Télécharger le livre de Brzezinski, l’homme qui avait tout compris du 20ème siècle
En 1970, Zbigniew Brzezinski publiait un livre tout aussi concis que majeur, Between two ages. Ce livre fut traduit en 1971 en France, puis copieusement boudé si bien qu’il est devenu pratiquement introuvable, indisponible, même d’occasion sur un célèbre site de vente en ligne. Le politologue Olivier Kempf raconte sur son blog qu’il vient de découvrir ce livre après avoir attendu plus d’une semaine afin qu’il soit retrouvé dans la réserve de Sciences Po, constatant de plus que cet essai n’est plus cité. Pourtant, ce livre est clair et édifiant. Une fois qu’on commence la lecture de cette réflexion sur l’évolution de l’Amérique au 20ème siècle, on ne lâche plus l’ouvrage tant l’on a le sentiment de devenir en quelques minutes plus intelligent. J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La première c’est que vous pouvez accéder à ce livre avec un seul clic. La deuxième c’est qu’il va vous falloir le lire en version originale, ce qui n’est pas rédhibitoire pour qui a quelques notions d’anglais et puis, c’est toujours mieux de lire l’original, les traductions étant souvent parsemées de contresens.
Je vais tenter de vous présenter les grandes lignes de cette étude en commençant par la fin (p. 116). Les derniers mots écrits par Brzezinski tracent l’enjeu pour l’époque qui se dessine après les années 1960. L’auteur défend un humanisme rationnel en soulignant que les croyances, les valeurs et la raison sont amenées à interagir et que l’élaboration des buts sociaux est indispensable dans ce contexte d’évolutions sociales et technétronique. En transposant une fameuse formule, le 20ème siècle technétronique sera politique et philosophique ou bien ne sera pas. Il faut laisser les idéologies et examiner les conséquences sociales, psychologiques et écologiques dues à la dissémination des avancées scientifiques et technologiques. Brzezinski a vu dans l’avènement technétronique une troisième révolution américaine, vouée à devenir planétaire.
Quelques chiffres comparatifs datés de 1958, l’auteur avait trente ans et moi, je naissais. US, 50 millions de téléviseurs contre un million pour la France. 160 millions de récepteurs radiophoniques aux US contre 10 millions en France. 100 millions de téléphones aux US contre 6.5 millions en France. Et dans l’enseignement supérieur, 3 millions de jeunes Américains contre 190 mille en France. Ces chiffres expliquent pourquoi la révolution technétronique fut précoce aux Etats-Unis, avec deux facteurs en synergie, l’intense production d’outils technologiques s’amalgamant à une société aventurière qui tend à aller de l’avant. Il manque un point essentiel dans l’analyse de Brzezinski, c’est l’usage de l’automobile. Je n’ai pas de chiffres mais une image, celle des embouteillages lors du fameux concert des Stones à Altamont en 1969. L’usage de l’automobile a largement modifié l’existence, autant que les systèmes de transmission reliant les différentes parties du système ainsi que les gens. Les sociétés solidifiées autour des grandes villes industrielles se sont fluidifiées, augmentant la conscience globale. Phénomène qui n’est pas sans altérer les anciennes croyances, créant des turbulences affectant des populations soumises à des informations qui n’ont jamais été aussi fluides et volatiles (p. 35)
Cette transition américaine, esquissée dans la première partie, est cadrée historiquement au début de la quatrième partie où l’auteur considère l’avènement technétronique comme une troisième révolution pour le pays. Mais ce n’est pas une révolution aux contours historiques démarqués, comme la révolution de 1789, celle de Lénine, de Mao et bien avant, celle ayant conduit à l’indépendance des Etats-Unis. Une seconde révolution américaine s’est produite, mais sur le long terme cette fois, située par l’auteur entre la guerre de Sécession et les quatre mandatures de Roosevelt sur fond de guerre mondiale et d’économie militaro-industrielle. Cette période est aussi celle de la révolution industrielle en Europe. C’est l’âge du capitalisme, du productivisme et de la constitution des grandes villes avec ses bourgeoisies, ses classes moyennes embryonnaire et surtout, un large prolétariat issu des migration depuis les espaces ruraux. L’âge technétronique s’est alors superposé au monde industriel qui avait fait de même, s’implantant et se densifiant dans les espaces ruraux, avec l’attractivité des villes et les migrations. Mais contrairement au monde industriel, le monde technétronique n’est plus local. Il se globalise et devient planétaire, avec des liens sur toute la surface du monde et des transformations sociales inédites. Le troisième monde était en marche.
Brzezinski a vu naître des élites nouvelles, instruites des nouvelles technologies, tournées vers le futur et délaissant les traditions. Il redoutait quelques dangers pour la démocratie, anticipant le pouvoir technocratique des experts et les contrôles technologiques des populations (p. 97). Aussi dérangeant que cela puisse paraître, le marxisme est présenté comme une sorte de bras droit du productivisme capitaliste à l’âge technétronique. Un marxisme assurant une vision universelle de l’homme extérieur, actif, incarné dans un avenir matérialiste, tournant le dos à l’homme méditatif et passif (p. 34). Succulente remarque que le sort du penseur marxiste qui ne peut plus être communisme s’il veut rester un penseur (p. 36). De plus, comprendre l’avenir à partir des philosophies historicistes, c’est selon l’auteur être un touriste inscrivant quelques formules sur les murs des cités mortes. Le nouveau monde technétronique est un Janus, offrant d’immenses possibilités avec l’usage des technologies mais recélant aussi le danger de l’errement et du désarroi spirituel car les nouveaux dirigeants se détournent des valeurs anciennes pour ne considérer que la satisfaction des désirs exprimés par l’homme extérieur.
Sur le plan sociopolitique, un danger se précise avec la présence de populations laissées en retrait dans les zones urbaines et insatisfaites de ne pouvoir accéder à l’émancipation matérielle. Sur le plan des idéologies, la profusion des nouveautés matérielles permet aux individus de se projeter dans le futur, d’inventer des existences nouvelles, d’imaginer des situations inédites. Tout semble accessible et possible. Après, on peut éventuellement déchanter et être blasé. Toujours est-il que l’idéologie du « choc du futur » investit de plus en plus les populations qui délaissent les anciennes passions romantiques parsemées d’idéaux abstraits et d’illusions. Dans le monde technétronique, la distance entre ce qu’on peut faire et ce qui doit être fait se réduit, contrairement aux anciens rêves messianiques du progrès socialiste ou le rêve dépasse largement les possibilités de réalisation. Ce constat ne doit pas occulter le rôle des élites avec lesquelles Brzezinski est assez critique, observant notamment les médias façonnés par une minorité imposant ses vues à une majorité.
Dans la cinquième partie du livre se dessine l’avènement du globalisme, avec le rôle économique des banques devant se mettre au service du troisième monde. Au niveau géopolitique, Brzezinski remarque que JF Kennedy fut le premier président à prendre conscience que l’Amérique ne pouvait plus jouer seule ou comme un élément d’un monde à plusieurs pôles (rupture consommée avec la doctrine Monroe). L’Amérique était concernée par tout ce qui se passe sur la planète. La politique étrangère devenait aussi une affaire de politique intérieure pensait JFK. Ce qui laisse craindre un impérialisme dont l’auteur se défend en séparant l’Amérique technétronique des anciens empires, évoquant un fonctionnement bien plus contrasté que pour ma part j’appellerais impérialisme par capillarité ou porosité. Un monde en quelque sorte imprégné des valeurs et cultures américaines. La fin du 20ème siècle a donné raison à ce schéma.
Pour achever cette présentation, notons quelques constats assez édifiants sur la politique qui, devenant de plus en plus publique avec les médias, voit deux tendances se dessiner. Les gens s’intéressent de plus en plus aux affaires politiques mais la futilité gagne les débats. Brzezinski déplore également la faiblesse des sciences humaines, constatant que les deux tiers des ingénieurs sont employés dans la défense, l’énergie et l’espace en 1963. Six ans plus tard, les budgets de la recherche n’ont guère évolué. Les sciences sociales pèsent moins lourd que le budget recherche d’IBM. La troisième révolution voit les succès techniques et économiques contraster avec la réflexion sociale et politique. Comment les choix sont-ils faits, par quoi et en vue de quoi ? Et comment peuvent-ils être intégrés dans une gouvernance cohérente ? (p. 85) A ces interrogations relevant de l’humanisme rationnel, Ellul aurait sans doute répondu que les choix politiques sont tributaires de l’évolution autonome de la technique. Quant à l’auteur, il était sans doute visionnaire en pointant la compartimentation par les élites gouvernantes des cerveaux scientifiques, avec l’extraction de talents devenant séparés des choix politiques grâce à des récompenses financières (p. 37). Ce point que je souligne est névralgique (on peut faire un parallélisme avec l’université allemande du début du 20ème siècle avant les événements convulsifs en Europe)
Que dire de plus sinon que Brzezinski avait anticipé l’évolution de la politique dans les pays avancés, annonçant l’élection d’un Giscard « techno-branché » en France en 1974 puis la fin de l’influence communiste après 1981. La révolution technétronique a suivi son cours. Le communisme s’est effondré. L’auteur en fut étonné, se félicitant quand même d’avoir soutenu les moudjahiddines afghans en 1979, augmentant selon ses dires les probabilités d’intervention de l’URSS. La fête technétronique se poursuivit avec les années Clinton alors que l’Europe vivait dans la mélancolie intellectuelle et la perte du sens. Après 2000, le système a commencé à se planter, à la fois sur le plan géopolitique mais aussi financier, économique et social (Chez nous, Le FN au second tour en 2002 fut le signe évident du désarroi national). Par ailleurs, l’Islam a constitué après 2000 un énorme grain de sable qui s’est mis dans les rouages de l’empire global. Un Islam qui a échappé à la compréhension des élites dirigeantes américaines. Il faut tout revoir. C’est sans doute ce que pense l’auteur de Between two ages en 2013.
Sans des valeurs, des caps, des décisions rationnelles, une gouvernance éclairée, des consciences éveillées et des espérances, la révolution technétronique ne mène à rien sauf à l’insatisfaction généralisée et au chaos. Ce constat actuel était déjà tracé en 1970 par Brzezinski.
Peut-être aussi que l’âge technétronique est fini, se présentant comme achevé ou alors comme un fiasco (voir le chômage et les jeunes en Europe et la bêtise sociale propagée par les médias de masse) et qu’il faut inventer autre chose avec la nouvelle conscience qui émerge. Affaire intéressante et donc, à suivre.
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