Tuerie à Akihabara et peurs occidentales
Il y a quelques semaines, à Akihabara, la "ville électrique" de Tokyo, un individu renversait des passants traversant une avenue piétonne, avant de descendre de son camion et d’en poignarder une dizaine d’autres avec un couteau de chasse. Bien que traitée de façon relativement peu importante par les médias français en comparaison d’affaires similaires s’étant déroulées aux Etats-Unis, ce massacre a ressuscité sur certaines antennes, déjà échaudées par les nouvelles sur les dangers du téléphone portable, les méfaits du téléchargement et la réussite de la semaine sans écrans, les démons classiques des peurs occidentales.
Les jeux vidéo
Parmi les coupables aussitôt désignés par les médias français, comme ce fut le cas pour différents massacres ayant eu lieu aux Etats-Unis et de façon renforcée par la spécificité du lieu où s’est produit l’événement, on distingue l’univers des jeux vidéo, et, s’y rattachant ici, des mangas et dessins animés. De façon quasi unanime les interventions d’experts comme les réactions du public ne portent que sur une chose, la violence intrinsèque des jeux vidéo. Or, il ne peut s’agir ici que d’une méconnaissance fondamentale, mais néanmoins compréhensible du fait de sa particularité et de sa faible visibilité à l’étranger, de la sous-culture qui se forme à Akihabara.
En effet, les jeux vidéo, mangas et dessins animés dont sont les plus friands les otakus, individus peuplant Akihabara, sont au contraire excessivement non violents et tournés à l’excès vers l’affectivité. Ce genre particulier, également appelé moe en japonais, peut être interprété comme un complément virtuel pour des individus ressentant un certain manque en ce domaine du fait de leur incapacité souvent assez prononcée à communiquer et à se socialiser, aussi bien avec leurs camarades qu’avec leur famille. Ils évoquent ainsi très souvent des histoires d’amour, mais aussi d’affection familiale ou amicale, au détriment de tout autre type de récit. La première réaction d’un public non initié permet immédiatement d’établir une ressemblance entre ce type d’œuvres et les romans à l’eau de rose, bien que ceux-ci soient destinés, et c’est là une particularité japonaise, à un public masculin.
S’il reste toujours possible d’analyser le lien entre jeux vidéo et crimes violents, le lien sera cependant beaucoup moins intuitif dans ce cas qu’il ne peut l’être lorsque l’on prend pour exemple les jeux vidéo les plus en vogues aux Etats-Unis. La réaction à la société est plutôt celle de la fuite dans un doux cocon imaginaire que celle de la révolte violente ou du nihilisme destructeur.
Internet
La seconde cause évoquée est celle de la perturbation des rapports sociaux qui serait introduite par l’usage intensif d’internet. Une idée classique dans notre pays est que l’effet attractif d’internet et de nouveaux types de médias et de créations détournerait les jeunes d’une socialisation dans la « vie réelle », et aurait donc un effet néfaste.
Ainsi, les otakus sont vus simultanément comme des individus présentant un fort intérêt pour un sujet, habituellement les mangas, dessins animés et jeux vidéo, et comme présentant des difficultés de socialisation. Cependant, il existe au Japon de très nombreux sites internet d’échanges en communauté sur des sujets liés aux mangas, dessins animés et jeux vidéo, mais aussi d’immenses conventions dans la « vie réelle », comme le Comic Market (ou Comiket) qui réunit deux fois par an des centaines de cercles de création de mangas et autres associations d’amateurs de tout le pays, ce qui montre au contraire l’existence de réels espaces sociaux.
On peut donc donner une interprétation exactement inverse, et supposer que ces individus, parce qu’ils se socialisaient difficilement, se sont plongés de façon intense et profonde dans des activités concernant un sujet précis, comme par exemple mangas/dessins animés/jeux vidéo. Internet étant un des meilleurs moyens de recherche d’information, ils l’ont donc massivement assimilé et utilisé. Naturellement se sont donc formés des cercles d’échange d’informations, puis de création. La communication en ligne étant par nature limitée, ces groupes ont ensuite eu tendance à créer des échanges dans la « vie réelle », d’où le développement des conventions et autres points de rencontre.
Il est à noter que le même phénomène se produit en France, bien qu’à moindre échelle, autour des passionnés d’informatique ou de jeux vidéo, respectivement geeks et gamers, qui tendent à se grouper et à se rencontrer notamment autour d’événements. Comme au Japon, ces phénomènes tendent à la production de sous-cultures, faisant d’ailleurs souvent référence aux créations asiatiques ; la création de la chaîne NoLifeTV sur Free en est un exemple.
Les difficultés de socialisation des jeunes selon cette hypothèse seraient dus non pas à l’attractivité des nouvelles technologies ou de certains types de créations, mais, de façon beaucoup plus banale, au malaise social créé par les dysfonctionnements structurels de la société. Ces sujets, comme les problèmes liés à la pauvreté, aux difficultés familiales, aux conditions de travail et surtout à l’école, au système scolaire, et à l’insertion sociale qui est reliée à lui, sont d’ailleurs extensivement traités par le cinéma, les séries et l’animation japonaise.
Conclusion
Ainsi, en regardant l’affaire d’Akihabara au-delà du lieu en lequel elle s’est produite, on constate que le jeune homme en question estimait que sa vie ne valait pas la peine d’être vécue car, malgré le fait qu’il ait été un lycéen brillant, il n’avait pu intégrer une université suffisamment reconnue, et, une fois installé en ville, avait dû se contenter d’un travail subalterne. Il ne semblait pas par ailleurs utilisé les nouvelles technologies plus que la majorité de ses concitoyens.
La dénonciation des technologies peut donc se rapporter, comme celle de la polygamie, de l’intégration culturelle ou du trafic de drogue dans les banlieues, à une diversion des causes réelles et objectives des problèmes sociaux de nos sociétés et, ultimement, des antagonismes qui traversent notre monde.
Il serait donc bien temps de voir la technologie pour ce qu’elle est, c’est-à-dire non pas un facteur capable de créer ou de résoudre des problèmes sociaux fondamentaux, mais comme puissant révélateur des antagonismes en tant que terrain vierge sur lequel viennent s’exercer les luttes qu’ils entraînent.
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