Lorsque l’ours danse avec le panda
Il est ces derniers temps beaucoup question de la Chine et de ses relations avec les pays occidentaux du fait de l’agitation au Tibet et du parcours de la flamme olympique. Pourtant, il est un point sur lequel on ne se focalise guère et qui prend pourtant une signification d’importance pour qui s’y intéresse : le rapprochement sino-russe. Une évolution grosse de conséquence pour les années à venir et portant en elle les fruits d’un repositionnement géopolitique majeur.
Ce rapprochement sino-russe pourrait passer de prime abord fort naturel, ne serait-ce d’une part par la proximité géographique [1] ou par l’idéologie marxiste partagée le temps de quelques décennies.
Cependant, à la loupe, ce rapprochement n’est pas si évident : sur le plan géographique tout d’abord, la contestation de certains territoires fut à l’origine d’un conflit frontalier en 1969 près de l’île Damansky/Zhenbao sur le fleuve Ousourri. Conflit qui fit craindre un embrasement bien plus généralisé entre les deux pays d’obédience socialiste d’alors (les chiffres concernant le nombre de victimes de part et d’autre est sujet à caution). Signalons en aparté que ce différend a été vidé par des négociations débutées en 1991 et ayant abouti à la signature d’un accord en 2004, un des nombreux signes d’une volonté d’apaisement commune après la fin de la Guerre Froide.
Ensuite, sur le plan idéologique, les relations furent rarement tout à fait paisibles entre les deux principaux pays prônant le marxisme dans le monde. Le Grand Bond en avant fut notamment un événement déclencheur dans le refroidissement des relations bilatérales puisqu’il remettait en cause la doxa soviétique en matière de planification économique et de contrôle des masses (la déstalinisation ayant été mal reçue par Mao, ce dernier voulant conserver une ligne dure de peur de voir son propre régime être contesté de l’intérieur). Khrouchtchev n’hésitera pas à invectiver l’homme d’Etat chinois en le traitant de nationaliste !
L’effondrement du régime soviétique puis l’insertion de la Chine au sein du capitalisme mondial (membre de l’OMC depuis 2001) permirent un lent rapprochement entre les deux Etats. Mais il fallait encore une impulsion particulière pour y donner réellement corps : l’arrivée de Vladimir Poutine allait amorcer un changement d’orientation conséquent.
La tentation occidentale et orientale du pouvoir russe
Dans son discours du 25 septembre 2001 au Bundestag, Vladimir Poutine tendit ouvertement la main à l’Occident et plus particulièrement à l’Europe. De même qu’à la suite du 11-Septembre 2001 il s’empressa d’assurer les Etats-Unis du soutien plein et entier de la Russie pour combattre le terrorisme à leurs côtés.
Si les relations russo-américaines ne furent guère probantes à moyen terme, le président russe plaça une grande confiance dans ses relations avec divers pays européens, prioritairement l’Allemagne, la France et l’Italie. Cette volonté d’ouverture culmina avec le front de la paix en 2003 aboutissant à un axe Paris-Berlin-Moscou opposé à la guerre en Irak. Rome n’y étant pas incluse du fait de sa participation à la guerre en Irak, mais n’empêchera cependant aucunement le pouvoir politique de conserver des liens fort ténus avec son homologue russe.
Vladimir Poutine pouvait de la sorte compter sur plusieurs alliés sur le sol européen et contrebalancer au sein de l’Union européenne l’hostilité ostentatoire de nouveaux pays adhérents lors de la vague de 2004 (Pologne, République tchèque et Pays baltes en tête). Seulement, les victoires électorales d’Angela Merkel, de Nicolas Sarkozy et de Romano Prodi affaissèrent singulièrement la ligne d’entente et signifièrent pour le pouvoir russe l’absence de contrepoids au sein du Vieux Continent. Avec en sus un raidissement de plus en plus ferme vis-à-vis du Royaume-Uni [2].
Véritable aigle bicéphale, la Fédération de Russie continuait à entretenir des liens de plus en plus étroits avec la République populaire de Chine. Principalement dans le domaine commercial et plus particulièrement militaire, avec la vente d’avions de combat comme de sous-marins. Le secteur énergétique n’étant bien entendu pas en reste avec divers projets de gazoducs et d’oléoducs pour contenter les besoins exponentiels de la Chine en hydrocarbures.
Mais le plus gros succès fut d’ordre diplomatique avec l’émergence de l’OCS, acronyme d’Organisation de coopération de Shanghai. Les principaux bénéficiaires étant les deux pays précédemment évoqués, menant de concert des exercices militaires avec les autres membres de l’OCS [3] tout en adressant un signal clair aux membres de l’Otan [4] qu’un nouvel espace de sécurité venait d’apparaître sans immixtion de la puissance américaine.
Un front unifié contre les séparatismes
Et c’est là où l’actualité a permis de mettre en relief une convergence de plus en plus affirmée des points de vue sino-russes pour qui sait décrypter les relations internationales. A ce titre, l’Occident a (sciemment ou non, mais peu importe au vu du résultat) consolidé un rapprochement qui, il faut le répéter, n’allait pas forcément de soi [5]. En guise de démonstration, on s’en tiendra à deux points majeurs de ces dernières semaines bien qu’il y ait plusieurs exemples encore à disposition : le Kosovo et le Tibet.
La question du Kosovo [6] fut un accélérateur du ressentiment russe à l’égard des pays occidentaux en ce sens que ces derniers bafouèrent non seulement le droit international, mais aussi l’avis contraire de la Russie, membre du Conseil de sécurité à l’ONU. Or, quel soutien majeur ce pays obtint-il dans son refus de reconnaître l’indépendance de cette province serbe ? La République populaire de Chine ! Il n’y a pas lieu, car tel n’est pas le thème de l’article, de s’étendre sur la question du Kosovo indépendant : le propos principal étant plutôt de souligner que les relations sino-russes furent confortées par cette unicité de vue sur la sécession de territoires.
Le Tibet, lui, vient très récemment de défrayer la chronique et les passions quelques mois avant l’ouverture des jeux Olympiques. D’office, les autorités chinoises se virent mises de l’index par les Occidentaux pour la façon dont elles s’occupaient des troubles affectant cette région. Les manifestations émaillant le parcours de la flamme olympique à Londres, Paris et San Francisco ne furent aucunement à l’ordre du jour à Saint-Pétersbourg : plus qu’un symbole, une volonté manifeste de montrer que l’hostilité à l’égard de la Chine n’avait pas lieu en Russie, surtout dans la ville du président russe. Du reste, Moscou réprouva la politisation et les menaces de boycott des jeux Olympiques tout en assurant Pékin de son soutien quant à la gestion par Hu Jintao des affaires intérieures [7].
Humiliée sur l’affaire du Kosovo, bousculée dans son jardin tibétain, Russie et Chine trouvent chacune dans l’attitude occidentale toutes les raisons de pérenniser leurs liens économiques, militaires et diplomatiques. Un tel ensemble géopolitique, s’il devait encore intensifier ses relations, aurait de quoi donner des sueurs froides aux Etats-Unis ainsi qu’à ses alliés. Il n’est pas dit que c’était là l’objectif premier des Occidentaux [8], mais il apparaît plausible que cette perspective soit celle qui nous attende dans les mois et années à venir, à moins de spectaculaires renversements d’alliances...
Et l’Europe dans cette danse ?
L’Europe, ce petit cap du continent asiatique, comme le disait avec à-propos Paul Valéry, veut-elle encore jouer un rôle prépondérant dans le monde ? Car il n’est ici question que de volonté. Et rien n’est moins sûr que cette dernière puisse avoir la détermination nécessaire de peser à nouveau dans les affaires du monde.
Sa parole devenant de plus en plus inaudible et sa politique étrangère calquée point par point sur celle du grand frère américain ne lui donne guère de crédit dans le monde, influence minée qui plus est par la difficulté de faire entendre autre chose qu’une cacophonie sur 27 voix.
Ce n’est pourtant pas faute de la part des responsables russes comme chinois de tendre la main. Cette main étant celle de l’indépendance et de la volonté d’œuvrer pour un monde multipolaire et d’ouverture. Les récriminations unilatérales fondées sur l’affect et l’émotionnel au détriment de la réflexion et de l’ouverture d’esprit ont pour l’heure seulement abouti au contraire des objectifs visés et ne feront que braquer les pays concernés.
Que les dirigeants européens se gardent bien de trop souvent montrer du doigt les déficiences de certains pays sans se voir eux-mêmes pointés du doigt pour leurs propres dysfonctionnements démocratiques et pour la non-application de concepts qu’ils s’enhardissent d’exporter.
Le panda dans les bras de l’ours, voilà une image saisissante, mais symptomatique d’une modification du puzzle géopolitique mondial. A charge pour l’Europe de choisir le rôle qu’elle entend désormais jouer au sein de cette nouvelle donne...
[1] 4 300 kilomètres de frontière commune. A titre de comparaison, les frontières cumulées de la France (Guyane comprise) sont de 4 072 kilomètres.
[2] Qu’aggravèrent l’exil londonien de Boris Berezovsky, oligarque et farouche adversaire de Vladimir Poutine ainsi que l’assassinat d’Alexandre Litvinenko dont le soupçon à l’égard des services russes n’a pour l’heure donné lieu à aucune preuve tangible.
[3] Signalons que le statut de membre observateur au sein de cette organisation a été refusé aux Etats-Unis en 2005.
[4] Il serait intéressant à ce titre d’approfondir le sujet sur le fait que le centre de gravité géopolitique se soit désormais déplacé avec la chute du Mur de Berlin de l’Europe vers l’Asie centrale. Et les récents événements du Tibet comme le problème récurrent de l’Afghanistan mobilisant un nombre conséquent de troupes alliées semblent donner poids à cette conjecture.
[5] J’ajouterai juste que, par exemple, la Chine et la Russie auraient pu participer à une véritable foire d’empoigne sur l’établissement de zones d’influence en Asie centrale, exacerbée singulièrement par les richesses en hydrocarbures contenues (et avérées) dans les sous-sols de ces anciens pays de l’Union soviétique. Or, il est apparu après 2001 qu’un bona diagnosis, bona curatio s’imposait au vu de l’influence galopante de l’hyperpuissance américaine et que toute nuisance réciproque ne pouvait que profiter à cette dernière.
[6] Pour mieux comprendre la situation, lire cet article de Louis d’Âcre paru sur Agoravox.
[7] Dépêche de Reuters en date du 17/03/2008.
[8] Dans son édition du 11/04/2008, Le Figaro rappelle opportunément que la Chine en entrant dans le capitalisme mondial a aussi investi les circuits financiers occidentaux, notamment américains, et a limité les dégâts occasionnés par la crise du subprime en soutenant son système bancaire. De même que si le pays le plus peuplé du monde se décidait à revendre ses bons du trésor américains, il ne fait aucun doute que les Etats-Unis traverseraient l’une des crises économiques les plus graves de leur existence, si ce n’est la plus grave...
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