Ruminer 1938, oublier 1945
Afin d’encourager l’envoi de troupes au sol en Ukraine, comme l’a exhorté le président Macron le 26 février dernier, divers conseillers et polémistes va-t-en guerre entonnent encore le refrain sur les Accords de Munich de 1938, où la négociation pacifique aurait livré l’Europe à Hitler et Mussolini. Mais un tel raccourci historique, mettant de côté la victoire alliée de 1945, révèle finalement une conviction profonde que ces propagandistes partagent finalement avec leurs ennemis : que l’ordre international dont ils essayent de se prévaloir est complètement caduc.
Ce que démontre ce type d’anachronisme, comparant Poutine à Hitler, et la Russie contemporaine au IIIème Reich, est bien l’incapacité des classes dirigeantes occidentales à voir dans tout événement tragique autre chose que le terne éclat de leur gloire passée. Dans le fond, remonter à 1938 rassure plus que ça n’inquiète, dans la mesure où la fin de l’épisode, quand les grands méchants sont jugés et pendus, est déjà donnée. Dès qu’un adversaire de taille contredit l’hégémonie occidentale, cela ne peut être que le signe du retour d’un ennemi ayant déjà été vaincu. Invoquer « Munich » a donc des effets contre-productifs, puisque la lâcheté honteuse est d’avance absoute par la vision orgueilleuse que les puissances atlantistes ont de leur rôle dans la Seconde Guerre mondiale et l’histoire contemporaine en général.
Au-delà du fait – oublié par les occidentaux mais essentiel pour les concernés – que la Chine et la Russie ont été les principales victimes de cette guerre, les grands puissances capitalistes, comme il se disait à l’époque, ont fini par s’attribuer tous les honneurs et les mérites, puis par justifier leurs velléités hégémoniques au nom de valeurs démocratiques qu’elles auraient toujours été seules à incarner et à défendre. Exit la Chine et la Russie de 1945, occulté la longue période de décolonisation et de Guerre froide, quand l’impérialisme occidental était fustigé aussi bien en son cœur que dans les pays colonisés : les droits de l’homme et le « camp atlantiste » auraient parfaitement fusionnés dans une forme pure, inégalable et exclusive.
Et soudain resurgit des caves infernales de l’Occident libéral, où rugit encore le passé nazi européen, une image dégoûtante et monstrueuse : la soumission des libéraux face aux fascistes lors de la fameuse conférence de Munich. Triste banalité de cette époque en réalité, car bien avant que ce soit cristallisé sur un cliché, les démocraties libérales n’avaient-elles pas déjà cédé aux délires nationalistes et de supériorité raciale ? Et depuis les années 1990, les mêmes pays ne succombent-ils pas aux mêmes travers, bien avant que Poutine ne lance sa croisade ? Accuser les autres de ses propres turpitudes est sans doute la triste passion immature que partagent des hommes médiocres frustrés en mal de puissance. Ce qui est à retenir de 1938, ce n’est pas la lâcheté des uns vis-à-vis des autres, ni le signe d’un acte manqué pour déclarer une guerre totale. Le fait majeur qui ressort, notamment aux yeux des ennemis, est que ceux qui contestaient l’ordre international imposé par les vainqueurs de 1918 prenaient enfin leur revanche sans même qu’une de leurs bottes franchisse la frontière de leurs adversaires. L’information principale intéressante est que si les démocrates étaient écrasants de nullité, ce n’est pas en raison d’une absence de courage viril et guerrier : ils étaient juste creux et vides de solutions politiques alternatives, alors qu’ils étaient soi-disant à la tête d’immenses empires coloniaux qui faisaient plus de vingt fois la taille de l’empire allemand et de l’Italie fasciste réunis.
Voilà où se trouve le ridicule de Munich, où Goliath se fait dresser comme un toutou par David. Les dirigeants capitalistes occidentaux, avec leur grand machin de l’OTAN que Macron constatait récemment « en état de mort cérébrale », sont tellement aveugles sur les transformations sociales sous l’effet de la mondialisation, mais surtout l’ampleur globale gigantesque du rejet que provoque la politique extérieure des États-unis et de leurs alliés, et qui devrait au moins, ne serait qu’un tout-petit peu, interroger sur le fonctionnement des institutions internationales ainsi que sur le capitalisme mondialisé qui les phagocyte complètement.
Hitler et Mussolini avaient gagné en 1938 parce que la seule alternative qui se présentait alors était communiste, et les puissances libérales avec leurs colonies pensaient pouvoir s’en passer pour endiguer le fascisme, sans même chercher à réformer l’ordre international dans son ensemble. Le cours de la guerre a bien sûr démenti ces positions, car les pays occidentaux, tous aussi puissants qu’ils peuvent paraître à chaque occasion, sont aussi des tigres de papier où les droits et les libertés sont certes consacrés mais restant le plus souvent formelles et reposant sur des fragments d’espaces démocratiques isolés réservés aux élites. Des grands principes généreux souvent détournés pour justifier une oppression, un racisme et une discrimination sociale sans limites, au bénéfice d’un régime oligarchique réactionnaire et arriéré qui se pare de toutes les vertus.
Le camp atlantiste se retrouve esseulé et divisé face à l’autocratie de Poutine parce qu’il n’est pas jugé digne d’être aidé dans son entreprise. Pas à la hauteur des valeurs qu’il prétend incarner et défendre, ayant sombré dans une ploutocratie veule, inique et grotesque. Chaque fois que l’Occident s’autodésigne sous ce nom pour se distinguer des autres, à la faveur d’une quelconque singularité technologique, son arrogance démesurée finit par le détruire de l’intérieur en provoquant une guerre civile généralisée. Il faut le dire et le répéter incessamment : au contraire de la Chine, de la Russie ou d’autres grands empires historiques, l’Occident n’a de pertinence que culturelle et symbolique. Il n’a jamais été une entité géopolitique unitaire et ne repose pas sur un ensemble ethnique homogène, qui s’appellerait race blanche ou autre. C’est avant tout une construction idéologique et spirituelle sorti de la tête des papes catholiques du moyen-âge, perdus au milieu d’un ensemble éclaté de populations aux racines et aux coutumes bien différentes (en résumé...).
Pour retrouver l’estime d’autres pays, en Asie et en Afrique notamment, et sceller de véritables alliances, soutenues aussi par l’ensemble des populations et pas seulement par quelques oligarques corrompus par le marché et les multinationales, les démocraties libérales ont le devoir impérieux de répondre aux souhaits de réforme de l’organisation des rapports internationaux. Si la politique criminelle de grande envergure de Poutine laisse aussi indifférent et est parfois soutenu par un certain nombre de pays, c’est parce qu’il conteste l’ancien ordre international qui n’est plus adapté au monde contemporain. La stratégie que devrait adopter les puissances occidentales n’est donc pas de s’engager immédiatement dans une guerre totale afin d’empêcher l’expansion d’un projet impérial fasciste version panslaviste, mais d’œuvrer à l’instauration d’un nouvel ordre international qui remplace ou réforme profondément celui de 1945, que plus beaucoup de pays ne respectent et au premier chef les grandes puissances. Cette réforme de l’ordre international serait aussi l’occasion de conclure de nouvelles alliances plus larges pour contenir la puissance militaire russe, qui ne pourrait pas être aussi offensive face à une coalition comprenant un plus grand nombre de pays répartis dans le monde, au-delà du périmètre de la seule OTAN.
Le camp atlantiste peut-il vraiment gagner contre la Russie sans la participation d’autres nations, notamment celles appartenant à ce Sud dit « global » ? Cela semble très difficile, d’autant plus que le théâtre d’opérations militaires pourrait facilement s’étendre à une échelle continentale. Si les conditions restent à peu près les mêmes, l’issue la plus certaine n’étant pas la victoire et l’échec de l’un et de l’autre, mais le pat entre deux rivaux qui se neutralisent mutuellement. Une stagnation du conflit qui durera aussi longtemps qu’un accord politique n’est pas conclut entre les belligérants. À moins de changer les règles du jeu sur l’échiquier, aucune raison que les pièces changent de positionnement et se déplacent différemment.
Mais le gel d’un tel conflit sur plusieurs années voire décennies, où sont impliqués plusieurs membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, ne sonnerait-il pas le glas de cette dernière ? Faut-il encore subir une guerre totale, pour refaire et retrouver des institutions internationales véritablement efficientes ? Voilà le défi auquel le monde est véritablement confronté, au-delà de la guerre russo-ukrainienne.
Sans nouvelle architecture des relations internationales, nul espoir d’une moindre négociation entre les grandes puissances rivales. Tel qu’il s’est construit depuis les rencontres en 1941 entre Churchill et Roosevelt au large du Canada, « l’Ordre Atlantique » a fait son temps. La Guerre froide, la décolonisation, la mondialisation capitaliste, le mitage des institutions politiques par le marché et enfin la montée des conflits entre grandes puissances ont eu raison du vieux système interétatique à l’européenne.
Photo : soldats soviétiques sur l'avenue Unter den Linden en 1945. Archives fédérales allemandes.
3 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON