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Meurtres commandités et banalisation de la violence en Russie

« Stabilisation » poutinienne et dépression collective

Dans la Russie d’aujourd’hui, on apprend presque chaque semaine un nouveau meurtre commandité. Il suffit pour cela de lire les dépêches sur les sites d’information générale sur Internet. Meurtres commandités de journalistes : 42 depuis 1991, selon Reporters sans frontières. Le dernier en date est celui d’Anna Politkovskaïa. La série avait été ouverte, si l’on peut dire, par l’assassinat de Dmitri Kholodov, en 1994 : ce journaliste enquêtait alors sur la corruption des officiers de l’Armée soviétique récemment rapatriés d’Allemagne de l’Est. Kholodov se rapprochait alors un peu trop de l’entourage du ministre de la défense de Boris Eltsine, le général Pavel Gratchev, surnommé " Pacha Mercedes ". Sa mort avait suscité de nombreuses manifestations, plus spectaculaires encore que celles qui se sont déroulées ces derniers jours. Meurtres commandités de juges, de procureurs ou d’enquêteurs de la police : plusieurs dizaines. Meurtres commandités d’hommes d’affaires : plusieurs centaines. Quelques hommes politiques sont tombés sous les balles de tueurs à gages, parmi lesquels le député libéral Sergueï Iouchenkov, en 2004, et la députée, libérale elle aussi, Galina Starovoïtova, en 1998. On ne compte plus les assassinats commandités d’hommes d’influence, de conseillers officiels ou officieux et d’intermédiaires de tout acabit. En vogue actuellement : les meurtres de banquiers. Un des derniers en date : celui d’Andreï Kozlov, le numéro deux de la Banque centrale. Voilà qui permet de supposer que des restructurations d’ampleur sont à l’œuvre dans ce secteur... Tous les pays issus de l’URSS sont touchés par la fréquence de ces meurtres commandités, qui sont, par exemple, monnaie courante en Géorgie. Il faut également rappeler l’assassinat du journaliste Georgui Gongadze en Ukraine, un événement qui, sur le coup, a eu peu de retentissement en Occident, mais qui fut l’un des facteurs décisifs du déclenchement de la Révolution orange. Il fut en effet établi assez vite que ce meurtre avait été commandité par des membres de l’entourage du président alors en exercice, Leonid Koutchma... Et n’oublions pas de mentionner la spectaculaire tuerie de l’automne 1999 à Erevan, en Arménie, qui se solda par la mort en direct, en pleine séance télévisée du Parlement, du président de ce dernier, du Premier ministre et du chef de l’opposition, et de plusieurs autres personnalités encore...

En russe, on parle de " zakaz ". Ou commande. Sur simple commande. Le meurtre, c’est simple comme un coup de fil. Il y a quantité de professionnels, et le métier d’entrepreneur de la violence, comme le décrit le sociologue russe Vadim Volkov dans son ouvrage sur ce sujet, se décline de multiples façons. Et à de multiples niveaux. Il ne s’agit pas d’une violence confinée aux cercles du pouvoir et du business. Certes, pour éviter de faire l’objet d’un " zakaz ", mieux vaut se tenir à l’écart du monde du pouvoir, de l’argent et des jeux d’influence. Mais on peut aussi risquer sa vie sans la mettre en danger en se frottant aux gros poissons. Par exemple, on peut risquer sa vie à ne pas céder aux offres pressantes d’un spéculateur immobilier. C’est ce qui est arrivé en 2003 à un couple de retraités d’Omsk, une ville de Sibérie, assassinés parce qu’ils refusaient de céder aux pressantes sollicitations d’un spéculateur immobilier pressé d’acquérir leur appartement, situé dans le centre historique de la ville. Chose exceptionnelle : le procureur a réussi à établir la connexion entre un magnat local de l’immobilier et un tueur à gages. En général, les enquêtes n’aboutissent pas, ou bien d’inextricables vices de procédure finissent par les interrompre. Espérons seulement que ce malheureux couple sibérien aura échappé au sort habituel des " assassinés ordinaires ", ceux qu’aucune fortune ou notoriété ne protège, qui est de figurer à la une du journal télévisé régional du soir, baignant dans leur sang encore frais, photographiés de très près dans leur atroce et muette détresse par des cameramen précaires tuyautés par des flics pourris... Qui a dit que la mort était l’égalité suprême ? Certains cadavres sont plus égaux que d’autres.

Que faut-il en conclure ? Au début des années 1990, les éditorialistes occidentaux voyaient dans cette violence une sorte de variable d’ajustement du nouveau capitalisme, pariant sur l’avènement rapide d’une " civilisation des mœurs " dans l’espace post-communiste. La ritournelle sur les promesses du duo " capitalisme et démocratie " était alors de rigueur. Ces " dysfonctionnements " cesseront lorsque le " nouveau système " sera réellement en place... Aujourd’hui, d’autres fariboles sont proférées. La violence est citée au chapitre des " spécificités culturelles ", de la " tradition autoritaire russe ", autant de signes de cette altérité profonde qui isole les Russes des autres occidentaux, autant de facteurs d’inertie qui ont trouvé en Poutine leur incarnation médiatique idéale.

En Russie même, et dans tous les pays post-soviétiques où il existe encore un espace public un peu ouvert, c’est un vaste Requiem qui monte du chœur formé par la population. Il suffit, encore une fois, d’aller traîner dans les forums, très actifs, en langue russe. Forums qui n’attirent guère que les connectés, c’est-à-dire les plus jeunes et les plus diplômés, des internautes qui, de plus, vivent souvent à l’étranger (Israël, Etats-Unis, Allemagne). Requiem, donc, pour une certaine idée de la démocratie, pour une certaine idée des réformes, pour une certaine idée de l’avenir, que l’on se faisait il y a une quinzaine d’années. Les espoirs sont enterrés, l’heure est au cynisme désabusé. Requiem pour ceux qu’on a abandonnés en chemin, comme pour ces retraités dans la misère, ces instituteurs dans la déréliction, ces ouvriers très précarisés, pour tous les faibles qui n’ont pas su prendre le tournant, ou ceux qui se sont fourvoyés, pour tous ceux qui, au bout du compte, finissent par former la majorité... Le Requiem prend diverses formes. C’est la résignation de ceux qui ne lisent plus rien que la presse de caniveau, ne regardent plus que les séries et les jeux télévisés, et ne votent plus. C’est l’indignation de ceux, beaucoup moins nombreux, qui se retournent contre l’élite, une élite méprisante et étrangère à leur sort, une élite qui se grise de ses taux de croissance et de ses pétrodollars, et ne craint pas de proclamer urbi et orbi l’avènement de "l’ère de la stabilisation", de la même manière que les apparatchiks, sous Brejnev, avaient proclamé l’avènement du "socialisme réel". Une élite dont le chef suprême, le président, bénéficie toujours, de manière paradoxale, d’une forte légitimité. Une autre version du Requiem, c’est le départ de ces jeunes diplômés qui se heurtent à l’absence de méritocratie, au népotisme souvent grossier et au système du piston généralisé. C’est aussi les vaticinations des faux prophètes qui prêchent la violence contre des boucs émissaires - les juifs, les Américains, les homosexuels, les très nombreux "culs-noirs" du Caucase ou d’Asie centrale immigrés de fraîche date - et qui croient pouvoir enrayer la décadence éthique et la dépression collective qui s’empare de leur société en invoquant la grandeur passée de la Russie et de l’URSS. Et qui poussent ceux qui, dans un désarroi moral et une confusion mentale que seul Dostoïevski serait à même de décrire, assassinent lâchement, sans qu’aucun commanditaire ne l’ordonne pourtant, tel étudiant indien, telle adolescente tchétchène, telle enfant tadjike.


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3 réactions à cet article    


  • Internaute (---.---.121.214) 16 octobre 2006 15:35

    Eh oui, 70 ans de communisme ont détruit ce pays, ce qui n’empêche pas la France d’avoir des députés et des énateurs communistes.

    Il leur faudra 100 ans pour s’en remettre. Essayons d’en tirer la leçon et d’arrêter en Europe la dérive totalitaire que nous constatons de plus en plus à Bruxelles.


    • Roman (---.---.253.231) 16 octobre 2006 20:17

      Très bon article sur la situation en Russie qui mérite sa place en haut de l’actualité et qui est vraiment oublié.

      Mais malheureusement tout le monde s’en fout car comme nos gouvernants nous savons que nous avons besoin de la Russie comme alliée pour nos ressources énergétiques et que l’on a pas envie d’un nouvel ennemi qui se font de plus en plus nombreux et de plus en plus hostiles à notre époque (On a déjà Bush, ben Laden, les talibans, les autres terroristes du monde entier, et les nouveaux prétendants comme la Corée du nord sans parler de l’Iran). Nous allons donc fermer les yeux pour protéger nos privilèges à court terme, en espérant que la Russie soit de notre côté au cas ou ça se gaterai pour nous avec le reste du monde...

      Les pourris ont malheureusement l’avantage de prospérer lorsque le monde entre en guerre.

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