer des leçons pour éclairer le présent. C’est un point qui fait très mal.
AVANT D’EMPLOYER LE MOT “DACHNAK” COMME INSULTE ...
Aujourd’hui, les enfants de rescapés du génocide, de ceux qui ont été arrachés à leur mère patrie et dispersés d’Argentine jusqu’en Australie, partout dans le monde, sont les enfants de ceux qui avaient appris dans un frémissement horrible, quelle terrible signification avait le mot « fraternité ». Bien entendu, ce qu’on appelle la “Diaspora”, et qui fait peur aux Turcs comme un « croque-mitaine » n’est pas constituée d’un bloc monolithique.
Elle représente des tendances diverses. En observant ceux qui adoptent une attitude intransigeante dans la Diaspora (ceux qui ne montrent pas de gratitude pour les petits pas venant de la Turquie, ceux qui insistent pour la reconnaissance du génocide, ceux qui refusent de pardonner à la Turquie même au nom d’une poignée d’opposants [turcs] qui osent faire entendre leur voix), les gens de bon sens ayant une conscience et un sens de la justice ont une responsabilité : il faut avoir conscience que, face au pouvoir d’infiltration jusqu’aux plus fins vaisseaux capillaires de l’idéologie officielle, être « opposant » ne forme pas un filtre naturel et ne donne pas l’immunité contre les préjugés.
Sans se départir de sa modestie, sans se cacher derrière la tranquillité d’esprit procurée par le statut d’« opposant », il faut avoir la curiosité d’apprendre par où sont passés le peuple arménien et ses dirigeants politiques pour arriver à nos jours, il faut un travail laborieux et du temps à consacrer, il ne faut pas se contenter de ce qu’on connaît déjà, il ne faut jamais oublier qu’il y a encore tant à apprendre [Nota CVAN : en matière d’histoire arméno-turque].
Je parle de cette responsabilité-là.
Traduction du turc S.C - 07:22 - 23 octobre 2009 - www.collectifvan.org
(1) Anahide Ter Minassian « Le rôle de la communauté arménienne dans la Naissance du Mouvement Socialiste et son Devéloppement entre 1878-1923 dans l’Empire ottoman » (Titre en turc : 1878-1923 Döneminde Osmanlı İmparatorluğu’nda Sosyalist Hareketin Doğuşunda ve Gelişmesinde Ermeni Topluluğunun Rolü). Mete Tunçay-Erik Jan Zürcher ,“Le Socialisme et le Nationalisme dans l’Empire ottoman“ (Titre originale : Osmanlı İmparatorluğunda Sosyalizm ve Milliyetçilik“), Edition ; İletişim Yayınları, 1995, Page.190), extrait d’Ayşe Günaysu, « Des pages de notre ‘gauche’ non officielle » (Titre original:Gayrı-resmi “Sol” tarihimizden sayfalar,) Magasine Tükenmez , 25 septembre 2004.
(2) Même référence page,.20.
(3) Cemal Pacha, « Les Souvenirs (1913-1922) » (Titre original : Hatirat (1913-1922)) », Edition ; Nehir Yayınları, Avril 2006, İstanbul, page. 330. Tuncay Yılmazer avait ajouté une note : “On constate que Cemal Pacha parlait ici des Dachnaks lorsqu’on lit les pages concernées dans ses souvenirs.”
(4) Sacit Kutlu, « L’Empire ottoman à l’ère du Nationalisme et de l’Impérialisme » (Titre original : Milliyetçilik ve Emperyalizm Yüzyılında Osmanlı Devleti ), Edition : Bilgi Üniversitesi Yayınları, juin 2007, page. 258.
* August Bebel, né à Deutz (près de Cologne) le 22 février 1840 et mort le 13 août 1913 dans un sanatorium près de Coire[1] en Suisse, est un artisan allemand devenu homme politique socialiste.
Autodidacte, il est devenu une figure majeure de la social-démocratie révolutionnaire, et le dirigeant du plus important parti d’Allemagne, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD).
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