Un faux scandale agite actuellement le landerneau médiatico-politique : l'affaire PRISM, du nom de ce programme généralisé de surveillance américain faisant appel aux principales sociétés américaines du secteur de l'information et de la communication (nombreuses étant première dans leur domaine d'application, on devine leur efficacité à l'échelle mondiale). Ce n'est ni le premier et ne sera selon toute vraisemblance pas le dernier. Or ce qui a soulevé nombre d'indignations dans le monde est le fait que des pays alliés soient tout de même surveillés par le grand ami d'Amérique. Les députés européens, à la tête de la fronde actuelle (se singularisant avec le silence gêné du président de la Commission Européenne Manuel Barroso comme celui du président du Conseil Européen Herman van Rompuy) ont malgré tout la mémoire courte puisqu'en 2001 avait été rendu public par l'eurodéputé Gerhard Schmid un rapport sur le réseau d'interception Echelon [1]. Semblerait-il que tout ce labeur n'ait pas été utile au vu des cris d'orfraie actuels. Lequel faisait déjà suite à un rapport fourni par le STOA (Science and Technology Options Assessment) en 1997 sur de possibles écoutes depuis l'autre côté de l'Atlantique, complété en 1999 ! Comme quoi, les rapports publiés ont une fonction éminente... de caler les meubles de la maison Europe.
L'on pourrait aussi s'ingénier à rappeler l'affaire SWIFT, du nom de cette société de droit belge regroupant la gestion du code d'identification des banques où l'on apprit que les autorités américaines à la suite du 11 septembre 2001 s'étaient autorisées à prendre connaissance des comptes des principaux clients de ladite société (à savoir les banques les plus importantes au niveau mondial). Le parlement européen imposa un accord en deux rounds afin de légaliser a posteriori cette possibilité [2]. L'affaire avait même rebondi en février 2012 lorsqu'un Danois fut empêché d'opérer une transaction par le département du trésor américain alors que celle-ci concernait l'achat de cigares cubains via une banque allemande : Cuba étant en effet frappé d'un embargo par les États-Unis et ceux-ci, tout comme pour l'Iran, pourchassent les contrevenants nationaux et tiers qui y contreviendraient.
Il en ressort un désagréable sentiment que naïveté et mauvaise foi forment le terreau de toute cette agitation récente. Sans compter bien entendu le calcul politique pour certains dirigeants désireux de s'offrir une aura de défenseur des libertés individuelles à peu de frais. Attitude contredite par ailleurs, et ce de façon relativement tragico-comique, par l'épisode de l'avion présidentiel Bolivien de retour de Moscou et fouillé à Vienne car suspecté de détenir dans son avion personnel le transfuge américaine Snowden, précédé par l'interdiction de survol de l'espace aérien par la France, l'Italie, l'Espagne et le Portugal. Le président Evo Morales ayant menacé de procédure devant l'ONU pour violation du droit aérien [3] : l'affaire est à suivre mais elle illustre la fragilité et en corollaire la crédibilité des rodomontades de certains dirigeants européens...
Il ne faut pas aussi omettre que les principaux intéressés de cette affaire sont les citoyens américains eux-mêmes avant même les européens, que cette affaire les concerne au premier plan et que si réaction il doit y avoir, elle doit d'abord provenir de ces individus. En complément, il est nécessaire de ne pas tomber dans le déni : tout État souverain se doit d'avoir son service de renseignement, la souveraineté est indissociable de la connaissance des forces d'autrui comme de ses propres faiblesses. Enfin, l'on notera aussi que les sociétés les plus innovantes américaines ont été mises à contribution, ce qui met crument à jour la déficience de champions européens des TIC, qui lorsqu'ils arrivent à maturité sont racheté ensuite par des sociétés extra-européennes (ex. Skype, le logiciel de VoIP d'origine estonienne, passé dans le giron de Microsoft en 2011).
Il n'empêche que lorsque l'analyste Edward Snowden révèle au monde entier (articles du Guardian et du Washington Post des 6 et 7 juin 2013) l'existence d'un programme d'exploration, de collecte et d'analyse de données (data mining) diligenté par son agence, la National Security Agency (10 milliards de dollars de fonctionnement annuel estimés pour 2013), avec l'appoint de plusieurs sociétés nationales des technologies de l'information et de la communication, il se doute pertinemment que cela va jeter un pavé dans la mare des bonnes convenances entre nations. Ce dont en revanche il est un peu plus leste à ce moment là, c'est sur la difficulté à trouver un asile politique : alors qu'il était en zone de transit à l'un des aéroports de Moscou, Cheremetievo. L'Équateur initialement visé (rappelons que le pays accueille toujours dans ses locaux diplomatiques de Londres le fugitif Julian Assange suite à l'affaire Wikileaks) a rejeté la proposition au motif que l'affaire était désormais du ressort des autorités russes, et officieusement qu'elle ne pouvait se permettre de devenir un refuge trop visible sur la liste noire des pays ne coopérant pas judicieusement avec les États-Unis. Et un relent de guerre froide de sourdre lorsque Barack Obama et Vladimir Poutine enjoignent leurs services de renseignement respectifs (FSB et CIA) à s'entendre pour un dénouement favorable à chacune des parties !
Pour l'heure la liste des pays contactés par l'exilé est presque aussi longue que celle des États lui ayant déjà refusé le statut de réfugié politique. Sous des prétextes plus fallacieusement juridiques que pragmatiquement politiques : le bénéfice politique international, voire les quelques informations utiles que l'on pourrait retirer de Snowden seront contre-balancés par une pression, directe et indirecte, de Washington qui n'acceptera pas qu'un de ses ressortissants rompu à la sécurité de l'État ait pu fauté à ce point. Car le « lanceur d'alerte » (whistleblower en américain) risque gros en cas de retour sur le sol américain : la sentence serait lourde... Encore que l'inculpation sous le motif de trahison est sujet à discussion selon l'interprétation de la constitution américaine [4], un risque que ne souhaite pas prendre visiblement Snowden.
Le président russe avait posé une condition préalable, officielle, à l'acceptation de l'asile pouvant être accordé à son « invité » : qu'il ne nuise plus aux intérêts des américains, même si une pareille demande peut choquer de sa part a-t-il cru bon de devoir ajouter (on se doute qu'entre-temps les services de renseignement ont pris un certain intérêt à approcher Snowden pour sa propre sécurité... et ses connaissances sur un tel réseau d'espionnage) [5]. Vladimir Poutine sait en effet que pour exécrables que soient les relations russo-américaines depuis plusieurs mois, une flaque d'huile de plus sur le feu ne serait pas la plus opportune, de même qu'il sait que certaines convenances se doivent d'être respectées pour ne pas avoir à subir un retour de flamme. En outre, rien n'indique que Snowden ait officié auparavant en tant qu'agent russe, or il est dans l'intérêt de Poutine d'éviter pareille allégation qui provoquerait une chasse aux espions interne au sein de la NSA et consoeurs tout en rehaussant d'un cran la lutte du contre-espionnage contre les russes. L'affaire des dix espions russes arrêtés en 2010 (programme Illégaux mené par le FBI) est encore chaud et la Russie préférerait laisser les braises s'éteindre d'elles-mêmes.
Snowden tombe dans une guerre informationnelle pile-poil entre Russie et États-Unis où les nerfs de tous les acteurs sont mis à rude épreuve. Les États-Unis ne peuvent pas jouer des muscles comme envers un pays de seconde catégorie mais se doivent d'effacer ce camouflet mondial, la Russie quant à elle ne peut donner l'impression de récupérer un agent mais perdrait en crédibilité internationale en le remettant aux autorités américaines.
Quelque soit la solution trouvée, et celle-ci peut prendre un temps conséquent à émerger, une fois encore Russie et États-Unis se font face dans un cadre cyberstratégique où États, hommes et réseaux jouent aux échecs à l'échelle planétaire.
Enfin, n'oubliez pas : pour mieux replonger dans cette guerre informationnelle où la Russie joue sa propre partition, relire
La cyberstratégie russe.
[3] Libération, « L'attitude française envers Evo Morales suscite la polémique », 3 juillet 2013
[4] Treason against the United States, shall consist only in levying War against them, or in adhering to their Enemies, giving them Aid and Comfort. No Person shall be convicted of Treason unless on the Testimony of two Witnesses to the same overt Act, or on Confession in open Court.
[5] Le Monde, « Edward Snowden a demandé l'asile à la Russie », 1er juillet 2013