Mort d’un symbole entre ombre et lumière, B. B., l’Incomparable du « pays des Purs »
« Je retournerai au Pakistan cet automne, consciente que des jours difficiles s’annoncent. Mais je fais confiance au peuple et place mon destin entre les mains de Dieu. Je n’ai pas peur. » Benazir Bhutto, Le Monde du 4 septembre 2007
« Je n’ai pas vécu jusqu’à mon âge pour me laisser intimider par des kamikazes. » Benazir Bhutto, Tribune du Figaro le 24 septembre 2007.

De la petite fille prometteuse et adulée, née en 1953 à Karachi au sein d’une famille riche et influente ; en passant par l’icône glamour qui est élue en 1988 Premier ministre de
Le tout entrecoupé d’épreuves, de scandales financiers, de périodes d’assignation à résidence et d’exils...
Benazir Bhutto venait de terminer d’écrire un nouveau livre Fille de l’Orient (dans sa version française) à paraître normalement en janvier 2008 chez Héloise d’Ormesson... A moins qu’il ne s’agisse juste que de l’actualisation de la autobiographie qu’elle avait écrite en 1988 au moment où son destin politique a vraiment démarré...
J’ai la chance de posséder cette autobiographie, sortie chez Stock en 1989 sous le titre français Une autobiographie et dans sa version originale Daughter of the East, livre désormais épuisé...
Quel destin tragique pour cette femme qui portait sur ses épaules l’espoir de tout un peuple, qui se savait en danger, mais n’a pas voulu reculer ni renoncer ! Beau portrait de femme en vérité !
Quelle destinée singulière et contrariée pour cette pionnière dans un pays éminemment masculin, pour cette femme ambitieuse, courageuse et tenace ; femme à la fois forte et inflexible, autoritaire, a-t-on pu lire, mais dont l’Histoire retiendra néanmoins quelques faiblesses, quelques zones d’ombre, liées à un entourage un peu trouble, qu’elle n’aura pas su ou pas voulu écarter...
Car il n’est pas question de rédiger une hagiographie de Benazir Bhutto, à l’unisson des nombreux articles de presse parus depuis l’annonce de son assassinat ; comme s’il suffisait de mourir pour effacer les erreurs commises de son vivant...
Non, Benazir Bhutto n’est pas une sainte, mais elle n’en demeure pas moins un personnage historique, une personnalité politique de stature internationale, passée à la postérité par sa détermination et par son engagement sans faille pour son peuple et sa patrie, par son appartenance à une dynastie que tout destinait à une vie facile, mais qui de par ses choix sera marquée par le sceau de morts précoces et violentes...
Alors comparer le destin de Benazir Bhutto à celui du commandant Massoud, d’Indira Ghandi, d’Yitzhak Rabin, cela ne me semble pas indécent, et participe à lui rendre l’hommage qui lui est dû.
Aînée de quatre enfants, Benazir Bhutto, dont le prénom signifie « l’Incomparable », et qui sera surnommée Pinkie dans sa famille à cause de sa peau claire, est née le 21 juin 1953 à Karachi, dans une famille de riches propriétaires terriens de la province du Sind, déjà liés à la politique depuis plusieurs générations.
Son père, Zulfikar Ali Bhutto, qui a étudié aux Etats-Unis (Berkeley) et en Angleterre (Oxford), est avocat, puis deviendra député, ministre, président de
Benazir adorait ce père qui la poussera à faire des études (à Oxford notamment), dans un pays où la tradition tend à enfermer ses femmes, et qui lui permettra de rencontrer, alors qu’elle n’est qu’une enfant, les grands de ce monde qu’il côtoie de par ses fonctions gouvernementales.
C’est aussi son père qui fonde en 1967 le PPP, Parti du peuple pakistanais, dont elle deviendra présidente à vie.
Benazir étudiera aux Etats-Unis, y découvrira le mode de vie occidental. A cette époque, elle ne pense pas à faire une carrière politique, une carrière de journaliste ou de diplomate la tenterait plus.
Début 1977, elle rentre au Pakistan à la demande de son père. La situation politique au Pakistan se durcit déjà...
Le 5 juillet 1977 un coup d’état militaire organisé par le général Zia renverse le gouvernement de Zulfikar Ali Bhutto ; il est arrêté, toute la famille Bhutto est assignée à résidence. Puis Zulfikar Ali Bhutto est relâché, les réunions politiques reprennent malgré la loi martiale décrétée par Zia, mais le piège se resserre ; il sera à nouveau arrêté, accusé d’un complot criminel, emprisonné. Le 4 avril 1979 Zulfikar Ali Bhutto sera pendu.
Après des mois d’assignation à résidence, Benazir est emprisonnée en 1981. Fin décembre 1981, elle est libérée et à nouveau assignée à résidence. Les emprisonnements, la torture se généralisent pendant ce temps dans tout le pays.
En janvier 1984, Benazir, dont l’état de santé s’est fortement dégradé, va partir en exil à Londres, officiellement pour se faire soigner.
Ces années de détention, son courage durant cette période, vont lui conférer auprès de beaucoup de Pakistanais un prestige gigantesque. Durant son exil, Benazir va réorganiser le PPP, préparer son retour...
En 1985, son frère Shah Nawaz décède dans des conditions troubles : meurtre par empoisonnement ? Suicide ? Assassinat politique ou crime familial (sa femme ?) ? Il sera enterré au Pakistan. A l’issue des cérémonies d’enterrement pour lesquelles elle est revenue au pays, Benazir est à nouveau arrêtée et assignée à résidence. Fin 1985, elle est libérée et quitte à nouveau le Pakistan.
En janvier 1986, Benazir fait part à son entourage de son souhait de rentrer au Pakistan pour y organiser de grandes manifestations et obliger Zia à organiser des élections, elle pense le moment venu. Malgré des menaces, le 10 avril 1986, c’est le retour au pays. Triomphal. Faisant fi des nouvelles intimidations et menaces contre sa personne, des arrestations parmi ses militants, elle organise des meetings dans tout le pays.
Le 17 août 1988, Zia meurt dans un accident d’avion. Des élections sont organisées.
Bien qu’enceinte, Benazir poursuit ses activités politiques ; son fils Bilawal naîtra en septembre 1988. Bilawal, aujourd’hui, a 19 ans et la lourde charge d’assumer l’héritage politique de sa mère, suite au renoncement de son père à son profit.
En novembre 1988, le PPP remporte les élections législatives ; à 35 ans, Benazir Bhutto, se trouve à la tête du gouvernement pakistanais. Elle sera la première femme à diriger un Etat musulman. Elle séduit alors le monde entier tant par sa ténacité et sa force de caractère que par son charme.
Mais en août 1990, Benazir Bhutto est démise de ses fonctions, pour des questions de corruption, liées notamment à des malversations de son mari.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Benazir, femme moderne, femme de tête, émancipée, éduquée en Occident, va accepter un mariage traditionnel arrangé par sa famille en juillet 1987, avec Azif Zardari, issu lui aussi d’une famille de riches propriétaires terriens.
Elle explique dans son autobiographie avoir accepté ce mariage par respect des traditions, parce qu’une femme musulmane ne peut pas rester célibataire, parce que son rythme de vie ne lui aurait de toute façon pas laissé le temps de rencontrer un futur conjoint, de tisser des liens d’amour... Mais aussi elle considère impossible pour elle toute idée de séparation ou de divorce tant pour des raisons liées à ses origines familiales qu’à des traditions culturelles au Pakistan qu’elle ne souhaite pas bousculer pour ne pas choquer les mentalités de ses concitoyens.
Sept jours après avoir fait la connaissance d’Azif, elle est fiancée ; elle ne l’aime pas vraiment, mais pense que l’amour ne pourra que grandir de ce fait...
Play-boy dépensier, vite surnommé Monsieur 10 % à cause des pots de vin qu’il perçoit, Asif Zardari est très probablement l’élément-clé dans les accusations de corruption qui vont désormais s’attacher aux gouvernements successifs de Benazir Bhutto. C’est en tout cas la version défendue par un certain nombre d’analystes ; d’autant que la famille Bhutto est une famille de riches propriétaires terriens à l’abri du besoin.
C’est une des énigmes de la vie de cette femme exceptionnelle : comment l’indomptable, la redoutable Benazir a pu tolérer dans son entourage proche, sans jamais chercher à l’écarter, ce mari corrompu et ses conseillers véreux ? Par amour ? Par fidélité à des préceptes culturels d’un autre temps qui exigent obéissance et soumission de la femme à son mari ?
... Donc en août 1990, elle est limogée de ses fonctions de Premier ministre et remplacée par Nawaz Sharif, conservateur.
Octobre 1993 : chute du gouvernement Sharif pour des questions de corruption toujours... Benazir Bhutto revient aux affaires, mais commet les mêmes erreurs que dans son précédent gouvernement : entourage peu fiable et corrompu, ministère confié à son mari, comportement autocratique... Mais cette fois une partie de sa famille ne supporte plus cette corruption et les méthodes autoritaires de Benazir et s’éloigne d’elle.
En septembre 1996, son frère cadet Mir Murtaza est assassiné par balles ; décidément le sort s’acharne sur la famille Bhutto, la mort rôde toujours...
Octobre 1996 : Benazir Bhutto est à nouveau démise de ses fonctions pour cause de corruption ; suivront en 1997 des élections perdues, et à nouveau l’exil pour éviter la prison.
Asif Zardari est mis en prison durant près de six ans. Selon le Wall Street Journal, le couple aurait accumulé entre 100 millions et 1,5 milliard de dollars en commissions et détournements divers. Benazir démentira sans relâche, évoquant la « manipulation politique ».
Pour son retour au Pakistan en octobre 2007 Benazir Bhutto a obtenu le retrait de toutes les accusations de corruption lancées contre elle et son mari ; elle promet qu’elle a changé, elle est attendue avec ferveur par le peuple pakistanais las de la misère ambiante et du manque de libertés. Elle se sait menacée plus que jamais, mais sa détermination ne flanche pas.
Dès son arrivée le 18 octobre 2007 à Karachi, elle échappe de peu à un premier attentat ; 139 personnes seront tuées par les bombes des kamikazes.
Benazir Bhutto est revenue, avec le soutien du gouvernement américain, pour tenter de composer avec le général Musharraf un partage du pouvoir après les élections du 8 janvier 2008 ; pour Musharraf comme pour les Etats-Unis, elle apparaît comme le seul rempart contre la radicalisation du fondamentalisme musulman au Pakistan, pays stratégique en terme de géopolitique, qui compte 160 millions d’habitants et qui dispose de l’arme nucléaire. Elle semble le seul moyen d’endiguer l’usure du régime Musharraf, pour lui permettre de durer encore un peu et éviter que le pays ne tombe dans le chaos, dans une situation comparable à celle de l’Afghanistan.
La situation est politiquement inconfortable pour Benazir, elle ne disposera pas des coudées franches, mais elle n’a pas d’autre choix si elle veut rentrer au pays, essayer d’y jouer un rôle ; elle accepte donc.
Mais coup de théâtre : le 3 novembre 2007 elle rompt avec cette idée d’association gouvernementale quand Musharraf décrète l’état d’urgence. Benazir devient donc la première opposante politique au régime en place.
Normalement, parmi les engagements pris par Musharraf conditionnant son retour, Benazir devait bénéficier d’importantes mesures de sécurité. Elle n’aura de cesse depuis début novembre de se plaindre de leur quasi-absence. En vain.
27 décembre 2007, à l’issue d’un meeting à Rawalpindi, elle regagne son véhicule, puis se hisse par le toit ouvrant pour saluer la foule de ses partisans ; c’est à ce moment que le tueur kamikaze choisit d’agir : il s’approche de la voiture, la vise à la tête et tire avec son arme à feu, puis fait exploser sa ceinture d’explosifs.
Benazir est blessée à la tête et au cou. Elle sera transportée à l’hôpital mais meurt peu de temps après ; l’attentat aura fait au total environ 20 morts et 56 blessés.
A l’annonce de la mort de Benazir Bhutto, des troubles ont éclaté dans tout le pays. Un deuil national de trois jours a été décrété par le président Musharraf.
« Elle était un symbole d’unité » a déclaré Farzana Raja, un responsable du PPP peu de temps après l’attentat.
« [Elle est] morte en martyr », Rehman Malik, membre du PPP.
En 2007, les attentats suicides au Pakistan auront fait près de 800 morts.
Benazir Bhutto a été inhumée vendredi 28 décembre 2007 dans le Sind, sud du Pakistan, dans le mausolée familial de Garhi Khuda Bakhsh, aux côtés de son père.
Des centaines de milliers d’anonymes se sont déplacés pour lui rendre un dernier hommage.
A qui profite ce crime ?
En premier lieu à Musharraf et à ses soutiens, qui ne voulaient pas la voir leur confisquer le pouvoir.
Aux islamistes, contre lesquels Benazir Bhutto s’est toujours engagée.
A tous les ennemis des Américains, car elle avait promis de laisser les troupes américaines faire la chasse à Al-Qaida au Pakistan.
Aux militaires et aux services secrets, qui contrôlent actuellement le pays ; car son élection aurait signifié la fin de leur pouvoir.
Extraits de ses dernières déclarations peu avant l’attentat fatal :
« L’extrémisme représente aujourd’hui une menace pour mon pays, pour la région et pour le monde. Ces extrémistes constituent la boîte de Pétri du terrorisme international. Cela n’a rien de fatal. La tendance doit être inversée, et il est possible d’y parvenir.
... Je retournerai au Pakistan cet automne, consciente que des jours difficiles s’annoncent. Mais je fais confiance au peuple et place mon destin entre les mains de Dieu. Je n’ai pas peur », Benazir Bhutto, Le Monde, 4 septembre 2007.
« Je peux être abattue sur le tarmac dès ma descente d’avion. ... Les extrémistes useront de tous les moyens sanglants à leur disposition pour frapper et empêcher la cause de la démocratie. ... Ils veulent faire dérailler la transition vers la démocratie.
... Les extrémistes prospèrent sous la dictature. Ils savent que la modération et la démocratie signeront leur fin. Ils ne reculeront devant rien pour les détruire tous les deux », déclarait, lucide, Benazir Bhutto dans une tribune au Monde, publiée le 19 octobre 2007.
Quelques réactions suite à l’annonce de la mort de Benazir Bhutto :
Ségolène Royal, Pdte région Charente-Poitou, candidate PS à l’élection présidentielle 2007 : « Nous pleurons tous une femme extraordinairement courageuse, assassinée en plein meeting... c’est le courage et la liberté qu’on a cherché à faire taire à tout jamais. C’est la détermination d’une femme exceptionnelle que l’on a muselée par le sang... »
François Bayrou, pdt du MoDem : « Après de nombreux attentats qui la prenaient pour cible, celui-là a hélas emporté une femme courageuse, engagée jusqu’au bout pour reconstruire un pays en décomposition... c’est un très mauvais signe pour la situation dans cette région du monde et probablement dans le monde tout entier ».
François Hollande, 1er secrétaire PS : « Le courage et la ténacité dont a fait preuve Mme Bhutto depuis son retour d’exil doivent rester un exemple pour tous les Pakistanais qui luttent ardemment pour la liberté et pour la démocratie ».
Christophe Jaffrelot, CERI Science Po-CNRS : « Benazir Bhutto incarnait... une alternative civile, progressiste, au complexe militaro-islamiste qui dirige le Pakistan ».
Bernard-Henri Levy, philosophe : « C’est une femme d’abord qu’ils ont tuée. ... Une femme visible, et même ostensiblement, spectaculairement visible. Une femme qui mettait son point d’honneur, non seulement à tenir meeting dans l’un des pays les plus dangereux du monde, mais à le faire à visage découvert, dévoilé...
Ils ont tué celle qui était l’incarnation même de l’espoir, de l’esprit et de la volonté de démocratie, non seulement au Pakistan, mais en terre d’islam en général...
Benazir Bhutto n’était chef ni de gouvernement ni d’Etat ? C’est vrai. Mais elle était davantage. Elle était un symbole. Et elle est, désormais, un étendard ».
François-Xavier Pietri,
Bernard Revel, L’indépendant du Midi : « (...) En tuant Benazir Bhutto, c’est la démocratie que la barbarie tente d’abattre. Dans un Pakistan où un général parvenu au pouvoir par la force s’affiche comme l’allié des Etats-Unis tout en étant incapable d’empêcher dans ses provinces du Nord-Ouest les talibans et Al-Qaïda de faire régner leur loi, la seule lueur d’espoir venait du rayonnement d’une femme. C’était plus que n’en pouvaient supporter tous les suppôts de l’obscurantisme. Il est facile de tuer quand on a pour seule conscience le fanatisme et qu’on s’en sert sans risques en poussant de pauvres esprits au sacrifice. Benazir Bhutto se présentait à visage découvert. Elle savait que la mort était en embuscade. Elle est tombée comme tant d’autres défenseurs de la démocratie avant elle. Le monde n’en finit jamais avec les bourreaux. Depuis hier, pourtant, l’humanité, ce qui, en elle, nous empêche de désespérer, se reconnaît dans le visage de cette femme ».
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