Quand des Italiens n’ont plus la « berlue » !
Certains leaders de la gauche italienne ont dit que c’était trop tôt au regard des prochaines échéances électorales, d’autres n’y croyaient pas. Remplir l’immense plaine du Circo Massimo à côté du Colisée, là où se déroulaient les courses de chars de l’Antiquité constituait un pari trop risqué. Il serait si facile de montrer la faiblesse de la mobilisation dans un espace aussi ouvert.
« Ci siamo » prédisait dès 14 heures L’Unità en date du samedi 25 octobre, journal du « Partito Democratico » dont le leader Walter Veltroni se trouve à l’initiative de l’appel à la manifestation.
Et force est de constater qu’ils y étaient !
A l’exception des forces de police dont les estimations frisent le ridicule en annonçant deux cent mille personnes, les personnes présentes sur les lieux constataient que le pari était largement gagné.
Le cirque Massimo était déjà couvert de monde quand d’autres manifestants continuaient d’affluer. Il suffisait de prendre un peu de hauteur (la police avait pourtant dédié un hélicoptère qui n’a cessé de tournoyer au-dessus de nos têtes) pour observer que chaque centimètre de terrain était occupé. Debouts au centre et sur les pentes, assis sur les côtés… D’autres encore dans les travées qui débouchent sur la plaine.
Dans son discours de près d’une heure, Veltroni annoncera « Siamo più di 2 milioni e mezzo » déclenchant dans l’assistance, en attente de l’objectivation de sa perception, une onde de joie, des applaudissements et des cris d’allégresse. Bien sûr, il n’est pas possible de confirmer l’exactitude du chiffre annoncé. En revanche, la vérité se trouve bien du côté des organisateurs et non des forces de l’ordre.
Non, ce n’était manifestement pas trop tôt pour organiser ce rassemblement et permettre ainsi l’expression d’un ressentiment populaire de plus en plus palpable dans les rues.
Oui, cette Italie, massée sur le Cirque Massimo, avait envie de dire quelque chose non seulement à son gouvernement, mais aussi au monde entier représenté par les nombreux médias étrangers décidés à couvrir l’événement.
A son gouvernement, elle voulait juste dire « BASTA ! » Assez de mots, d’images. Des résultats.
Veltroni a insisté sur ce point. Berlusconi, c’est le discours politique « irresponsable ». Il pense pouvoir tout dire y compris les plus grosses âneries comme affirmer que la crise financière n’aura aucune conséquence sur l‘économie réelle du pays, ou qu’il fermera les places boursières, ou encore de conseiller à ses concitoyens d’investir dans la bourse et d’acheter des actions dans les domaines de l’énergie.
Non, ce ne sont pas des réformes. Ce ne sont que des coupes budgétaires.
L’exemple le plus flagrant est celui de l’éducation, épicentre de la fronde anti-gouvernementale.
La réforme Gelmini, du nom de la ministre de l’Education, a déclenché la vague de protestations partie d’une école devenue symbole : « Iqbal Masih ». Avant le discours du leader de la gauche italienne, plusieurs personnes sont venues à la tribune exprimer leur colère et leurs revendications. Des enseignants du primaire, des chercheurs, des étudiants. Tous dénoncent l’absence de réforme, c’est-à-dire de réflexion sur la place que l’on entend donner à l’éducation, à la recherche, sur les programmes, les structures, lors même qu’ils affirment que des mesures sont à prendre pour améliorer le système. Il n’y a pas d’un côté les réformistes et de l’autre les conservateurs comme on se plaît généralement à le dire à chaque mouvement de protestation.
Il suffit d’aller à la rencontre des jeunes qui occupent leur lycée ou leur collège pour constater que l’on ne se trouve pas face à des écervelés juste là pour s’opposer à un gouvernement et « sécher les cours ». Ils font preuve d’une grande conscience politique en dehors de toute querelle partisane, d’une ouverture d’esprit au point qu’ils sont presque heureux de vous dire qu’ils manifesteront le 30 octobre avec des groupes d’extrême droite comme preuve, à leurs yeux, que leur critique porte bien sur le fond de la politique menée par le gouvernement où siègent des partis comme la Ligue du Nord !
Du reste, ce qui interpelle directement le témoin attentif à ces mouvements, c’est l’autogestion qui les anime. Il n’y a pas d’étiquette, pas de signes d’un syndicat ou d’un autre. Juste cette banderole déployée devant l’école « Virgilio Okkupato ». Ils demandent de l’argent, dorment et mangent sur place, organisent des concerts. Certains cours sont maintenus et se déroulent sur les places de Rome (c’est aussi le cas dans d’autres villes), en public.
Du même coup, il n’y a pas de fragmentation. Se trouvent rassemblés les enseignants, les parents et les étudiants.
La volonté de montrer qu’ils ne sont pas irresponsables, qu’ils ne se construisent pas contre la société, qu’il ne s’agit pas d’un simple mouvement de révolte se trouve symbolisée par ce slogan : « Polizia : li diffendiamo noi i diritti dei vostri figli 1 ».
Ils ne sont pas dupes. Veltroni se réveille parce qu’ils se sont réveillés. C’est le peuple, sa colère, qui ont poussé le leader du Parti démocrate à sortir de la réserve, à reprendre l’initiative et donner le signal de la réaction. Jusque-là, ils pointent les occasions manquées par l’opposition de jouer son rôle notamment sur les décrets pris en matière d’immigration, d’atteinte aux libertés publiques, ou de justice.
Alors on peut compter sur eux pour continuer de mener leurs actions en toute indépendance sans se faire récupérer par les uns ou les autres et ainsi de jouer leur rôle d’aiguillon.
Mais ils ne sont pas les seuls à monter au créneau et à la tribune offerte par le Parti démocrate.
Il y a les syndicats de police venus dénoncer un discours « tout sécuritaire » de façade quand ils manquent cruellement de moyens pour assumer leurs missions fondamentales comme notamment les rondes par manque d’essence… Ou encore quand les fonctionnaires de police sont contraints d’utiliser leurs ordinateurs personnels du fait de la défaillance des matériels fournis par l’administration et non remplacés. Venus aussi dire que la répression, au final plus coûteuse, ne peut être la seule et unique réponse au problème de l’insécurité.
Il y a également ce jeune immigré qui déclame sa fierté d’être Italien, sa volonté de s’intégrer à ce peuple à l’histoire si riche, de s’y intégrer avec toutes ses différences et sans que sa couleur de peau ne constitue plus un danger permanent. Et l’on sent la foule sensible à ce discours. Elle vibrera encore, plus tard, à l’unisson d’un Veltroni répétant à l’envi que « No, l’italia non è fascista ! No, l’Italia non è razzista !"2. Sont présents I Partigiani, groupe anti-fasciste historique et symbolique.
Et ils ont raison de le faire quand on sait que, dans le même temps, le petit village où le Duce est né accueille lui aussi un autre rassemblement massif de personnes venues du monde entier célébrer sa naissance.
Ils ont raison de venir dénoncer vigoureusement la multiplication des actes racistes de plus en plus graves, de plus en plus violents, pouvant aller jusqu’à la mort comme ce même week-end à Naples. Les dénoncer comme la résultante d’une politique qui stigmatise les immigrés et les dénonce au peuple comme la cause des maux qu’il rencontre et notamment l’insécurité ou le chômage. Argument populiste dont certains espèrent peut-être naïvement qu’il perdra toute sa portée tant en ces jours de crise financière, la vérité du système s’est faite si crûment sentir.
C’est ce message que les personnes rassemblées veulent faire passer au monde comme en témoigne encore le slogan écrit en anglais sur une banderole : « Italia is not only Berlusconi3 ».
Alors ce qui frappe l’observateur étranger et notamment français, ce sont bien évidemment les similitudes avec la situation de son propre pays. A suivre le meeting, à discuter avec les manifestants ou les étudiants, il y a la prise de conscience directe de l’unicité des problèmes qui se posent d’un côté et de l’autre des Alpes. Preuve que les frontières, y compris lorsqu’elles ont cette réalité physique, ne signifient plus grand-chose au regard de la mondialisation et de ceux qui la régissent. Une politique est à l’œuvre qui cassent les services publics, prône un discours sécuritaire, divise les populations.
A quand une Journée mondiale d’opposition ? A voir ce rassemblement, on se prend à rêver d’une journée où Paris, Madrid ou Barcelone, Munich, Londres, Lisbonne, Buenos Aires, Moscou, Rio… s’accorderaient pour dire non seulement qu’une autre Italie est possible, mais bien qu’un autre monde est possible.
Pour l’heure, des Italiens, nombreux, sont en lutte dans les rues pour dire qu’ils y voient clair, qu’ils n’ont plus la berlue, que l’illusion a cessé d’opérer. Ils utilisent tous les moyens d’opposition classiques (occupation de site, sitting dans des endroits stratégiques…), en imaginent de nouveaux (utilisation des SMS pour faire circuler les slogans, appel aux manifestants pour filmer la manifestation et déposer les reportages sur un site dédié…). On pourrait espérer que la crise qui frappe de plus en plus fort à nos portes réveillera aussi les autres peuples.
Une chose est certaine. Les mouvements de lutte, d’opposition ont bien des choses à apprendre de ce qui se passe en Italie, tant sur le fond que sur la forme.
1 Police : c’est nous qui défendons les droits de vos enfants.
2"Non ! l’Italie n’est pas fasciste ! Non, l’Italie n’est pas raciste ! »
3 L’Italie n’est pas seulement Berlusconi.
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