Tartaglia a blessé Berlusconi avec un souvenir du Dôme de Milan. Les photos du visage ensanglanté de ce nouveau « Sacre Syndone live : vivant et sanglant » comme le décrit l’écrivain et critique Marco Belpoliti, ont fait le tour du monde. « Il s’agit d’un événement important, dans le sens où les attentats et les agressions contre les Premiers Ministres d’Europe Occidentale ont été rares ces dernières années », précise l’historien et sociologue Marc Lazar.
Une fois le choc passé et la tranquillité revenue, nous avons demandé à M. Marc Lazar en personne, professeur d’université en histoire et sociologie politique à l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Paris, directeur de l’école doctorale de l’IEP de Paris, auteur, entre autres, de L’Italia sul filo del rasoio. La democrazia nel paese di Berlusconi (Rizzoli, 2009), et l’un des plus grands spécialistes du “berlusconisme”, de nous aider à analyser et comprendre les développements futurs en Italie à travers un passage en revue des problèmes qui freinent le développement du pays.
Nous observons une polarité très forte, avec un clivage net entre les pro et les anti Berlusconi qui se démènent dans les sables mouvants du discours politique italien. Personne n’est capable, à droite comme à gauche, de faire front face aux problèmes réels du pays - la souffrance des jeunes, les inégalités sociales, le problème démographique, le développement durable - et donc d’envisager des solutions. De l’autre coté, paradoxalement, le visage d’une société en mouvement se dessine, plus fortement qu’en France, porté notamment par un facteur J (les Jeunes) qui s’investissent pour le futur.
Que pensez-vous de ce qui s’est passé à Milan ?
C’est sûrement un événement important, dans le sens où les agressions et les attentats contre les Hommes politiques ont été rares ces dernières années. L’événement a été rapidement retransmis à la télévision, ce qui atteste d’un pouvoir très fort de l’image. Le visage ensanglanté du Président du Conseil a étonné non seulement les italiens mais aussi l’ensemble de l’opinion occidentale.
Il convient dorénavant de savoir comment interpréter cette agression. S’agit-il du geste d’un fou ou est-ce la démonstration de l’existence d’un climat de tension qui a poussé un individu à agir de la sorte ? Je pense pour l’instant qu’une tendance se dégage, au moins au centre droit de l’échiquier politique, pour se porter sur la seconde hypothèse. Il ne s’agirait pas du geste isolé d’un homme et de ses problèmes, mais plutôt d’une preuve du climat de tension qui règne en Italie. Certains voudraient même y voir un climat attisé par les opposants de M. Berlusconi. Si cette interprétation venait à prendre définitivement le dessus, cet horrible attentat deviendrait une ressource politique pour la majorité.
Pensez-vous alors que la cote de popularité du Premier Ministre italien tirera profit de cet événement ? Dans l’opposition nombreux sont ceux qui accusent le Président du Conseil d’avoir adopté un ton très agressif ces derniers mois face aux juges, à l’opposition, au Président de la République, aux journaux…
Disons que les tensions proviennent des deux bords. D’une part du côté du Gouvernement, et particulièrement de M. Berlusconi, qui s’est engagé dans une posture de campagne électorale permanente, de diabolisation des opposants, de stigmatisation des communistes et des magistrats. D’autre part l’opposition cherche à frapper M. Berlusconi, le stigmatiser, le diaboliser à son tour.
Tout ça est lié au fait que M. Berlusconi est un leader exceptionnel : entendez par là que face aux conflit d’intérêts il intervient constamment à la télévision. Tout ceci engendre un climat inédit et totalement inconnu dans les autres pays occidentaux. Faisons par exemple la comparaison avec la France. Dans l’hexagone il y a le sarkozysme et l’anti-sarkozysme. Les sarkozystes critiquent bien évidemment la gauche, mais la tension est loin d’atteindre le niveau de celle qui est observée en Italie. Nous avons affaire à une spécificité italienne.
Dans une récente interview à l’Unità (journal historique de la gauche Italienne ndr), vous avez confirmé que si M. Berlusconi est au crépuscule de sa carrière politique, ce n’est pas pour le berlusconisme. A quoi doit-on s’attendre maintenant ? Que sera et quel doit être le rôle de la gauche italienne ?
Je crois qu’aujourd’hui la gauche est très prudente parce que, et c’est logique, cette agression contre M. Berlusconi, lui permet de se présenter dans le rôle qui lui tient le plus à cœur, c’est-à-dire celui de la victime ! Sa popularité en sortira renforcée car l’ensemble de l’opinion, indépendamment des sensibilités politiques, se sentira solidaire en pleurant un "homme attaqué brutalement en pleine rue !"
Par contre il est vrai que le phénomène profond est celui de comprendre le berlusconisme et les raisons de sa popularité. Comme je l’ai souvent dit, il y a eu deux erreurs classiques faites par la gauche : une sous-estimation de M. Berlusconi, car ils pensaient qu’il serait un épiphénomène pouvant disparaître rapidement, et de l’autre côté une sur-estimation, c’est-à-dire qu’il serait un homme omnipotent, presque un nouveau dictateur. Je crois que la gauche doit faire un gros travail de compréhension et d’analyse du phénomène politique, social et culturel du berlusconisme. Si elle ne le fait pas, la gauche, en l’absence de compréhension du phénomène, ne pourra jamais préparer la succession, un jour, à M. Berlusconi.
Ce raisonnement là est également valable pour la gauche française
La surexposition de l’image du Premier Ministre italien semble faire perdre de vue les problèmes réels du pays…
Dans un schéma classique, on ne devrait pas en être arrivé à parler d’être pour ou contre Berlusconi. L’objectif de la politique italienne, et en première ligne de l’opposition, est d’analyser le changement de la société italienne puis d’anticiper les défis actuels.
Je peux donner beaucoup d’exemples de choses dont personne ne parle, par exemple le problème des jeunes, qui lors de la dernière manifestation du No B day [No Berlusconi Day] ont démontré leur présence. Une grosse partie de la jeunesse italienne ne se reconnait plus dans cette société, qui est très critique avec la génération précédente et avec M. Berlusconi. Il y a le problème des inégalités sociales, de démographie : pour moi c’est une surprise quotidienne de voir que personne ne parle de la baisse démographique en Italie et des politiques à adopter pour arrêter ce problème dramatique. Dans deux générations il n’y aura plus d’italiens en Italie. Personne ne parle de l’immigration - sauf le gouvernement avec sa politique de répression et de rigueur - sans penser que c’est une ressource. Et personne ne parle du problème crucial pour toutes les réalités européennes, l’enseignement, la formation, l’Université et la recherche, à propos duquel l’Italie a un retard abyssal par rapport à d’autres pays d’Europe. De grands pays comme la France avec son gouvernement ont commencé à donner des ressources pour l’Université et la recherche parce qu’ils ont compris que c’est ici que se jouera le future de la France et de l’Europe. Pour finir sur tous ces sujets, ni la majorité ni l’opposition parlent d’économie verte, de développement durable, du Sommet de Copenhague où la présence italienne a été, au niveau officiel, assez discrète. Nous savons qu’une partie de Confindustria (la confédération des industriels) a dit que ce n’était pas la priorité, que la priorité était de retrouver les conditions d’une croissance économique, peu importe le prix à payer pour cette croissance.
L’Italie fait la politique de l’autruche. L’Europe regarde l’Italie d’une certaine façon, pas seulement, comme la gauche le pense, à cause de M. Berlusconi, mais aussi parce que l’opposition ne travaille pas pour le futur du pays.
Italie et France ne sont pas si loin. Tous les deux ont des problèmes avec l’emploi et avec l’immigration. Que pensez-vous du débat sur l’identité nationale lancé par le Ministre Besson ?
Je pense que c’est une opération politique lancée par le Gouvernement, notamment pour des raisons électorales - les élections régionales -, afin de consolider la majorité de droite et pour éviter une nouvelle progression du FN. Il est juste que l’opposition dénonce cette manœuvre-là, cette instrumentation politique. Par contre c’est vrai qu’il y a des problèmes sérieux, et la réflexion qui est en train de se faire sur ce que signifie être français et vivre ensemble aujourd’hui est un vrai problème. On doit voir si toutes ces réunions - plusieurs personnes m’ont dit qu’elles ont eu beaucoup de succès - tentant de redéfinir ce qu’en France on appelle « le vivre ensemble » ne chercheront pas à stigmatiser l’immigration, mais à l’intégrer et repenser les conditions de l’identité nationale qui, pour moi, signifie : République, laïcité et conception ouverte de la nation française. Ce serait une terrible erreur si nous avions de nouveau une conception réductrice et fermée de l’identité nationale. Ce qui me préoccupe c’est que le débat semble faire croire aux Français qu’il n’existe seulement que la France.
Nous sommes en Europe et le fait que nous ne pouvons pas parler de la relation entre l’Identité nationale, ou l’appartenance nationale, et l’appartenance européenne, est un problème.
Le 20 mars prochain les Français organisent le No sarkozy day. Qu’en pensez-vous ?
C’est bien sûr inspiré de l’expérience italienne, à la manière de la décision du parti Socialiste de faire une primaire. Ça signifie que l’Italie n’est pas seulement un pays anesthésié par la télé berlusconienne, mais qu’il y a des inventions démocratiques, comme les primaire et cette manifestation qui démontrent - et ça c’est important - qu’un certain cycle de domination des télés est fini. Maintenant le web constitue une concurrence très forte pour la télé. Le No Berlusconi day a été une grande manif faite par les jeunes qui ont pris l’initiative d’organiser cette journée. En France, maintenant, inspirés par les Italiens, certains cherchent à faire la même chose, mais pour le moment il ne me semble pas que cela soit identique. On va voir… Je ne suis pas trop sûr du résultat parce que, paradoxalement, malgré tout, la société italienne semble plus vive que la société française.