Nous ne serons pas noyés sous le pétrole !
C’est la réponse ironique que je formule aux journalistes du Nouvel Observateur, qui martèlent que « la fin du pétrole n’affole plus grand monde » et qui s’appuient pour cela sur des hypothèses simplistes. Ils sont nombreux à sauter sur la moindre occasion pour faire le buzz, mais malheureusement ils ne prennent pas le recul nécessaire avant de tirer des tendances à long terme (exemple du gaz de schiste aux USA). De plus ils ne tiennent pas compte des contraintes géopolitiques et de la baisse des exportations des pays producteurs, c'est ce que nous allons voir.
Ce qui n’est jamais pris en compte par les "optimistes"
Comme je l’indiquais dans les conclusions de mon rapport pour le Parlement Européen, nos politiques gouvernementales et les déclarations médiatiques enflammées sont basées sur des hypothèses très peu probables. Elles partent du principe que le monde ne sera pas soumis à des contraintes géopolitiques, environnementales et sociales. Tout serait affaire de technologie et de coût de production. Bien évidemment, la réalité est toute autre, comme le montrent les événements actuels, mais il semble pourtant que l’indifférence soit de mise.
Du côté des pays « non-OPEP », seuls les USA et le Canada représentent un réel potentiel de hausse de la production avec les pétroles de schiste et les sables bitumineux. Au Canada, une fuite de pétrole brut a provoqué une interruption de 190 000 b/j (barils par jour) cet été et de nombreux cas de pollutions provoquent des oppositions de plus en plus fortes.
La production des 5 majors du pétrole (Exxon, BP, Shell, Chevron et Total) est en déclin depuis 2004, avec une chute de 25% malgré les milliards d'euros investis. Les difficultés rencontrées peuvent être illustrées par les mésaventures du consortium Tullow-Shell-Total, qui a quitté les eaux guyanaises après trois forages soldés par des échecs, pour un coût de 500 millions de dollars.
Au Soudan, la production décline très rapidement, elle a été divisée par quatre entre 2011 et 2012, tout comme en Syrie dont je reparlerais dans la suite de l’article. Au Yemen, la production est passée de 450 000 b/j à 150 000 b/j entre 2002 et 2012.
Evolution de la production pétrolière au Soudan
En Europe, la production norvégienne a diminué de 45% depuis 2001, passant de 3,4 Mb/j à 1,9 Mb/j et celle du Royaume Uni, qui s’effondre à un rythme de 15% par an, a diminué de 65% depuis 2000.
Evolution de la production pétrolière en Norvège
Du côté de l’OPEP, les problèmes viennent essentiellement de l’Irak et de la Lybie dont la baisse de production pour des causes non prévisibles (attentats, grèves etc.) avoisine les 2 Mb/j. La production du Nigéria est également en baisse, notamment à cause des vols importants qui peuvent atteindre jusqu’à 150 000 b/j. Des habitants, qui ne bénéficient que trop peu de la rente pétrolière, prélèvent directement le pétrole dans les oléoducs pour le revendre à des raffineries artisanales.
Dans une raffinerie illégale au Nigeria. Le "bunkering" consiste à trouer les pipelines pour voler du pétrole brut. Source : REUTERS/AKINTUNDE AKINLEYE
Conflit en Syrie : une mèche dans la poudrière du Moyen-Orient
Alors que nous avançons lentement vers une intervention militaire en Syrie, chacun peut déjà se rendre compte de l’immense complexité des relations au Moyen-Orient. La seule chose dont nous soyons certains, c’est qu’il y a beaucoup de morts depuis le début du conflit, mais tout le reste est devenu extrêmement opaque et compliqué. D'ailleurs, les propos du reporter italien qui vient d'être libéré sont édifiants, car ils montrent que ce n'est pas simplement un peuple qui se fait exterminer par son dirigeant, mais que les rebelles ne sont pas uniquement des citoyens en quête de liberté.
Dans ce cas, pourquoi prendre le risque d'intervenir, alors que toutes les conditions seraient réunies pour que cela provoque un immense choc, notamment pétrolier d’une ampleur jamais connue auparavant ?
En effet, la Syrie est située en plein cœur du Moyen-Orient et ses voisins sont parmi les plus gros pays producteurs de la planète : l’Arabie Saoudite (11,5 Mb/j), l’Iran (3,3 Mb/j), l’Irak (3 Mb/j), le Koweït (2,8 Mb/j) et l’Egypte (0,7 Mb/j) qui représentent au total près du quart de la production mondiale de pétrole.
Et les interactions sont nombreuses et fortes entre tous ces pays. L’Arabie Saoudite s’oppose à un Iran (rival de longue date) nucléarisé, l’Iran soutient le régime Syrien, la Turquie soutient ouvertement l’armée de libération Syrienne et l’Egypte recueille les dissidents Syriens. Ce pays, au cœur de l’actualité internationale, semble cristalliser à lui seul l’ensemble des tensions du Moyen-Orient, dont l’équilibre est une condition indispensable à l’équilibre des économies pétro-dépendantes.
Or, force est de constater que les instabilités politiques dans cette région ne sont pas propices à la réalisation des objectifs mirifiques que certains espèrent pour la production pétrolière. Après avoir soutenu la rébellion contre Kadhafi en Lybie, nos compagnies pétrolières ont pu tranquillement relancer la production. Après avoir atteint 1,5 Mb/j jusqu’en mai 2013, celle-ci a été quasiment stoppée récemment suite à des mouvements de protestation des ex-rebelles (thowars), provoquant une perte de plusieurs milliards de dollars pour le pays.
En Egypte, la crise est multiple : politique, eaux du Nil, alimentation et énergie, avec une production pétrolière nationale a baissé de 20% depuis la fin des années 1990. Pour le pays le plus peuplé du Moyen-Orient, les 0,7 Mb/j ne suffisent plus pour approvisionner une population qui a doublé en 40 ans, passant de 42 à 84 millions d’habitants. Il n’y a donc plus d’exportations.
En Irak, les perspectives formidables décrites par l’AIE et Leonardo Maugeri à l’automne 2012 ne se réalisent pas, simplement à cause de la terreur qui règne sur place et provoque 800 morts par mois (126 000 depuis l’intervention américaine). La production n’augmente plus depuis plus d’un an.
Ce graphique montre, en vert avec les points noirs, le scénario très optimiste envisagé par l'AIE en 2012 pour la production irakienne. En rouge, on observe l'évolution réelle de la production, bien inférieure à ce qui était envisagé. Source : crudeoilpeak.info
En Iran, pour des raisons géopolitiques là encore, la production est passée de 4,2 Mb/j en 2010 à 2,5 Mb/j en juillet 2013, soit une baisse de 40%.
Alors que se passerait-il si le désordre géopolitique gagnait l’Arabie Saoudite ? L’économie mondiale, qui est à bout de souffle contrairement aux années 1970, supporterait-elle un nouveau choc pétrolier comme celui de 2008 ? Rien n’est moins sûr.
Ne pas confondre « Production » et « Exportation »
Jusque là, je n’ai évoqué que la production, mais la situation est encore plus grave si l'on parle des exportations. Il s’agit d’un paramètre déterminant, puisque les pays exportateurs consomment toujours davantage leur propre pétrole, ce qui diminue en permanence la quantité de pétrole mise sur les marchés.
Les pays du golfe sont devenus les plus gros consommateurs d’énergie par habitant au monde, avec une croissance de la consommation 10 fois supérieure à la moyenne de l’OCDE pendant les 10 dernières années. Même si la production de l’Arabie Saoudite est toujours très élevée, ses exportations ont baissé de 23% entre 2005 et 2011. Selon les chiffres de l’EIA, les exportations des pays du Moyen-Orient ont stagné depuis l’année 2000, alors que dans le même temps leur production a augmenté de 2 Mb/j.
Fils d'un Prince Saoudien de 22 ans qui pose devant l'une de ses quinze voitures de sport.
Source : leblogluxe.com
Alors que la révolte gronde à cause d’un fort taux de chômage et une population très jeune qui se mobilise, la tentation de multiplier les embauches dans les services publics pour calmer les tensions politiques internes ne date pas d’hier. Ainsi, 75% des travailleurs arabes sont des fonctionnaires (et 94% des travailleurs qataris !). Les Etats sont donc contraints d’assurer une hausse permanente des recettes fiscales liées au pétrole pour assurer le paiement de tous les salaires. Malheureusement, la baisse des exportations provoque le contraire et la paix sociale ne pourra pas être achetée très longtemps.
En résumé
Il ne faut pas se leurrer, l'ère de l'énergie bon marché est bien terminée. Nous courons le risque de subir un effondrement économique si le prix du pétrole, déjà très élevé venait à flamber et si des rationnements apparaissaient. En fait, il y a donc autant de risque d’être noyé sous le pétrole que de se noyer dans un verre d’eau ! Si on avait trop de pétrole, il ne coûterait pas aussi cher.
Il serait temps que les journalistes arrêtent de faire des scoops qui détournent l’attention des citoyens en promettant monts et merveilles. Par ailleurs, les gouvernants et les industriels devraient arrêter de se jeter sur des bulles spéculatives comme celle du gaz de schiste américain pour fonder leur stratégie d’avenir. Enfin, les pays de l’OCDE seraient bien inspirés de ne pas intervenir militairement en Syrie par opportunisme, car les conséquences potentielles pourraient être bien plus dévastatrices que les horreurs auxquelles nous assistons déjà.
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