Tunisie, révolte mais pas encore... révolution
Le peuple tunisien a réussi sa révolte, mais il n’a pas encore définitivement forgé sa révolution. Après avoir bouté hors de leur terre un régime honni, à la suite du sacrifice d’un jeune père de famille qui ne restera pas longtemps anonyme, les paysans, les chômeurs, étudiants et lycéens, les petits bourgeois et les employés de ce pays qui regarde l’Europe n’ont pas encore cueilli les fruits de leur engagement exemplaire. A cause de ceux qui s’agitent et s’agitent encore dans les rues, ici et là, et surtout par celle des grands bourgeois qui continuent de s’accrocher à des palais abandonnés par le tyran et sa bande.
Il ne faut pas se leurrer. C’est uniquement le petit peuple, celui d’en bas, surgi de la Tunisie, profonde et donc oubliée, qui a mis le feu aux poudres ne craignant pas d’affronter les balles et la mort. La puissante Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), les partis politiques dits d’opposition, justement ceux qui donnent de la voix aujourd’hui après vingt trois ans d’un lourd silence sinon de servilité, ne sont intervenus dans le mouvement que lorsque celui-ci s’était rapproché de Tunis, la capitale.
Idem ou presque pour les notables du Rassemblement Constitutionnel Démocratique, le fameux RCD, la très riche et uniforme armada politique du pays, le bras ultra-puissant du potentat depuis toujours, truffé d’amitiés utiles parmi les dirigeants et députés français, et où de jeunes loups aux carrosses luxueux ont commencé à intriguer contre leur direction, uniquement lorsque les étudiants tunisois sont entrés dans la contestation violente et que le pouvoir était largement fragilisé. Ils contestaient d’autant plus vertement qu’ils avaient hésité à ce que leur parti ait à jouer un rôle central dans un plan qui devait, à l’automne 2013, après le retrait pour maladie du chef de l’Etat, conduire son épouse, la fameuse Leila Trabelsi (1), à une candidature féminine et triomphale à la présidence de la République, en 2014. Ils avaient oublié qu’eux-mêmes avaient contribué depuis deux à trois ans à la popularité de la première dame, notamment à travers les médias locaux et arabes.
Si vous ajoutez à cela, la résurgence des islamistes ainsi que le retour « triomphal » au pays, libéré par les autres, des militants expatriés qui osent annoncer, aussitôt et publiquement, leur prochaine candidature à la « présidence de la République », vous comprendrez le désarroi actuel des véritables acteurs de la révolte à qui la dignité et la liberté de parole et de manifestation pacifique ne suffit pas. Ce petit peuple qui a tant souffert du régime de Ben Ali et ses sbires, patient de nature, s’est mis une nouvelle fois à attendre. Sans être dupe toutefois.
Ce petit peuple est complexe. Il est intelligent et inventif, c’est un fait mais voilà plus d’un demi-siècle qu’il étouffe dans un pays qui n’a de républicain que le qualificatif. Dès son indépendance, il n’a connu qu’un seul parti politique et que deux chefs ensorcelés par leur famille et celle de leur seconde épouse. Cet entourage malsain et vorace les ont conduit tous deux vers une sortie peu reluisante. Sans un sou pour le premier, un Habib Bourguiba subjugué en fin de règne par sa propre nièce et, au contraire, bien nanti pour le second, Ben Ali.
Paisible et chaleureux, le tunisien est plus traditionnaliste que religieux. Il pratique le malikisme, l’une des quatre écoles du droit sunnite dans l’Islam, et fréquente la mosquée, le vendredi plutôt, tout comme le chrétien se rend à l’église le dimanche ou le juif à la synagogue le samedi. Depuis toujours il a fait preuve d’une grande tolérance religieuse. Le pays qui a conservé à Tunis synagogue et cathédrale, abrite à Djerba la Ghriba le plus vieil édifice religieux des juifs d’origine arabe, puis des sépharades, c'est-à-dire ceux exclus d’Espagne. En outre il est le plus accueillant vis-à-vis de ceux qui ont vécu chez lui ou qui sont originaires de son pays, à savoir les européens de souche maltaise, sicilienne ou française.
Il a le culte de la famille bien ancré en lui. Voilà des décennies que chez lui, même en rase campagne, il n’y a plus que deux enfants par couple, conséquence d’un planning familial mis en place par Habib Bourguiba. Les vieux ne sont jamais abandonnés à la solitude. Jusqu’à la fin, ils demeurent auprès de leur descendance, enfants et petits enfants compris.
Etant le plus instruit des peuples arabo-musulmans (encore un acquis de Bourguiba poursuivi il est vrai par son successeur), il est dans sa grande majorité ouvert sur le monde malgré la censure dont il a tant souffert. Il est imprégné de culture française et la langue de Molière est largement pratiquée chez lui, dès l’école primaire, comme dans les rues ou les bistrots, et au côté de l’arabe sur toutes les enseignes commerciales, panneaux publicitaires et poteaux indicateurs.
Qu’attend-il donc ce peuple évolué et si peu belliqueux ?
Un nouvel Emir ou Calife, un Guide Religieux ? Surtout pas !!!
Une démocratie à l’Occidentale avec sa myriade de nouveaux partis politiques ? Pas si sûr…
Veut-il imiter ou innover ? Il l’ignore !...
Il sait par contre qu’il veillera à ne pas perdre la Liberté de parole et de contestation chèrement acquise au bout d’un demi-siècle de silence. Il veut être fier de pouvoir projeter son propre pays dans le concert des pays que l’on désigne comme libres. Il veut comme a dit ce jeune homme lors d’un tout récent reportage télévisé « … être libre d’aller prier ou non, comme nous voulons être libres de boire l’apéro ou non… ». Il veut la liberté d’entreprendre et de lire ce qui lui plaît. Il ne veut plus croire en tous ces fantasmes médiatiques qui le font tour à tour dépendant de l’amerloque ou du « francaoui » et pourquoi pas du chef libyen qu’il déteste. Il s’est libéré tout seul et veut le demeurer sans l’aide politique de quiconque.
En outre il sait fort bien qu’il lui faudra attendre encore plusieurs mois sinon un an ou un peu plus pour installer son petit pays devenu symbole, dans le pluralisme et surtout apprendre à être citoyen responsable et vigilant.
Il a déjà commencé à apprendre. Il s’est débarrassé du parti unique, le RCD, et il a maintenu, çà et là, les comités de quartier chargés de veiller contre ceux qui voulaient détruire sa victoire.
Il s’est juré de ne plus être trompé.
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