Les points sur les « i » en Amazonie
Grâce aux divers engagements suscités par les exactions commises envers le CIMI Amazonie Occidentale relatées ici [1], une action de poids vient d’être décidée pour faire pression sur le gouvernement de l’État du Acre et, par ricochet, sur le gouvernement fédéral du Brésil. En effet, le World Rainforest Movement [2] a pris en charge une action directe auprès du gouvernement allemand, pour mettre en œuvre cette pression internationale. Dans cette lettre ouverte [3], les 50 signataires, répartis sur 19 pays, demandent une intervention auprès du gouvernement de l’État du Acre et de la ministre chargée des Droits de l’Homme à la présidence de la République afin de prendre les mesures qui s’imposent pour garantir la sécurité des personnes du CIMI et des populations indiennes et mener les investigations nécessaires.
Mais pourquoi justement l’Allemagne ? Et bien parce que la banque allemande KfW finance, dans le cadre d’un programme de protection des forêts tropicales, un projet-pilote dans l’État du Acre [4] à hauteur de 15 millions d’euros. Ce projet fait partie d’un programme spécifique du gouvernement allemand, le REDD+ Early Movers [5], visant à « récompenser les pionniers en conservation des forêts » dans le cadre du programme des Nations unies pour la réduction d’émission dues à la déforestation et la dégradation des forêts, le REDD [6] (Hormis la version « Wiki » en anglais, il y a de plus amples infos sur le REDD ici [7] ou ici [8]).
Bref, qu’apporte le REDD ? De l’argent ! Et dans le cadre du foncier au Brésil, il change aussi la donne pour divers motifs. J’en cite deux des plus importants dans le cadre de ce propos.
- Tout d’abord de favoriser les latifundia ; en effet, si auparavant les grands propriétaires terriens pouvaient posséder des immensités de terres incultes, et financièrement improductives, ces mêmes terres deviennent sources de revenus.
- En second lieu, cela favorise l’expulsion de petits paysans, bloque le processus de réforme agraire et remet en question les droits fondamentaux inscrits dans la Constitution du Brésil, c’est-à-dire qu’à terme cela va alimenter les conflits.
En filigrane, on a aussi des éléments de réponse sur les évènements récents rapportés ici [9]. En refusant de sortir des réserves en cours de démarcation, les fazendeiros « jouent la montre » dans l’attente de faire valoir leurs terres davantage, ou même dans l’espoir de déloger les indiens de là. En résumé, cela creuse davantage encore les inégalités sociales, institutionnalise les injustices, renforce le pouvoir des puissants.
Sans m’étendre trop, il faut quand même éclairer deux points :
- Pourquoi cela favorise l’expulsion de petits paysans ? Et bien il faut déjà savoir que nous parlons de propriétés de milliers d’hectares dont les « propriétaires » [10] ne connaissent qu’une infime partie et dont certaines sont occupées par de petits paysans qui y vivent depuis des années. N’étant pas une menace pour l’intégrité financière du fazendeiro auquel ils peuvent même vendre ponctuellement leur force de travail, ils y sont tolérés et en deviennent un peu les « gardiens », mais dans une condition de servage. Dans ce contexte de latifundia, et pas seulement en Amazonie, on note même des cas où les travailleurs vivent carrément dans des conditions d’esclavage [11] [12]. Le problème c’est qu’avec le REDD, le type d’agriculture familiale pratiquée par ces petits paysans n’est plus tolérée puisque le mot d’ordre est « on ne touche plus à rien ». De ce fait, on ne leur donne plus qu’un seul choix : partir... ou mourir.
Et c’est ce qui se passe, justement sur les lieux même dont parle Lindomar Padilha, lieux où il y a des conflits avec les populations amérindiennes. C’est ce qu’explique cet article [13] de décembre 2013 et déjà cité dans un précédent article [14] sur la financiarisation de la nature. Le projet Purus [15], dont parle cet article, couvre une superficie de 34 700 hectares, avec les populations qui y vivent. Il a été développé par la CarbonCo, LLC, sise à Bethesda dans le Maryland [16], pour un ancien maire local, donc un politique, et fazendeiro, propriétaire d’une vaste zone forestière à hévéa.
- Le deuxième point est celui de la réforme agraire, un cancer dans la société brésilienne contemporaine. La Constitution fédérale conditionne la propriété privée à la garantie de sa fonction socio-environnementale, c’est-à-dire son utilisation rationnelle et adaptée aux ressources naturelles et à l’environnement, ainsi qu’une exploitation qui vise tout autant au bien-être du propriétaire que des travailleurs. Ces conditions n’étant pas respectées, la propriété est passible de saisie et de désappropriation aux fins de réforme agraire. L’un des motifs de désappropriation étant, bien entendu, la terre improductive. Or avec le REDD c’est magique ! Ce qui était improductif hier se met à produire aujourd’hui... Et voilà un bâton de plus dans les roues de la réforme agraire qui traîne sur les routes du pays des milliers de sans-terre sur des procédures de désappropriation qui durent parfois des années !
Voilà un petit regard sur la face cachée de l’iceberg et sur ce qui motive autant de conflit dans cette petite région de l’Amazonie. Mais il faut savoir que ce projet du Acre est un projet-pilote qui a pour ambition d’être étendu à l’ensemble du territoire brésilien. Si l’on croise cela à la réforme de la loi forestière que les manœuvres des ruralistes ont réussi à faire passer au Congrès em 2012, on a un ensemble de mécanismes qui favorise la vieille oligarchie terrienne et la renforce. Au peuple brésilien reste, et incombe, de faire valoir ou non ses droits et c’est dans ce contexte qu’évoluent des idéalistes comme Lindomar Padilha que nous nous efforçons de soutenir dans son combat.
===
[3] En anglais, ou en portugais ici
[4] "En 2012, le programme a mis en place sa première transaction de compensation et de réduction d’émissions en évitant la déforestation créée par l’État du Acre, au Brésil. Le programme prévoit de soutenir des programmes supplémentaires de REDD en 2013/2014." (Extrait)
[5] Uniquement disponible en anglais
[8] D’après Friends of Earth international (en anglais)
[10] Lei de Terras 1850 : Loi qui a « modernisé » l’accès à la terre au milieu du XIXe siècle en instituant l’achat comme seul accès à la propriété privée. Cela a été le début des inégalités quant au droit à la terre. (Lien en portugais)
[11] Cas d'esclavage. État de Goiás (en portugais)
[12] Cas d'esclavage dans le District Fédéral (en portugais)
[13] "Projets de carbone du Acre menacent le droit à la terre". Reporter Brasil 19/12/2013 (en portugais)
[15] Projet Purus (en portugais)
5 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON