Pour une refonte stratégique de la gauche anticapitaliste
Nous voici revenus au point de départ. Au degré zéro des guerres impérialistes entre les grands états capitalistes. A n’en pas douter, nous sommes bien sortis de la guerre Froide et de son équilibre de la terreur. Les super grandes alliances militaires ne sont plus que vaste fumisterie : en quelques heures, le génie diabolique de Poutine a révélé au grand jour l’inanité des grands discours creux du camp occidental et libéral, qui vantent la démocratie par le marché, dominant idéologiquement la planète depuis 40 ans, au grand dam de cette dernière il faut bien le dire.
Oh, il ne lui a pas été vraiment nécessaire d’être si inventif, au petit tsarévitch. De vieilles gloires sorties du grenier impérial russe avec quelques gimmicks orthodoxes et soviétiques, mais qui font l’affaire. Et comme tout bon requin cherchant sa pitance, parmi ce grand océan d’impunités criminelles alimenté par les libéraux et les sociaux-démocrates au Proche-Orient, en Egypte, au Yémen, en Irak, en Arabie Saoudite, aux émirats et en Palestine, il n’y a plus vraiment lieu de se retenir à déchiqueter ses voisins, même au plus près du rivage « Atlantique ».
Car suite aux grandes guerres pacifistes et démocrates de l’Occident, ainsi que tout son business militaro-industriel offert aux pires dictatures au monde, il faut quand même être assez autiste et aveugle pour attendre encore des bienfaits progressistes de la politique étrangère occidentale actuelle. Les chinois peuvent bien nous rire au nez et planifier en toute tranquillité leur génocide contre les ouïghours, car tant que le capitalisme mondialisé va bien, aucune raison de s’alarmer outre-mesure, même si quelques missiles incendiaires vers la Cité interdite ne seraient pas démérités. La loi du profit n’a que faire des considérations éthiques et humaines, notamment des pudibonderies parfois hypocrites des bourgeoisies occidentales envers un peuple ukrainien qui a été abandonné à lui-même, et utilisé comme simple variable d’ajustement dans une confrontation entre stratégies impérialistes.
Et voilà derechef retournés au début du XXème siècle. Quoique... pire encore, puisqu’à ce moment venait de se constituer une internationale socialiste avec les multiples cheminements, scissions, croisements, retournements et bourgeonnements ultérieurs qui ensuite ont éclot durant tout le vingtième siècle. De Marx à Gramsci, un solide bloc homogène de théories et de pratiques s’était établi et aujourd’hui une grande partie de ce travail a été phagocyté, détourné, écrabouillé et raboté par des transfuges de gauche droitière et fascisante, ou au mieux quelques sociaux-démocrates subjugués par le nouvel ordre réactionnaire des national-populismes petit-bourgeois.
Il nous manque cette nouvelle inter ou alter-nationale, grâce à de nouveaux axes stratégiques alternatifs basés sur la redéfinition d’une géographie sociale plus complexe et englobante à la fois, vraiment cosmopolite et multiculturelle, proposant une autre économie politique territoriale – un grand remplacement mais dans un sens positif si l’on peut dire, en tout cas bien organisé. Ce qui se trouve en danger aujourd’hui avec la guerre qui s’annonce, c’est bien ce bloc primaire de gauche, en ascension à partir de la fin du XIXème siècle et ayant atteint son apogée lors de la décolonisation dans les années 1960, lorsque les classes populaires arrivaient enfin à s’imposer parmi la géopolitique des grands Etats libéraux impérialistes, grâce à la grève, la conquête de droits sociaux et au suffrage universel, ces trois bêtes noires de l’oligarchie capitaliste mondiale.
Exclue de la grande politique internationale par la (contre-)révolution conservatrice anglo-saxonne depuis les années 1980, cette stratégie authentique de gauche est aujourd’hui encalminée dans un populisme indistinct qu’elle dispute aux réactionnaires. Une lutte acharnée inévitable mais où il est très difficile de faire-valoir des principes et de tenir une ligne politique qui soit la plus conforme aux fins que chacun peut se donner. Quel que soit le côté par lequel on s’y engage, la guerre n’ouvre pas sur un chemin pavé de gloire et de rédemption, comme essayent de le faire croire certains intellectuels irresponsables. C’est plutôt une horreur innommable qui est au rendez-vous, où l’humanité se perd et compromet sa survie. Il y a toujours des moments où chacun s’interroge sur sa position face à la justice et surtout face aux victimes du camp adverse, qui toutes méritent notre reconnaissance et notre fraternité : Jusqu’à quel point nos valeurs sont défendables, si c’est au prix d’une guerre mondiale, d’un holocauste ou plus simplement de la vie sur Terre ? Acculés sur une crête très saillante où la perplexité le dispute au vertige, le non-agir et le retrait du monde n’est plus possible. Chacun est sommé de se livrer soi-même sans contrepartie, avec ses doutes et ses convictions, y compris son rapport au devenir du monde. Le coup de glaive sanglant de Poutine, au milieu de la disneylandisation du monde aménagé par l’Occident, aura au moins servi à déchirer ce voile.
Vu cette situation, la gauche ne peut pas se contenter de reformuler avec un autre habillage tout les fondamentaux du bloc classique précédemment cité, construit du Printemps des peuples à la décolonisation (des années 1840 aux années 1960). Et aussi se défaire un peu de cette vision bucolique et mythifiée des classes laborieuses en ascension lors des trente glorieuses, qui seraient devenus des gentilles classes moyennes éduquées et désarmées après 1968, votant PS ou RPR, soc-dem ou lib-dem. Il faut recoller les deux bouts, entre le moment initial de 1848 et ce qu’il est nécessaire de réaliser aujourd’hui, en évitant si possible le totalitarisme stalinien et le consumérisme écocidaire du capitalisme mondialisé, les deux faces d’un même productivisme acharné à exploiter les peuples et la nature.
L’État impérial, voilà l’ennemi ! Qu’il soit russe, nord-américain, européen, chinois ou brésilien, tous ont prouvé leur toxicité, leur racisme intrinsèque et leur appétit de destruction totale des adversaires, de tout ce qui ne se plie pas à leur identité. Mais comme autrefois envers les vieilles églises et la Sainte-Alliance de la grande aristocratie, la gauche authentique n’a que faire de ces identités et de ces idolâtries, servant de masques aux capitalistes autoritaires qui instrumentalisent ces puissances impériales et achètent à bas prix des pauvres quidams en mal de sécurité culturelle, en lieu et place de contribuer à la sécurité sociale, autrement bien plus complexe et coûteuse à mettre en œuvre... À défaut d’État-providence, le bon petit peuple des travailleurs obéissants au patronat peut bien compenser en se défoulant sur de l’étranger ou de l’immigré et leur prendre tout ce qu’ils ont, c’est même leur droit le plus strict. La boucle est bouclée à partir du moment où le pauvre manant adopte le comportement et la stratégie de ses maîtres.
Comment casser cette spirale de la barbarie du néolibéralisme autoritaire ? Voilà la question stratégique à l’ordre du jour, à laquelle la gauche contemporaine a bien du mal répondre. Je vois trois raisons principalement à cela : l’humanisme pacifique naturel de la gauche et son épouvantail stalinien, le rôle des classes moyennes métropolitaines dans la mondialisation néolibérale, et l’absence de coordination stratégique qui a favorisé le noyautage des questions sécuritaires par le néofascisme ou le national-populisme petit-bourgeois.
Tout d’abord, par son opposition originelle à la guerre et à l’autorité, et suite à la dérive stalinienne des régimes socialistes dans les pays pauvres, il est très difficile pour la gauche d’assumer pleinement un rapport de force ou d’élaborer une stratégie géopolitique globale où la question sécuritaire demeure au premier plan. Sans compter que les adversaires ne se privent pas de la renvoyer à son passif totalitaire, tout en fustigeant de l’autre côté son laxisme supposé envers les étrangers les plus pauvres et l’islamisme radical.
Donc, d’un côté lorsque la gauche veut collectiviser la propriété, elle est dictatoriale et stalinienne, c’est-à-dire hyper violente, et de l’autre elle est trop douce et complaisante au point de renoncer à elle-même en défendant la cause islamiste, et donc serait lâche, molle et naïve. Traduction : la seule autorité de gauche raisonnable serait celle d’appliquer une dictature de droite. Cette critique antinomique, venant parfois de la gauche elle-même, sert en réalité à masquer une autre antinomie bien plus étendue, réelle et profonde, causée par l’alliance objective entre une certaine pensée de gauche et un ordre néolibéral de plus en plus dominant et destructeur. Et face à cette belle grande armée disciplinée et héroïque, universaliste mais très occidentalisée, autoproclamée gauche républicaine, occupant la tribune d’un système politico-médiatique financé par une clique de milliardaires et de technocrates, les staliniens rescapés de la Chute du mur, les tiers-mondistes écolos et les musulmans radicalisés de gauche font davantage figure « d’armée mexicaine ». Mais ce qui importe au fond, c’est bien cette incapacité ou cette rétention à définir une doctrine stratégique globale de gauche, comme l’avaient tenté la Convention de 1792 à 1795, les Internationales du marxisme puis du léninisme, ou encore le mouvement des pays non-alignés, dans le sillage de la décolonisation et du maoïsme, du guévarisme et ainsi de suite.
Conclusion : Regarder en arrière n’aide pas vraiment à affronter ce qui arrive devant nous. Avant de sonner la retraite et de se faire tirer comme des lapins, ne vaudrait-il pas mieux organiser une véritable résistance ?
Ensuite, cette évolution vers un pacifisme généralisé de la gauche dans les pays « avancés » a été concomitante d’une relative pacification des rapports sociaux dans les pays centraux du capitalisme et le monopole sociopolitique des classes moyennes des grandes métropoles, qui encadrent des populations subalternes, racisées quand le marché en offre l’opportunité, via la division internationale du travail. Les classes moyennes métropolitaines, dont le rôle politique est d’appliquer le désir de leurs maîtres, sont enclines au désarmement et délèguent la gestion de la violence à des catégories de populations subalternes ou marginales, exploitées pour déroger aux normes éthiques coûteuses, seulement accessibles à partir d’un certain niveau, et forcées à la résilience au sein d’un environnement insécure. En ce sens, les exclus prêts à tout pour s’en sortir, têtes brûlées car au bord de la rupture, forment des candidats idéaux pour le management néolibéral organisé par les classes moyennes supérieures – c’est la nouvelle avant-garde du capitalisme actuel. Jeunes de périphérie, étrangers ou immigrés le plus souvent, cette piétaille fournit les grosses cohortes complètement dénuées de discernement idéologique, si ce n’est celui d’un libre-marché autoritaire sans barrières et sans freins, déversé sur eux massivement et encouragé par le patronat.
La montée du néofascisme est davantage le produit des frictions occasionnées par cette nouvelle division du travail entre les classes moyennes et subalternes qu’un désir de restaurer à l’identique un ordre réactionnaire passéiste, de toute façon bien vidé de sa substance par la modernité capitaliste. Aujourd’hui, le clivage entre conservateurs et progressistes est utilisé comme un trompe-l’œil qui camoufle les réalités de cette division internationale du travail dans la gestion des conflits entre gros propriétaires, salariés moyens et démunis.
Un fascisme globalisé du confort s’est développé, qui délègue et délocalise la sale besogne à des cohortes redoutant le déclassement et à des pauvres aspirant à un mode de vie bourgeois, et qui entend réserver le socialisme uniquement aux classes moyennes et supérieures ayant atteint les standards économiques occidentaux. Tandis que la première mouture du fascisme au début du XXème siècle entendait aussi la restauration d’un Ancien régime de type élitiste et aristocratique, très fermé et farouchement antimoderne, et donc très éloigné des projets socialo-communistes, et compromettant les projets des gouvernements libéraux. Le fascisme s’est transformé et a donc récupéré en partie la défense des acquis sociaux pour lesquels s’était battu la gauche tout au long du vingtième siècle. C’est ici que les uns et les autres se retrouvent à la croisées des chemins, où la confusion peut survenir – la question épineuse de la stratégie national-populiste – et où les lignes de partage sont floues, occasionnant une stratégie de la Troisième voie, du ni droite ni gauche ou de socialisme chauvin – en gros la situation de la social-démocratie actuelle.
Enfin, la prise en compte de cette nouvelle configuration, de la centralité des classes moyennes des pays riches dans la globalisation néolibérale qui sont de plus en plus attirées par une solution fasciste, est indispensable pour reconstruire une nouvelle stratégie internationale un tant soit peu de gauche. Cela a beaucoup été dit mais peu mis en pratique et encore moins systématisé. Car c’est au niveau informel des interactions entre ces bas-fonds et la société normée que se fait une alliance, au cœur même des conflits qui départagent les uns et les autres, entre la bourgeoisie et les forces vives qui lui permettent de maintenir un front, quel que soit son orientation politique. Le front de la droite néolibérale ne tient pas parce qu’il serait le plus uni et cohérent idéologiquement, mais parce que sa stratégie assume la conflictualité, y compris en son sein, ce qui permet de recruter jusque dans les franges marginales sans faire trop de distinction.
Cette interaction entres les classes dominantes et subalternes produit des effets très divers selon la trajectoire de chaque acteur et peut déboucher sur des événements qui contredisent un plan stratégique. Encore faudrait-il en tirer une bonne interprétation en l’analysant correctement, grâce à une grille de lecture bien construite qui respecte d’un bout à l’autre des méthodes théorico-pratiques reconnues et utilisées par les différents courants de gauche, afin de limiter les dérives et les bévues, notamment celle de reprendre sans réfléchir les stratégies d’extrême-droite dans lesquelles se sont engagées les gouvernements de gauche, afin de rassurer à court terme des classes moyennes désorientées par le néolibéralisme et donc de gagner des voix facilement. Car à long terme, il n’est pas sain que le terrain de la force publique, police, justice et armée, soit abandonnée à une idéologie autoritaire et fascisante, sous prétexte que la gauche serait par principe opposée à l’idée même de répression et de coercition parce qu’autrement elle serait stalinienne ou gaucho-islamiste, c’est-à-dire utopique, obscurantiste et improductive. La gauche peut quand même faire mieux et autre chose que de suivre bêtement des penchants fascisants et totalitaires, comme le font parfois les socialistes modérés, ou de condamner sans retour toutes ces fonctions à une vengeance populaire expéditive, qu’encouragent les partis anarchisants.
Et maintenant, à vous les petits stratèges malicieux, agit-prop exaltés, altermondialistes invétérés, soixante-huitards endormis, zapatistes indéracinables, ultralibéraux en crise de nerfs, et autres gueules cassées du néolibéralisme ! Un boulevard s’ouvre devant nous !
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