Toujours se souvenir de ses vies anterieures
La Thaïlande et ses fantômes
Toujours se souvenir de ses vies antérieures.
Lorsqu’on vit de près et avec émotions, des évènements qui deviendront des points d’ancrage dans les annales thaïes, on se doit de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur de l’Histoire. Se rappeler des révoltes de 1973 et 1976, puis celles de 1992. J’ai déjà eu l’occasion de le faire dans mes notes précédentes, dans « L’Histoire bégaye » par exemple, et surtout dans mon livre « Théâtre d’Ombres ». De 1992, ne reste, dans la mémoire collective du peuple thaï, que cette image d’Epinal, du roi convoquant les deux généraux, Suchinda et Chamlong, à plat ventre devant sa Majesté. Scène surréaliste pour nous occidentaux, mais au moins mettait-elle un point final à la lutte pour le pouvoir de ces deux généraux. Que l’Histoire ne jugera pas. Et c’est dommage pour tous ceux qui ont été sauvagement massacrés par l’armée - en majorité des étudiants qui avaient eu le tort d’être communistes - Et surtout pour tous ceux dont les corps ont bel et bien disparu. Ces deux généraux n’auront perdu que la face devant un peuple tout entier.
Certains personnages ne sont pas sortis complètement de la scène. J’étais en Thaïlande pendant la révolte des « jaunes » et durant le coup d’état de 2006 et suivait les événements de près à la télévision. Est-ce que 1992 serait déjà de la préhistoire pour les thaïs d’aujourd’hui ? Ne se rappellent-ils pas, lorsqu’ils écoutaient avec ferveur les discours enflammés d’un orateur à la tête de bonze - bouddhiste extrémiste au comportement d’ascète illuminé, surnommé « Chamlong le Pieux » - qu’il s’agissait du même personnage que celui tancé par le roi en 1992 ? Chamlong Srimeuang, général à la retraite, ex gouverneur de Bangkok, ex ami très proche de Thaksin et devenu son pire ennemi, un des leaders principaux des « chemises jaunes royalistes » ?
Lorsque je tournais un documentaire en Thaïlande dans les années 2000, assisté d’un artiste, musicien et poète inconnu, originaire de Udon Thani, je l’entendais un soir, après quelques whiskies de trop peut être, me raconter l’histoire suivante :
« Je suis le 15 octobre 2526, enfin en 1983, à cause des 543 années de différence entre le calendrier bouddhiste et le calendrier occidental. Ce même jour d’octobre, jour pour jour, mais dix années plus tôt, le 15 mai 1973, les étudiants de l’Université Thammassat narguaient une fois de plus les dirigeants militaires de mon pays, en hurlant des slogans anti américains. L’armée avait ordre de disperser les groupes contestataires. Des étudiants sont tués sous les rafales de mitraillettes depuis les hélicoptères qui survolaient le campus ; d’autres, plus loin, avaient pu fuir les soldats en se jetant dans la rivière Chao Phraya, mais beaucoup ne savaient pas nager et ils sont mort noyés. Le déroulement de ces évènements de 1973 est en moi, ancrés dans ma chair et mon sang. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je SUIS la réincarnation d’un manifestant de cette époque et je n’ai pas été tué par balles ni noyé dans la Chao Phraya… ( Il faut se souvenir que pendant la guerre du Vietnam, des dizaines de bonzes se transformaient en torches vivantes pour crier leur refus de la violence. En Thaïlande, les militaires faisaient la loi depuis des décennies dans mon pays, avec l’aide de l’argent des américains à qui on avait accordé l’autorisation de stationner sur le sol thaïlandais. Ils avaient d’ailleurs installé leurs bases militaires chez moi, à Udon Thani, d’où ils partaient bombarder le nord Vietnam, et plus tard le Laos). J’ai eu, comme les bonzes, l’idée de me sacrifier moi aussi, pour attirer l’attention sur la cause des étudiants qui se battaient pour la liberté et la démocratie ».
A ce point du récit, je demandais à mon ami comment il avait pris conscience qu’il était bien la réincarnation de cet étudiant contestataire.
« J’en ai pris conscience dans un rêve, ou plutôt un cauchemar. J’entendais mes propres hurlements et le crépitement des flammes, je sentais l’odeur du kérosène. Le flip flap des pales d’hélicoptères résonnait dans mes oreilles. Je percevais avec une acuité insupportable les gémissements et les prières de passants impuissants, et leurs protestations horrifiées. Enfin mon corps a été aspiré dans une sorte de spirale infernale tandis que, dans un hoquet de délivrance, je quittais enfin cette vie ».
Et puis cette conclusion, qui m’a émue aux larmes :
« Je « suis » ce passé. Il est inscrit en moi. Il est dans mes gènes ».
Une histoire ? Une anecdote ? Un rêve éveillé ? En tout cas le récit de Ek rejoint le film « Oncle Boonmee qui se souvient de ses vies antérieures » pour lequel Apichatpong Weerasethakul, à reçu la palme d’or à Cannes. Un thème – celui de la métempsycose, (réincarnation) - qui a ému et convaincu le jury du festival.
Toujours se souvenir de ses vies antérieures….
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