Russie, émigration et médias mensonges
Très récement, toute une série d'articles venait rappeler à quel point la Russie était un pays sans avenir. Divers médias francophones, tel que le Figaro, la Tribune de Genève, Le soir, ont commenté les résultats d’un sondage qui démontrait l’émigration massive dont le pays souffrirait depuis ces dernières années. On y lit par exemple « qu’un cinquième des Russes (22%) souhaiterait émigrer de Russie » et que « selon les chiffres officiels, cités par Vedomosti, en trois ans, environ 1,2 million de personnes ont quitté la Russie ». Ces résultats « illustreraient une nouvelle vague d'émigration, et mettent à mal les mots d'ordre patriotiques et les projets ambitieux du Kremlin" écrit Europe1.
Reprenons les deux informations clefs :
- 1 Russe sur 5 souhaiterait émigrer.
- 1,25 million de Russes ont quitté le pays depuis 2008.
Illétrisme ou médiamensonges ?
Tout d'abord, regardons de plus près l'origine de ce chiffre de 1,25 millions de russes qui seraient partis depuis 3 ans. Le chiffre vient d'une discussion en date du 15.01.2011 retransmise à la radio Echo de Moscou entre Sergueï Stépachine (président de la cour des comptes depuis 2000) et Michael Barshevski. Je rappelle l'échange en russe ci dessous, avec sa traduction :
« М.БАРЩЕВСКИЙ : … Ты говоришь сейчас про инновации (…) мы потеряли очень много мозгов, которые сегодня могли бы нам очень полезны в инновации.
С.СТЕПАШИН : Но у меня есть цифры точные. 1 миллион 250 тысяч человек, которые работают за рубежом. Это не самые плохие наши…
М.БАРЩЕВСКИЙ : Ты имеешь в виду не водопроводчиков ?
С.СТЕПАШИН : Ну, это ученые, специалисты.
М.БАРЩЕВСКИЙ : Миллион 250 тысяч ?
С.СТЕПАШИН : Миллион 250 тысяч. Примерно столько ушло после 1917 года ».
M.BARCHEVSKI : … Tu parles de l'innovation (…) on a perdu beaucoup de cerveaux qui nous auraient été très utiles dans le cadre de l'innovation.
S.STEPACHIN : J'ai des chiffres précis. 1 million 250 mille personnes qui travaillent à l'étranger. Et pas les plus mauvais...
M.BARCHEVSKI : Tu veux dire pas des plombiers ?
S.STEPACHIN : Des scientifiques, des spécialistes.
M.BARCHEVSKI : 1 million 250 mille ?
S.STEPACHIN : 1 million 250 mille. Voilà à peu près combien sont partis depuis 1917.
Comprenez bien ce qui a été dit et écrit : aujourd'hui 1,250 million de russes travaillent à l'étranger. Comment en est-on arrivé à ce que ce chiffre soit repris par la presse comme le nombre de russes ayant soi-disant fui la Russie de Poutine et Medvedev depuis 3 ans ?
Nous en sommes arrivé là via un processus de douce mais régulière transformation / interprétation des textes qu’il est intéressant d’étudier. Observons cela de plus près.
Par exemple dès le 04.02.2011 mlnews affirmait que : "selon les calculs de la cour des comptes, ces dernières années 1,250 million de personnes ont émigré de Russie (« По данным Счетной палаты за последние годы из России в эмиграцию уехали 1 миллион 250 тысяч человек »).
On passe à la vitesse supérieure dans un article du 11 février 2011 de Moskovsksi Komsomolets intitulé "courons loin du tandem" (« Бегом от тандема ») où il est dit : « la cour des comptes a officiellement déclaré que durant les dernières années sont partis de Russie 1,25 million de personnes. La vague d'émigration est à peine moins grande que celle de 1917. Ces données sont confirmées par le directeur du Service Fédéral des Migrations (FMS) : 300 à 350.000 Russes partent chaque année travailler à l'étranger. Combien reviennent, il n'a pas dit ».
(« Счётная палата официально сообщила : “За последние годы из России уехали 1 250 000 человек”. Волна эмиграции немного меньше, чем после 1917 года. Эти данные подтверждает директор Федеральной миграционной службы Ромодановский : “Порядка 300—350 тысяч россиян уезжают каждый год работать за рубеж”. Сколько возвращается, он не сказал »).
Deux contre-vérités. Non seulement la traduction de la phrase de Sergueï Stépachine est fausse, mais en ce qui concerne les 350 à 400.000 émigrants / an, il ne s'agit bien sûr que d'une émigration temporaire. C’est vérifiable sur le lien en question reprenant les affirmations du directeur du FMS : "Chaque année 300.000 Russes partent de Russie, dont 40.000 pour aller résider définitivement à l'étranger. Ce chiffre était de 70.000 en gros avant la crise, mais il s'est réduit à 30.000 à cause de la crise (..)"
Каждый год из России уезжают более 300 тысяч россиян, из них около 40 тысяч - на постоянное место жительства, считает глава Федеральной миграционной службы РФ Константин Ромодановский. "До кризиса цифра была 70 тысяч человек, но потом эта цифра сократилась. (...) Из всех уезжающих россиян за границу "примерно 30-40 тысяч" покидают страну на постоянное место жительства, сказал глава ведомства ».
Donc 400.000 russes sortent de Russie chaque année pour aller travailler ou étudier à l’étranger, ou encore pour des raisons personnelles (ce qui est un processus tout à fait normal) mais seulement un faible pourcentage d’environ 10% ne revient pas.
Le 29 mai 2011 Novaya Gazetta dans un réquisitoire contre la Russie intitulé "La Russie ne plait plus" affirme que la Russie ne sera pas en état de faire face à l'année 2050" en affirmant que le "représentant de la cour des comptes Serguei Stépachine a affirmé que depuis 2008, 1,25 million de personnes" ont émigré. (Председатель Счетной палаты Сергей Степашин еще в январе озвучил цифру — с 2008 года из страны уехало 1,25 миллиона человек экономически активного населения).
L'article est constitué de témoignages de jeunes émigrants russes, qui expliquent pourquoi ils ont choisi de quitter la Russie et de vivre à l'étranger, aux Etats-unis, au Canada, en Israël, en Allemagne ou en Scandinavie. La liste complète de tous leurs griefs à l'égard de la Russie est un best-off du genre : peur de la police, pauvreté, petits salaires, pas de perspectives, pas de possibilité de fonder une famille, instabilité économique, xénophobie..
Bref le pays est foutu ! Il est temps de se tirer (Пора Валить) comme dirait Marie Jégo du Monde !
L'hebdomadaire Newtimes du 17 au 23 mai 2011 confirme cet exode massif : " Selon les données du représentant de la cour des comptes de Russie, Sergueï Stépachine, au cours des trois dernières années ont émigré de Russie 1,25 million de personnes".
(По данным главы Счетной палаты РФ Сергея Степашина, за последние три года из России в эмиграцию уехали 1 млн 250 тысяч человек)
Les faits, les chiffres, sont bien loin des obsessions idéologiques
L’institut Rosstat donne des chiffres reconnus comme étant assez précis. Etudions l’émigration de Russie vers l’étranger lointain et non l’étranger proche, ou monde ex-soviétique. Et cela afin de ne pas prendre en compte les migrations intra-CEI de ressortissants russes d’origine géorgienne, urkainienne ou moldave. En effet il semble peu plausible que les émigrants russes aient fui en masse en Azerbaidjan, Géorgie, Ukraine ou Biélorussie. Si émigration économique il y a eu (voir les exemples dans l’article cité plus haut de Novaya Gazeta), ces émigrants ont évidemment fui vers des zones riches du monde : en Occident ! Les données de 1997 à 2008 sont consultables en ligne ici et celles de 2009 et 2010 ici.
J’ai synthétisé sous forme de tableau ces résultats :
Etudions ces chiffres :
- Sur 14 ans ont définitivement quitté la Russie vers l’étranger lointain (hors ex-URSS) : 629.880 personnes
- Le gros de cette émigration a eu lieu entre 1997 et 1999.
- Depuis 1999 la quantité d’émigrants de Russie baisse, ce qui traduit l’amélioration économique que le pays a connu depuis 10 ans.
- Depuis 2008 : 37.894 Russes ont émigré définitivement vers l’étranger lointain.
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Regardons maintenant la totalité des émigrants de Russie (étranger proche et étranger lointain).
Depuis 2008 donc, 105.544 russes ont émigré à longue durée hors de Russie.
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Rappelez-vous ce qui est écrit plus haut, par le directeur du FMS : « Chaque année partent de Russie 300.000 Russes, dont 40.000 pour aller résider définitivement à l'étranger. Ce chiffre était de 70.000 en gros avant la crise, mais il s'est réduit à 30.000 à cause de la crise ». 30.000 donc en gros 1 /3 (entre 12 et 13.000 vers l’étranger lointain).
Ensuite la Russie reste un pays avec un solde migratoire fortement positif, comme le montre le schéma ci-dessous qui compare les entrées et les départs de Russie. Depuis 2002, il part moins de 100.000 personnes / an, et depuis 2006 moins de 40.000 / an. Nous sommes donc bien loin des 400.000 / an qu’une certaine presse annonce.
Un tableau de Wikipedia permet de voir la réalité de ces flux migratoires russes.
Fantasmes, sondages et presse « indépendante » ?
Maintenant le sondage traduisant la soi disant nouvelle vague d'émigration, et qui mettrait à mal les mots d'ordre patriotiques et les projets ambitieux du Kremlin. 22% des Russes, soit une personne sur cinq, souhaiterait émigrer mais ils sont 73% à ne pas vouloir émigrer à l’étranger. Regardons attentivement le second tableau de ce même sondage, ils ne sont toujours que 1% en Russie à déjà préparer leur départ en faisant leurs sacs (ca n’a pas changé depuis 2009), que 2% à avoir pris la décision d’émigrer et 6% à étudier les possibilités d’émigration. Ils sont également 69% à ne jamais penser à émigrer. Par comparaison, en 2006, 25% des jeunes britanniques souhaitaient émigrer, ce chiffre a atteint 33% en décembre 2010. Mais à la même date, seulement 2% d’entre eux ont réalisé leur projet d’émigration. En clair, le pays n’a connu aucune fuite massive de cerveaux malgré de tels sondages. En 2009, 20% des Chinois diplômés souhaitaient également quitter le pays. En 2010, 30% des jeunes arabes (pays de la ligue arabe) souhaitaient également émigrer. On relève aussi que 20% des Bulgares en âge de travailler souhaitent partir à l’étranger. Ce seuil de 20 à 30% semble donc exister dans de nombreux pays, indépendamment du contexte économique local, très bon pour la Chine, ou relativement mauvais pour la Bulgarie par exemple.
Par rapport à ces chiffres, on peut surtout se demander s’il y a suffisamment de jeunes Russes diplômés ou pas, qui souhaitent acquérir une expérience professionnelle à l’étranger. La mondialisation de l’économie offre des opportunités de plus en plus nombreuses dans ce sens, et il n’y a rien de malsain dans cette tendance qui améliore les échanges économiques. Ce qui est malsain, c’est de propager dans les médias des chiffres faux, pour alimenter des prévisions catastrophistes.
Evidemment un sondage chez les lecteurs de Novaya Gazetta montre que 62% d’entre eux seraient prêts à quitter le pays, mais les lecteurs de NG sont principalement des libéraux-orientés, hostiles à la Russie d’aujourd’hui et à son pouvoir politique actuel, jugé responsable de tous les maux. Un sondage fait dans ce lectorat n’est donc pas très représentatif de l’opinion publique russe en général. Bien sûr j’ai cité plus haut Vedemosti, un quotidien créé en 1999 suite à une initiative conjointe du Financial Times, du Wall Street Journal et du groupe de presse Sanoma (éditeur du Moscow Times). Pas étonnant qu’ils ne soient pas les derniers dans une certaine propagande de la Russie d’aujourd’hui. Il y a aussi cité newstimes dont la rédaction est composée de figures de la scène dites libérale et « anti-Kremlin d’aujourd’hui », comme Evguenia Albats ou encore Valeriya Novodvorskaya. Une ex correspondante Francaise du Figaro avait d’ailleurs pris la défense de la rédaction de ce journal, soi disant menacé par le Kremlin pour des problèmes de ligne politique. Quoi qu’il en soit en l’espèce et bien loin de toutes considérations politiques, on ne peut que constater leur totale mauvaise foi.
Quelles conclusions en tirer ?
- Les chiffres montrent en Russie une baisse de l’émigration et une stabilisation de l’immigration depuis les années 2000.
- Le nombre de Russes qui ont quitté leur pays depuis 2008 est de 105.000 et non pas de 1,25 million.
- Une certaine presse dite d’opposition libérale gagnerait beaucoup à être un minimum sérieuse dans ses analyses et non à fantasmer en lançant des mensonges, repris et propagés sur la toile. La quantité ne s’impose pas sur la vérité.
- Les gros relais médiatiques francophones semblent ne pas vérifier leurs sources et on peut légitimement se poser la question de savoir s’il s’agit de mauvaise foi ou d’incompétence. Dans les deux cas, c’est assez inquiétant et cela ne reflète pas la vérité de la Russie d’aujourd’hui.
Merci a Anatoly Karlin et Nicolas Starikov dont je me suis inspiré des analyses pour faire cette synthèse en Français.
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Liens annexes démontrant la mauvaise foi ou l’incompétence de certains de nos journalistes :
Le Figaro voit des pénuries de nourriture à Moscou durant la crise
Une correspondante de France2 inhale trop de gaz carbonique et se met a délirer
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