Quelle constitution pour la Turquie de demain ?
Alors que l’AKP remporte sa troisième victoire consécutive, la rédaction d’une nouvelle constitution pour la Turquie déchire la sphère politique entre intérêts personnels et soucis de démocratie.
Les élections législatives du 12 Juin 2011 ont vu la troisième victoire consécutive du Parti de la justice et du développement (AKP) avec 49,91% des suffrages, soit 326 sièges au parlement. Son leader Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, sera donc premier ministre de la République de Turquie pour les cinq années à venir. La Constitution interdisant quatre mandats consécutifs, il devra laisser sa place aux prochaines législatives. Le Parti républicain du peuple (CHP) a obtenu 25,91% des suffrages, soit 135 sièges, alors que le Parti d’action nationaliste (MHP), en nette baisse par rapport aux dernières élections, n’a obtenu que 53 sièges avec 12,99% des voix. Le Parti pour la paix et la démocratie (BDP) a obtenu une trentaine de sièges à l’assemblée.
Critiqué en Europe pour sa confession musulmane, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis dix ans a pourtant amélioré la qualité de vie des citoyens Turcs de façon indéniable. La Turquie est devenue la 17ème puissance économique mondiale, et le niveau de vie de la population s’est considérablement amélioré. Une partie croissante de la population Allemande d’origine Turque migre aujourd’hui vers les grandes villes Anatoliennes, un renversement notoire des flux migratoires qui prouve l’attractivité que la Turquie a gagnée au cours de la dernière décennie.
Sur le plan des libertés individuelles également, le bilan des deux mandats effectués par Erdogan est dans l’ensemble positif. Une modification de la constitution, approuvée par un référendum le 12 Septembre 2010, et mise en place quatre mois plus tard, vise en effet à réduire les inégalités entre les citoyens. Entre autres amendements, La discrimination positive a été introduite pour les femmes, ainsi qu’une garantie des libertés individuelles, notamment en faveur des minorités ethniques et religieuses. Ainsi, les minorités telles que les Juifs d’Istanbul, les orthodoxes et les Grecs ont-elles votées massivement en faveur de cette révision de la constitution, bien qu’elle fût proposée par un gouvernement de tendance musulmane. Ces changements avaient pour but de mettre le pays en conformité avec les exigences d’adhésion à l’Union Européenne.
La modification de la constitution a également considérablement réduit le pouvoir des militaires sur l’Etat. Depuis la fondation de la Turquie en 1922, les hauts fonctionnaires de l’armée se sont investis de la fonction de protéger la république laïque. Quatre coups d’Etat militaires ont marqué l’histoire de la République entre 1960 et 1997, lesquels furent déclenchés dans un soucis de protéger l’héritage kémaliste de la Turquie contre des dirigeants que les militaires estimaient dangereux pour l’équilibre du pays. L’armée possède également un véritable droit de regard sur l’administration d’Etat à travers le Conseil de sécurité nationale, fondé en 1961 et transformé en véritable instance de contrôle du gouvernement par la constitution de 1982. Qu’une élite autoproclamée dispose d’un pouvoir supérieur à la volonté populaire constitue une faille dans le processus de démocratisation de la Turquie.
La réforme de la Constitution de 2010 a donc également massivement restreint les pouvoirs de l’armée sur le milieu politique. Les militaires ne disposeront plus comme autrefois d’une immunité politique pour avoir organisé des coups d’Etat mais devront être jugés. Ce sera le cas des fomenteurs présumés du coup avorté de 2003 qui aurait eu pour but de renverser le parlement. Cette mise à égalité des militaires devant la loi renforce la limitation des pouvoir du corps de l’armée qui avait déjà commencée de fait par la victoire de l’AKP en 2001, soumettant les préférences du Conseil de Sécurité National à la volonté populaire.
Cette réforme de la constitution a également vu un renforcement de l’exécutif. La cour constitutionnelle a été réformée et ne plus bannir un parti politique avec la même facilité qu’auparavant, et si un parti est interdit, ses adhérents ne sont plus exclus de la sphère politique. De plus, trois des juges seront à présent désignés par le parlement, et quatorze par le Président de la République.
Les détracteurs de l’AKP, notamment le CHP, parti d’héritage kémaliste, et le BDP pro-Kurde, voient dans ces modifications un moyen pour Erdogan de transgresser la constitution laïque du pays. Il est évident que la cour constitutionnelle exerce aujourd’hui un contrôle bien moins strict sur le gouvernement, mais si cette évolution va dans le sens d’une plus grande autonomie des institutions de l’Etat au détriment d’un control militaire autoritaire, il est indéniable qu’il s’agisse d’une avancée de la démocratie. Il reste cependant à craindre que la cour constitutionnelle ne gagne pas en indépendance. Si elle passe du contrôle des militaires à celui de l’exécutif, elle ne sera toujours pas en mesure de maintenir les fondements de la constitution de manière impartiale.
Au lendemain des élections, la majorité au parlement n’est pas suffisante pour appeler à un référendum pour une nouvelle constitution. L’AKP ne dispose pas en effet des 330 sièges nécessaires. Le parti majoritaire devra donc créer une alliance, probablement avec le CHP, pour élaborer un projet pour une nouvelle loi fondamentale. Après l’annonce des résultats, Erdogan a réaffirmé sa volonté de poursuivre son projet devant ses supporters : "Le peuple nous a transmis le message d'élaborer une nouvelle Constitution à travers le consensus et la négociation".
La nécessité de rédiger une nouvelle constitution est d’ailleurs reconnue par tous les grands partis. La constitution actuelle, rédigée en 1982 à la suite du coup d’état militaire de 1980 ne correspond plus aux attentes d’un pays moderne et démocratique. Cependant, le consensus sera difficile à atteindre car les différents membres de la nouvelle assemblée n’ont pas la même vision de ce que devrait être cette nouvelle constitution. Le CHP, qui s’est éloigné sous l’égide de Kemal Kılıçdaroğlu de sa tradition kémaliste autoritaire fondée sur un contrôle de l’état par l’armée a fait des propositions pour un nouveau texte. Elle contiendrait notamment une baisse de la barre de représentation au parlement à 5%, et une nouvelle législation sur l’interdiction des partis politiques. Ces propositions rejoignent celles du parti pro-Kurde BDP, qui avait rédigé une proposition de constitution lors du référendum pour la réforme de la constitution de 2010. Les projets de l’aile gauche du parlement pour la Turquie se rapprochent de la sociale démocratie à l’Européenne. L’AKP n’a pourtant pas émis de propositions concrètes, hormis une volonté de transformer le système parlementaire en régime présidentiel, ce qui permettrait à l’actuel premier ministre de se représenter aux prochaines élections.
Cette ligne de politique qui semble avoir pour but principal de maintenir Erdogan au pouvoir est inquiétante dans la mesure où le gouvernement actuel a connu des dérives autoritaires ces derniers temps, notamment au travers d’une coercition exercée sur le monde de la presse à travers l’emprisonnement de journalistes opposés au gouvernement. La vigilance est de mise, d’autant plus que la réorganisation du juridique place la cour constitutionnelle sous l’égide de l’exécutif. Il faut noter également que la Turquie est toujours classée parmis les régimes hybrides par l’indicateur de démocratie de l’hebdomadaire britannique The Economist, en 89ème place sur 167 avec un indice de 5.3 sur 10.
Mais la Grande Assemblée Nationale de Turquie n’est pas aux mains d’un parti unique, et l’on peut espérer que les négociations qui vont devoir s’opérer entre l’AKP, le CHP et le MHP vont aboutir à un projet de constitution durable qui respectera la séparation des pouvoirs et assurera la continuité de la république laïque de Turquie. Le CHP se pose aujourd’hui en garant de la défense des libertés individuelles avec sa forte présence au parlement, comme un contrepied au gouvernement d’Erdogan. Après une âpre campagne électorale, les deux grands partis vont être obligés de travailler ensemble à la rédaction de la nouvelle constitution.
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