Trois ans après la fin des travaux de l’Instance équité et réconciliation, peut-on affirmer que toute la lumière a été faite sur les années de plomb ? Le travail de mémoire et la recherche de la vérité ont-ils été achevés ?
Dès qu’il est monté sur le trône alaouite, en juillet 1999, le roi Mohammed VI s’est saisi du dossier des violations des droits de l’homme commises pendant les années de plomb, période allant de l’indépendance (1956) jusqu’à son intronisation.
Moins d’un mois après sa prise de pouvoir, Mohammed VI a décidé de réorganiser le Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH), organisme créé en mai 1990 par Hassan II et resté plusieurs années sans tenir de réunion de travail. Sur instruction royale, une commission d’indemnisation des victimes de « disparitions forcées » ou de détentions arbitraires et de leurs ayants droit est également mise en place.
En réponse aux demandes d’enquêtes sur les années de plomb formulées par des associations de défense des droits de l’homme et de familles de disparus et d’anciens détenus, Mohammed VI a accepté, fin 2003, le projet de création d’une commission indépendante, chargée de faire la lumière sur les graves atteintes aux droits de l’homme perpétrées durant les années de plomb.
L’Instance équité et réconciliation (IER), dont les statuts sont officiellement approuvés par dahir royal en avril 2004, s’est vue assigner trois objectifs essentiels. Sa première mission consistait à répertorier les violations des droits de l’homme commises durant les années de plomb.
(1) La deuxième mission de l’IER concernait le volet de la réparation financière des victimes et de leurs familles ainsi que leur réhabilitation sociale.
(2) Enfin, l’IER devait élaborer un rapport contenant des recommandations afin d’éviter la répétition des violations des droits de l’homme au royaume du Maroc.
Dès décembre 2004, l’IER a commencé à auditionner en public les victimes des années de plomb venues témoigner des exactions subies. Le travail de mémoire pouvait commencer.
La création de l’IER a été saluée comme un geste fort de la part du nouveau souverain marocain, une volonté de rupture avec les méthodes condamnables qui caractérisaient le régime de Hassan II (1961-1999). La mise en place de l’IER a constitué une nouveauté. Pour la première fois, un État arabe créait une commission indépendante chargée d’enquêter sur les violations et les atteintes aux droits de l’homme perpétrées sur son territoire. Les membres des associations des victimes et de leurs familles et les défenseurs des libertés fondamentales allaient pouvoir enfin accomplir ce travail de mémoire qu’ils appelaient de leurs vœux.
A l’intérieur du Maroc, bien que minoritaires, des voix se sont élevées pour condamner cette démarche. Abdelkrim Al Khatib, ancien résistant, farouche défenseur de la monarchie et personnalité politique incontournable des années Hassan II, a dénoncé avec vigueur la mise en place de l’IER. «
Le processus en cours revient, en fait, à faire le procès de Hassan II et de Mohammed V. Nous exhortons le roi [Mohammed VI]
à tout arrêter. »
(3)
Mahmoud Archane, ancien commissaire de police pendant les années de plomb et désormais député
(4), s’est dit outré par la création de l’IER. Il est allé plus loin en qualifiant les victimes des années de plomb de «
subversifs » et en déclarant que «
ce serait plutôt à ceux qui ont causé beaucoup de tort à leur pays en se lançant pendant de longues années dans des aventures de subversion, de terrorisme et de complots qu’il appartient aujourd’hui de demander pardon à la nation. »(5)
L’ancien commissaire, accusé d’avoir joué un rôle dans les nombreuses violations des droits de l’homme au cours des années de plomb, redouterait-il de devoir un jour s’expliquer ? En effet, fin décembre 2000, l’Association marocaine des droits humains (AMDH) a diffusé une liste de personnes présumées responsables de disparitions, de détentions illégales et de torture. L’AMDH souhaite que la justice marocaine entame des poursuites à l’encontre de ces personnes.
Cette liste de l’AMDH inclut les noms de plusieurs hauts responsables encore en activité. En 2008, le général de corps d’armée Hosni Benslimane commande toujours la puissante Gendarmerie royale et le colonel-major Hamid Lâanigri dirige les Forces auxiliaires, chargées notamment du maintien de l’ordre.
(6)
Dans plusieurs pays, des instances comparables à l’IER ont été créées notamment à la fin de guerres civiles ou à la suite du renversement de régimes autocratiques ou ségrégationnistes (Sierra Léone, Afrique du Sud notamment). Parfois, elles ont été mises en place sans qu’il y ait eu pour autant un changement de régime (exemple du Chili).
Au Maroc, le décès de Hassan II a permis le changement de monarque et l’intronisation de Mohammed VI a assuré la continuité de la monarchie et de l’État. Pour preuve, le nouveau roi n’a pas procédé à une modification de la constitution, pourtant réclamée par de nombreux démocrates marocains. De plus, il a maintenu, dans ses fonctions de Premier ministre, Abderrahmane Youssoufi nommé, en 1998, par Hassan II. La plupart des responsables de l’appareil sécuritaire ont également conservé leurs postes.
(7)
Il est incontestable que la mise en place de l’IER a permis à Mohammed VI d’asseoir son image de monarque réformateur. Pourtant, au final, les tâches dévolues à l’IER ont été considérablement réduites, amenuisant ainsi son apport dans l’indispensable travail de mémoire et rendant la quête de la vérité sur la période des années de plomb inaccessible. En effet, l’article 6 des statuts de l’IER précise que «
les attributions de l’Instance équité et réconciliation sont non judiciaires et n’invoquent pas la responsabilité individuelle dans les violations. »
(8) Dès lors comment faire toute la lumière sur la période des années plomb sans incriminer les responsables des exactions commises ? Comment déterminer la responsabilité de l’État sans incriminer les différents organes de l’appareil sécuritaire, sans chercher à prouver l’implication (ou la non-implication) de ses agents et ses responsables ? Comment enquêter sur les violations commises par un régime, celui de Hassan II, sans pouvoir désigner ce dernier, chef suprême, comme responsable ?
Envisager le procès des auteurs d’enlèvements, de séquestrations et d’actes de torture suppose que l’État marocain dans sa globalité puisse être poursuivi. Or,
«
C’est que l’État sait parfaitement que ceux qui ont commis [ces]
violations ont agi sur ses ordres et, donc, qu’il est juridiquement responsable au même titre que ses agents. Plus précisément, il sait que l’État, c’est à la fois l’ensemble de ses dirigeants qui, à des degrés divers, ont donné – explicitement ou implicitement – des ordres. C’est-à-dire que l’État sait que la recherche des responsabilités doit partir des exécutants au plus bas niveau et remonter la pyramide jusqu’au sommet de la hiérarchie, là où se trouvent les concepteurs de la politique oppressive, les décideurs, les instigateurs. Il sait enfin que personne, en pareille matière ne peut prétendre à une quelconque immunité : toute personne, à quelque niveau qu’elle appartienne, est tenue de répondre de ses actes. »
(9)
Protégé par le caractère « inviolable et sacré » de sa personne (article 23 de la constitution), Hassan II, même décédé, continue de bénéficier d’une immunité complète au sujet des innombrables atteintes aux droits de l’homme commises sous son long règne.
Près de dix ans après sa disparition, Hassan II continue de symboliser la monarchie aux yeux de l’opinion publique marocaine. Vouloir faire son procès, c’est immanquablement faire celui de la monarchie. En décidant de n’entamer aucune poursuite judiciaire concernant les années de plomb, en excluant la recherche de toute responsabilité individuelle et en protégeant des hommes qui pour certains étaient des exécutants, pour d’autres des donneurs d’ordres, le roi Mohammed VI préserve Hassan II, son père, d’un procès d’où la monarchie ne peut que sortir affaiblie.
Pouvons-nous parler d’avancée tangible des libertés fondamentales alors que des hommes impliqués dans la pratique de la torture, des enlèvements, des séquestrations, des disparitions et des assassinats dirigent toujours le pays ? «
Peut-on tourner la page, alors que nous ignorons toujours si les réseaux de torture et d’enlèvements font désormais partie du passé révolu ou s’ils sont toujours comme auparavant, actifs en marge de la loi ?
»(10)
Pendant que l’IER tentait de mener à bien son travail de mémoire et organisait des audiences publiques, le Maroc se trouvait confronté sur son territoire à l’islamisme armé. Après les attentats du 16 mai 2003
(11), le pouvoir marocain a opéré une vague d’arrestation au sein des milieux islamistes. La police et la justice ont repris les vieilles méthodes des années de plomb : arrestations illégales, gardes à vue prolongées au-delà des délais légaux, torture, procès-verbaux antidatés et signés à blanc.
(12) Pis, il semblerait que les autorités marocaines actuelles soient impliquées dans le programme américain de « restitutions illégales » de prisonniers.
(13) Aux témoignages d’anciens détenus de Guantanamo qui affirment avoir été torturés au Maroc s’ajoutent les découvertes faites par les journalistes. Début 2006, le
Sunday Times a révélé que la
Centrale Intelligence Agency (CIA) participait à la construction d’une nouvelle prison au Maroc, à Aïn Aouda, près de Rabat.
(14) Ironie du sort ou angoissant bégaiement de l’Histoire ?
Officiellement, l’IER a clos son travail. Elle a examiné 16 861 dossiers. Dans son rapport final, remis au souverain marocain le 30 novembre 2005, l’IER a révélé que «
des difficultés ont entravé la recherche de la vérité,
parmi lesquelles, figurent notamment […]
, la coopération inégale des appareils de sécurité, l’imprécision de certains témoignages d’anciens responsables et le refus d’autres de contribuer à l’effort d’établissement de la vérité. »
(15) Elle a reconnu avoir résolu 742 cas de violations des droits de l’Homme et avoué que 66 autres cas demeuraient en suspens, estimant nécessaire la poursuite des investigations. Toutefois, elle n’a pas précisé qui devait prendre le relais et poursuivre la recherche de la vérité. Le CCDH ? La justice ?
Concernant le volet des réparations financières, l’IER a indemnisé 8 071 victimes ou leurs ayants droit, pour un montant global de 608 millions de dirhams
(16), soit près de 55 millions d’euros.
Trois ans après la fin des travaux de l’IER, peut-on affirmer que toute la lumière a été faite sur les années de plomb ? Le travail de mémoire et la recherche de la vérité ont-ils été achevés ? Les récentes découvertes de charniers humains dans la région de Nador (nord du pays) et celle d’El Jadida (à 100 km au sud de Casablanca) prouvent que toutes les victimes des années de plomb n’ont pas été recensées et identifiées. D’ailleurs, selon l’AMDH, l’IER n’aurait pas examiné plus de 20 000 dossiers. Ces requêtes auraient été déposées hors délais.
(17)
À ce jour, les recommandations formulées par l’IER dans son rapport final afin d’éviter que de nouvelles graves violations des droits de l’homme ne se reproduisent sont restées lettres mortes.
(18)
Comment interpréter les récentes décisions prises par la justice et les autorités marocaines qui constituent des entraves évidentes à la recherche de la vérité ?
Le juge français Patrick Ramaël qui instruit l’affaire de l’enlèvement de Mehdi Ben Barka à Paris en 1965, a annoncé, le 22 octobre 2007, avoir lancé des mandats d’arrêts internationaux à l’encontre de cinq membres d’organes sécuritaires marocains. Selon Me Maurice Boutin, avocat de la famille de l’ancien opposant marocain, Interpol n’a finalement été saisi que pour quatre mandats d’arrêts internationaux.
(19) Ils concernent le général de corps d’armée Hosni Benslimane (chef de la Gendarmerie royale), le général Abdelkader Kadiri (ancien patron de la Direction générale des études et de la documentation, DGED, et actuellement inspecteur général des armées), Miloud Tounsi, dit Chtouki (ancien membre des services secrets marocains) et Abdelhaq Achaachi (un des anciens responsables des services secrets). Les autorités marocaines demeurent muettes sur le sujet. Les familles de Mehdi Ben Barka, de Houcine Manouzi, d’Abdellatif Zeroual et de tant d’autres continuent d’attendre. Elles veulent connaître enfin la vérité, toute la vérité sur les années de plomb. Une grande majorité de Marocains aussi…
(1) Son champ d’investigation s’est néanmoins limité aux seuls cas d’enlèvements, de « disparitions forcées » et de détentions illégales. L’IER n’a pas, par exemple, examiné les requêtes relatives aux violences policières commises lors des différentes émeutes qui ont jalonnées le règne de Hassan II (mars 1965, juin 1981, janvier 1984 et décembre 1990).
(2) Le travail d’indemnisation a été effectué conjointement avec la commission d’indemnisation citée précédemment.
(3) Propos cités par le magazine
Tel Quel, Casablanca, n° 158 du 8 au 14 janvier 2005. Abdelkrim Al Khatib est décédé fin septembre 2008.
(4) Fondateur du Mouvement démocratique et social (MDS), il est député depuis plusieurs années. Il siège actuellement à la Chambre des conseillers, la seconde chambre du parlement marocain.
(5) Entretien accordé au magazine
Maroc Hebdo International, Casablanca, n° 583, du 5 au 11 décembre 2003.
(6) Avant sa mutation aux Forces auxiliaires, Hamid Lâanigri était le chef de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN). Sa nomination à la tête des Forces auxiliaires est un signe évident de désaveu. Elle n’est toutefois en aucun cas liée à son implication dans le dossier des années de plomb. Elle est due à sa gestion du terrorisme islamiste et notamment l’incapacité de ses services à faire face à la menace armée.
(7) À l’exception notable de Driss Basri, indéboulonnable ministre de l’Intérieur (et de l’Information) sous le règne de Hassan II. Resté pendant plus de vingt ans à la tête du ministère de l’Intérieur, Driss Basri est limogé en novembre 1999. Il est décédé en août 2007.
(8) Dahir royal n° 1.04.42 du 19 safar 1 425 (10 avril 2004), portant approbation des statuts de l’Instance équité et réconciliation.
(9) Abderrahim Berrada, in
La défense de l’impunité est irrecevable, Casablanca, 2000. Document de 20 pages disponible sur le site internet de l’association Maghreb des droits de l’homme (
http://www.mddh.com). Abderrahim Berrada, avocat au barreau de Casablanca, est le défenseur de nombreuses victimes des années de plomb.
(10) Salah El Ouadie, in
Lettre ouverte à mon tortionnaire. Court texte diffusé sur internet. Militant d’extrême gauche, durant les années de plomb, il fut détenu et torturé au commissariat du Derb Moulay Chérif. Salah El Ouadie fut l’un des dix-sept membres de l’IER.
(11) Le 16 mai 2003, cinq attentats ont secoué Casablanca, la capitale économique du pays. Des terroristes islamistes ont pris pour cibles un club espagnol,
La Casa de España, un restaurant italien,
le Positani, l’hôtel
Farah, l’Alliance israélite et un cimetière juif. Ces attentats ont fait 41 morts et une centaine de blessés.
Lire également le rapport 2004 sur le Maroc établi par l’Organisation de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch (Les droits humains à la croisée des chemins).
(13) Lire à cet effet Trevor Paglen et A.C. Thompson,
Kidnappés par la CIA, les chartes de la torture, Éditions Saint-Simon, Paris, 2007. (édition originale :
Taxi torture, Melville House Publishing, 2006).
(14) Sunday Times, Londres, 12 février 2006.
(16) De son côté, la commission d’indemnisation a versé 959 millions de dirhams (un peu plus de 86 millions d’euros) à 3 635 victimes ou leurs ayants droit.
(17) Attadamoun-AMDH, n° 115, 24 novembre 2007.
(18) L’IER a suggéré d’instaurer la primauté des conventions internationales sur la législation nationale. Elle a demandé également la ratification des traités relatifs aux droits civils et politiques et l’adhésion à la Cour pénale internationale. Elle a également préconisé un renforcement de l’arsenal juridique pour permettre une meilleure protection des libertés individuelles.
(19) Déclaration faite au quotidien
Le Figaro, Paris, 15 novembre 2007.