Les gagnants revanchards (Pour un simple abandon du mot « Occident » – 2)
« L’Occident est isolé ! » et donc « la démocratie s’étiole et les libertés reculent ! », gémissent les intellectuels bien en vue dans le marché médiatique (BFMTV, Le Point, RTL et consorts). Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la propagande néoconservatrice martèle que les droits de l’homme et les libertés fondamentales ne peuvent exister qu’en appliquant et en défendant par tous les moyens le modèle libéral des pays occidentaux, rassemblés aujourd’hui au sein de l’OTAN. Mais depuis son émergence en Angleterre et au Pays-Bas au XVIIème siècle, l’expansion du libéralisme a t-elle toujours été source de progrès social et de liberté ?
Seul le modèle libéral atlantiste est compatible avec les libertés et les droits démocratiques : fin du débat. Et face à la Russie et la Chine, aucun moyen ne serait à écarter pour assurer son extension universelle, nous est-il suggéré à demi-mot.
Selon cette relecture de l’histoire qui attribue autant de pertinence à cet artefact cartographique qu’est l’Occident, dont l’unité et la cohésion véritables ne se sont formées qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale avec la création de l’OTAN en 1949, l’acquisition des libertés démocratiques en Europe et aux États-unis s’apparente à un conte de fées, suscitant l’émotion et mettant au placard la réflexion. Lié par essence à la liberté et à la démocratie, le gouvernement représentatif libéral aurait tout seul de lui-même, sans aucune influence extérieure ni pression contestataire, procuré les libertés et les droits de l’homme avant même de s’imposer « naturellement » au monde. Dès l’origine, la régime libéral est prédisposé à être si généreux que les luttes contestant sa domination hégémonique seraient contre-productives et même opposées aux acquis démocratiques apportés par la capitalisme et l’occidentalisation généralisée. En somme, la contestation du régime libéral est par essence totalitaire et ne pourrait déboucher que sur de la tyrannie et la destruction de la démocratie.
Dénigrant la mémoire des luttes paysannes et ouvrières, et occultant l’exploitation du capital, l’esclavage moderne et les guerres coloniales, cette téléologie béatifiante confère au capitalisme libéral le monopole du progrès, que les pays atlantistes porteraient tel un fardeau, esseulés dans leur tâche parmi un monde dominé par les régimes totalitaires. C’était exactement avec les mêmes arguments que le libéralisme classique avait été complètement dédouané d’une quelconque influence dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, comme si le krach financier de 1929 n’avait pas existé et n’avait eu aucun impact dans la montée aux extrêmes.
Puisque le modèle libéral euro-américain, c’est-à-dire atlantiste (dit « occidental »), ne souffre d’aucune contradiction et constitue une route pavée qui mène à la liberté, comme nous l’a dévoilé le prophète Friedrich Hayek, les obstacles à la grande marche du progrès ne peuvent donc venir que des autres : hier communistes, fascistes et tiers-mondistes, aujourd’hui wokistes, identitaires décoloniaux et nationalistes « illibéraux ». S’opposer à la grande geste libérale occidentale revient donc à se déclarer ennemi du progrès, des libertés démocratiques, des Lumières et de la raison. Et en poussant un peu plus loin, de l’humanité.
L’opposition ou la divergence peut alors être déshumanisée, diagnostiquée comme barbare ou bien comme le symptôme d’une maladie mentale nécessitant un lavage de cerveau, grâce à une solution de poncifs éculés du néolibéralisme bien entendu. On pourrait essayer sur Vladimir Poutine, voir ce qui en ressort. Sauf que cette stratégie de méthode Coué achoppe sur un point de non-retour : un régime reste-t-il démocratique quand il s’apprête à utiliser les mêmes méthodes révisionnistes et manipulatoires des dictatures auxquelles il prétend s’opposer ?
D’où de sérieuses précautions pour vérifier le bien-fondé de toute entrée en guerre, et surtout de la visée politique qui la sous-tend, même lorsqu’une situation peut paraître abominable et injuste pour une population martyr qui n’a rien demandé. C’est bien de faire appel à l’émotion pour sensibiliser et aider le plus possible les victimes, mais cela ne justifie en rien d’imposer des mesures d’exception et de suspendre le débat démocratique, en désignant les opposants et les contradicteurs comme des ennemis des droits de l’homme et des fachos patentés. Le doute reste tout de même permis quand certaines élites nous invitent à nous jeter corps et âmes sans réfléchir dans une stratégie militaire dans laquelle les autorités compétentes ne sont pas clairement établies et avec des objectifs à moyen et long terme qui demeurent assez flous.
Pour le moment, la conduite des opérations en vue de la libération de l’Ukraine n’a pas encore fait l’objet d’aucune prise de décision collective qui soit un tant soit peu démocratique – même pas de grande conférence entre nations explicitant le but final de la guerre. Elle est plutôt le fruit d’arrangements et d’accords tacites passés entre les gouvernements, d’où ne ressort pas de projet politique précis au sujet de l’avenir de l’Europe orientale et des rapports avec la Russie.
Or dans le cas de la guerre Russo-ukrainienne comme dans d’autres conflits, si aucune issue politique raisonnable de long terme n’est envisagée entre l’ensemble des belligérants, la guerre risque bien de s’enliser et d’être reconduite indéfiniment dans les prochaines décennies, avec des conséquences globales bien difficiles à prévoir, notamment en ce qui concerne la défense nucléaire. Si un nouveau rideau de fer s’abat à l’Est de l’Europe, ne serait-ce pas le signe d’un échec patent du projet atlantiste et européen ? Une remise en cause profonde et sévère de l’orientation politique qui a suivi la chute du Mur de Berlin et la victoire face à l’URSS ?
Donc pour éviter les mêmes déconvenues, de subir un bond en arrière de 30 ans avec une nouvelle menace nucléaire au bout, la critique est utile et nécessaire. Se repaître de satisfecit en disant que la démocratie dans le monde n’appartient qu’à la culture occidentale, ce n’est pas seulement faire du révisionnisme sur l’histoire du capitalisme libéral, c’est aussi faire preuve d’irresponsabilité et d’un manque de respect total envers les autres peuples, dont une grande partie ont dû lutter âprement dans leur histoire, comme les ukrainiens en ce moment, pour défendre leurs droits et leurs libertés contre des puissances dominantes qui se proclamaient comme civilisées et démocratiques.
Le renforcement de la démocratie dans le monde ne se fera pas en obéissant aux intérêts de certaines puissances, fussent-elles développées et plus apaisées que d’autres. Jusqu’à très récemment en Irak, l’histoire a montré à plusieurs reprises que la « guerre juste », conduite au nom de l’Occident et du libéralisme, ne donnait finalement pas de meilleurs résultats qu’une « guerre sainte » menée par des fanatiques religieux ou identitaires, qui ont même fini par l’emporter en Irak, en Lybie et en Afghanistan. Avant de sonner directement la charge, en appelant à détruire des ennemis sur le champ sans réfléchir à l’issue de la guerre, il faut d’abord nous-mêmes se mettre à l’épreuve, afin de déterminer si nous sommes vraiment capables, au-delà d’une morale narcissique de courte-vue, d’apporter de véritables solutions aux populations que nous prétendons soutenir. Et donc en rabattre sur la glose atlantiste et néolibérale pseudo-démocratique, inutile et nuisible, de plus en plus désapprouvée en Amérique latine, en Afrique et en Asie notamment.
Mais ratatinées par le rouleau-compresseur politico-médiatique des partisans du camp atlantiste, les voix alternatives, sceptiques ou discordantes sont devenues inaudibles et sont même sévèrement sanctionnées dans les élections. Alors que la contestation montait ces dernières années suite à la crise financière de 2008, l’aggravation du réchauffement climatique et les mouvements populaires spontanés tel que les Gilets jaunes, l’ambiance de nouvelle Guerre froide nous a fait revenir à un libéralisme des années 1950, se sentant assiégé et très agressif, prêt à livrer des guerres coloniales et à envahir la Chine.
S’il existe une grande fêlure qui lézarde de part en part le bloc atlantiste conçu pendant les Trente glorieuses, elle ne se trouve pas sur le visage de certains ennemis, mais dans la démesure irrationnelle nichée à la source du capitalisme libéral, dont les partisans présument de leurs propres forces et se permettent même d’annoncer la « fin de l’histoire » et des idéologies. Ils ne comprennent pas que de l’autre côté, dans bien de pays pauvres et chez les prolétaires des pays anciennement industrialisés, cette victoire mondiale a causé un immense découragement, une renonciation désespérée à des utopies alternatives qui avaient mobilisé tant de masses et de leaders charismatiques. Pour combler ce néant laissé par le néolibéralisme, mis en œuvre dans les politiques d’ajustement structurel du FMI qui on démantelé les services publics des états pauvres, bien des populations se sont repliées sur des identités archaïques, ethniques ou religieuses.
Alors évidemment, au milieu de la curée euphorique d’un capitalisme euro-américain qui passe son temps à s’admirer lui-même, quand Poutine remet en marche un impérialisme traditionnel de conquête territoriale, c’est la douche glacée sur le village global high-tech et bobo qui replonge 500 ans en arrière. Le simulacre néolibéral était pourtant si parfait et si rôdé, qu’il avait fini par se confondre avec la réalité : « l’Occident » et la démocratie étaient enfin devenus une seule et même chose, éternellement indissociables mais jusque là séparés par des ennemis. L’un sans l’autre serait inenvisageable, depuis les communes libres du Moyen-âge, au moment où la bourgeoisie européenne avait commencé à s’affirmer, avant d’ouvrir la voie aux révolutions libérales modernes. Le fresque monumentale est si belle et captivante qu’elle ferait oublier tout ce qui se trouve en dehors du cadre – une exploitation abominable que la voûte céleste ne suffirait pas à figurer.
Et finalement, que peut-on voir derrière la propagande et les images d’Épinal, de cette fabrique du consentement qui a fini par assommer les populations européennes et américaines, les rendant indifférents à la politique et aux enjeux sociaux ? Presque rien ou sinon le chaos du féodalisme néolibéral. Le désert idéologique et le chaos environnemental, le retour à des schémas religieux certes archaïques mais pouvant paraître protecteurs dans des régions où tout a été détruit ou enlevé, parfois par les américains et leurs alliés, parfois par les russes, ou par une autre grande puissance.
Il eut autrefois quelque chose, il n’y a pas si longtemps, lors du moment des indépendances des pays colonisés, quand la contestation envers les grandes puissances hégémoniques n’avait jamais été aussi forte. Il y avait une grande espérance pour construire un monde meilleur, qui effectivement puisait aussi son inspiration des grandes révolutions européennes, dont elle reprenait le flambeau.
Même si il a repris les mots et les techniques des mouvements contestataires de gauche, le discours « occidentaliste » qui règne sans partage dans les médias, fruit de la révolution néoconservatrice des années 1980, est au service d’un tout autre projet, faisant du consentement à l’autorité sa seule boussole.
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